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1.3 (Re)constructions du passé

1.2.1 Le bon vieux temps

La tension morale et physique de la détention préventive trouve sa source dans la manière dont cette détention vient rompre avec le passé tout en posant de fait le futur comme fondamentalement incertain. Christian, par exemple, ne sait pas quand il va être jugé et ignore quelle va être sa durée de détention. Face au système judiciaire, il se pose en objet qui n’a pas vraiment son mot à dire, ou si peu ; il ne semble pas concevoir le procès comme un moment où il devra tâcher de se défendre. Le présent de la détention est donc formé de sentiments de regrets et d’incertitude. L’absence même de « perspective carcérale » qu’impose la détention préventive l’empêche un peu plus encore de tourner le dos à son passé ; celui-ci, au regard de sa condition présente, n’était, lorsqu’on le regarde bien, pas si effroyable que cela ; s’il n’était pas « tout rose », il apparaît néanmoins rétrospectivement comme ayant été rempli d’espoir :

Là, j'en ai ras-le-bol, ras-le-bol ! Enfin là, ça va. Mais il y a des moments, on pense quand même.. Dehors et tout ça. Je repense au passé. Que je voulais avoir une belle

maison, et que je voulais m'en sortir. Et tout… Tout a craqué. J'y pense.

(Christian, E13, 38 ans, MA Loos, 3e détention (alcool au volant), viol, détention

préventive, 14 mois).

Pascal a fortement intériorisé un sentiment de culpabilité, sentiment né en prison à la suite d’une rencontre avec un psychiatre :

Quand le psychiatre m’a dit « vous pensez à la personne ? Vous vous mettez à sa place ? ». Là, ça m’a fait tilt tout de suite. Je me mettais pas à la place des autres, du mal que j’avais fait. Qu’est-ce qu’elle peut en penser, tout ça. Je pensais qu’à moi, en fait. J’admettais pas encore que j’étais ici. D’avoir tout perdu, tout ça. Mon travail, ma famille. Mais c’est vrai que ça doit être encore plus dur eux que nous. J’imagine ma fille, ma nièce, que quelqu’un aurait fait ça ! Faut se mettre à la place des autres. C’est ce que j’ai pas fait au départ. Je me suis senti un peu égoïste, et en fin de compte, en réfléchissant à pas mal de choses, c’est vrai que j’étais vraiment une… (silence).

Il se prépare, « mentalement », à passer 10 ans en prison, « pour être sûr de ne pas être déçu » le jour de son procès. La narration de son parcours antérieur prend deux formes qui coexistent tout au long de son discours. D'un côté, la conscience d'avoir perdu sa liberté pour longtemps lui fait regretter de n'avoir pas plus profité de la vie, assumé ses désirs professionnels, bref, avoir mené l’existence qu’il aurait rêvé mener ; il dresse, tel un mourant qui aurait déjà un pied dans la tombe, un bilan de sa vie : les réussites et échecs, les temps perdus, les désirs refoulés.

J’ai réalisé pas mal de choses ici que… J’ai gâché pas mal de choses. Il y a pas que moi, tout le monde gâche un peu sa vie. Le moindre truc, il fallait le prendre à cœur quoi. Que ça soit moi ou les autres, on a fait pas mal de gaspillage dans la vie, qu’on aurait pu mieux faire dehors. J’étais peintre en bâtiment, j’aurais dû suivre ce que je voulais suivre. Je voulais être chaudronnier, mon père a pas voulu. Il aurait dû débourser quelques frais, par exemple, dans les transports… Parce que bon, j’ai quitté l’école, j’ai travaillé un petit peu en métallurgie, et le patron, il m’avait dit « essaye de continuer, on va faire des stages, pour progresser dans ta vie professionnelle », pour essayer de faire mieux.

(Pascal, 35 ans, MA, agressions sexuelles, en détention préventive depuis 4 mois).

Cette première reconstruction, au cours de laquelle Pascal dresse un bilan biographique mitigé, est finalement secondaire quand les interrogations relatives aux différentes conceptions de soi sont posées au premier plan. Avant, c’est-à-dire avant l’incarcération qui, avant même le procès, vient montrer au monde la culpabilité de Pascal, c'était l'époque où il était « un type bien », où il « faisait un bon couple » avec sa femme, avec qui il était « heureux ». L'ensemble de l'entretien est dominé par l’opposition brutale entre cet avant, constitué d'une « vie normale » (travail, femme, enfant) et un après, où il a perdu l’ensemble de ce qui constituait cette normalité. Le passage entre cet avant et cet après, incarné dans l'incarcération plus que dans les autres éléments du parcours de désignation, consacre le passage du statut de « bon père de famille » à celui de « diable ». L'entretien commence directement par la rupture : je travaillais, j’avais ma femme, mes trois enfants. J’ai tout perdu.

J’ai perdu toute ma fierté. J’ai perdu quand même pas mal de choses. J’étais commun quoi, j’étais plutôt boulot dodo, la vie normale, j’allais au café… J’ai tout perdu, j’ai perdu, bon la confiance de ma femme, je le sens dans ses lettres. Bon, elle parle des enfants, j’en parle parce que j’adore mes enfants, j’en ai un de 5 ans, 3 ans, et une petite fille de 2 ans presque. Ça, ça fout les boules de pas les voir. (Pascal, 35 ans, MA, agressions sexuelles, en détention préventive depuis 4 mois).

Ici, et notamment parce que l’entretien s’est déroulé dans des conditions qui ont permis une véritable non-directivité, la recherche d’un système d’oppositions structurales à travers le discours s’est avérée fructueuse. Ces oppositions structurent le récit tout au long de la rencontre : bon père/belle ordure ; type bien/chien, diable ; j'avais tout pour être heureux/être ici, envie de se suicider. Entre les deux, il y a cette « énorme bêtise » que sont les abus sexuels, auxquels il se déclarait « comme fou », incapable de résister.

Pourquoi j’ai fait ça ? Des fois, moi-même, je le ressens. Pourquoi j’ai fait ça ? J’avais tout pour être heureux. Souvent, je disais « il y a plus malheureux que moi »… Tous ces malheureux avec l’Abbé Pierre… Et puis d’avoir fait une bêtise pareille, et puis d’être ici.

(Pascal, 35 ans, MA, agressions sexuelles, en détention préventive depuis 4 mois).

Ce statut de « diable », de « chien », de « belle ordure » – Pascal ne tarit pas de métaphores péjoratives pour se caractériser – le pousse dans un isolement mortifère.

D’admettre qu’on a fait ça surtout. D’admettre qu’on a fait du mal aux gens. Surtout du mal à mon entourage… Mes frères, mes sœurs, je peux les contacter, mais sachant que j’ai fait quelque chose de mal, je me retiens, j’essaie de m’isoler. Je pense à ceux qui sont en train de penser ce qu’ils pensent, et ça doit être terrible pour elle [sa femme]. En sachant que je l’ai trahie, c’est surtout ça. Surtout que… Sans me vanter, j’étais quand même un mec bien, je rendais service assez facilement.

(Pascal, 35 ans, MA, agressions sexuelles, en détention préventive depuis 4 mois).