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Enquête policière et diffusion de l’information

C HAPITRE 3 L A CHUTE : RUPTURES , ENFER , INFAMIE

1/ Vers l’incarcération

1.2 Un parcours de désignation chaotique

1.1.2 Enquête policière et diffusion de l’information

L’enquête policière peut se superposer aux négociations familiales, et se poursuit souvent après la mise sous écrou quand le nouveau détenu est incarcéré en détention préventive. Certaines de ces pratiques favorisent une circulation rapide de l’information sur le délit supposé, et l’entourage a alors l’occasion d’apprendre qui la personne concernée était « vraiment », sous ses « allures respectables ».

Après avoir été marié pendant 8 ans et avoir eu trois enfants, Patrick divorce. Après que « la mère » ait « mal tourné » – je n’en saurais pas beaucoup plus –, il récupère ses trois enfants à sa charge. Il est accusé de viol sur sa fille. C'est elle qui a porté plainte. Lui clame son innocence, affirmant que l'accusation est une manœuvre stratégique pour l'éloigner. Il l'empêchait de « fréquenter » un « jeune de 19 ans » parce qu’elle n’avait « que » 14 ans et demi, et l’éloignement autoritaire du père viendrait mettre fin à la mise en pratique de l’interdiction. Chaque intrusion policière dans l’espace privé ou péri-privé du justiciable vient diffuser l’idée selon laquelle il a effectivement quelque chose à se reprocher.

Ça s’est passé comment la garde-à-vue ?

La première, ça a passé quand même. Mais la deuxième, sur une semaine de temps, j’étais effondré. J’ai pas su me défendre comme il fallait. J’étais à peine arrivé, ils étaient à trois sur mon dos. Ils voulaient me faire avouer des trucs que j’ai pas fait, j’ai nié jusqu’au bout quoi. Et en 48 heures, il y a eu deux fois une fouille chez moi. Ça n’aboutit à rien quoi. Au contraire, ça aboutit à me détruire.

A vous détruire ?

Ben oui, parce que les gens, maintenant, ils savent.

(Patrick, 37 ans, MA, 1e détention, en détention préventive depuis 4 mois).

Dans une optique similaire, Pascal décrit avec angoisse comment l'ensemble de son entourage proche ou lointain a appris la nouvelle. Ainsi, il déplore que « même » sa mère adoptive, avec qui il n'a plus de contact depuis longtemps, ait été mise au courant des faits supposés par l’enquêteur de personnalité. L’arrestation est bien souvent une cause directe de cette diffusion. Jean-Michel décrit son arrestation : « On est venu me chercher à l’endroit où je travaillais, et j’ai eu 48 heures de garde à vue. Ben ils sont venus me chercher, j’ai dû sortir de l’atelier, et aller au bureau ».

La garde-à-vue qui précède l’enfermement carcéral mérite une attention spécifique. Les gardes à vues, contrairement à d’autres types d’enfermement tels les centres de rétention et les structures fermées des hôpitaux psychiatrique, procèdent d’une logique semblable à celle des prisons, en ce sens qu’elles constituent une privation de liberté imposée dans le cadre d’une procédure judiciaire197. La garde à vue constitue une peine sociale spécifique qui parfois définit l’essentiel de la punition vécue pour la justiciable. L. Wacquant198 a résumé les conclusions d’une étude de M. Feeley selon laquelle pour les Américains des classes populaires auteurs de crimes et délits mineurs, la véritable sanction pénale réside moins dans la peine légale qui leur est infligée au terme de la procédure judiciaire que dans cette procédure elle-même : traitement hautain et chaotique qu’ils reçoivent des tribunaux, coûts économiques, sociaux, moraux, etc. Nos propres données montrent que ce constat dépasse largement la catégorie des jeunes d’origine populaire. Le récit de Théophile en témoigne. Bon étudiant dans une bonne école, il passe 15 jours de détention préventive en maison d’arrêt, soupçonné du meurtre de l’un de ses amis dont il semble être la dernière personne à l’avoir vu vivant. Il bénéficie ensuite d’une ordonnance de mise en liberté. Il ne peut pas encore juger les coûts, directs ou annexes de l’ensemble de sa trajectoire judiciaire : celle-ci n’est pas

197 Voir Combessie, 2001, 22-28. 198 Wacquant, 1999b, 161, note 32.

achevée, mais il sait d’ores et déjà que l’enfermement en garde à vue fut « pire » que son expérience carcérale, parce qu’à l’enfermement du corps se surajoute une pression morale intense199. L’usure, les « preuves », et les insultes forment ici le triptyque de la pression policière, que Théophile détaille minutieusement.

Ils m’ont dit « ouais, on pense que t’es coupable », et de toutes façons, moi je l’avais bien senti à leurs questions qui devenaient de plus en plus serrées. J’avais les boules. Je savais pas du tout où ils voulaient en venir, comment ils étaient arrivés au fait que c’était moi. J’hallucinais complètement. Donc une série de questions, tout le temps, une pression permanente. Ils te foutent en cellule, tu te retrouves avec des mecs qui sont dans le même cas que toi, en garde à vue, et là, c’est la grosse déprime… Un mec il me dit « même si c’est pas toi, ils veulent ta peau, donc, tu vas aller en taule », tu vois la grosse ambiance. A midi, ils te font pas bouffer, ils te donnent un sandwich avec de la mimolette que tu bouffes à moitié parce que tu as même pas faim. Et hop, tu remontes, hop, autre interrogatoire, hop tu redescends, le soir, t’es amené au commissariat central, t’es assis sur un banc, donc t’as dix personnes autour de toi, et toute la nuit, ça discute, ça discute, c’est impossible de dormir. T’es ramené à 7 heures du matin la tête comme ça, et ça recommence. Donc ça, c’est l’usure, et puis après ils ont une autre stratégie, c’est celle de monter des preuves contre toi pour aboutir à la conclusion que je mens. [exemples précis d’arguments retournés à son désavantage]. Donc si je mens, c’est que je suis coupable. Et comme je suis coupable, ils vont bien mettre dans mon dossier que je suis coupable, le juge va pas se poser de questions, et ça y est, je suis bon pour perpèt’ (silence). Et puis tout ce contexte d’insultes, genre je me lave les mains au lavabo, le type, il passe derrière moi, et « ouais, comment tu peux regarder ta gueule d’assassin dans un miroir, ça te dérange pas de le faire ? salaud », des trucs comme ça.

…Dur…

Ouais ! « On va te serrer, t’es foutu ». Un mec qui passe dans les couloirs, « tu vois, ce mec-là, il a assassiné deux prêtres, et ben on a fini par l’avoir, et maintenant, c’est toi », voilà. Ça a été quarante-huit heures terribles, hyper trash. Mais la détention, je sais pas. Ça m’a moins marqué que la garde à vue. Il y a pas de pression, t’as… Il y a pas de pression. T’attends, c’est tout. Il y a personne qui vient te matraquer de questions… Il y a personne qui vient t’accuser déjà, ça c’est un fait. On te demande ce que tu as fait, mais on t’accuse pas.

(Théophile, 24 ans, chez moi, 1e détention, meurtre, liberté provisoire après 15

jours de préventive, puis non-lieu).

La narration de Félicie concernant l’ensemble de son parcours de désignation est plus paradoxale. Nous pouvons en effet interpréter les différents aspects de son discours comme émergeant d’une tension rhétorique fondamentale, qui décrit son arrivée en prison à la fois comme une catastrophe et comme une protection : son récit biographique constitue simultanément un parcours de carcéralisation et un parcours de libération… d’une sphère privée qui se révélait être un véritable « enfer », et de son mari, véritable « tortionnaire ».

199 Sur la garde à vue comme « le temps le plus dur », on peut également se reporter à Marchetti, 2001, 23.

La « libération » de Félicie

Pour comprendre la nature apparemment paradoxale du récit de Félicie, il est nécessaire de contextualiser succinctement l’entretien réalisé au cœur de ses conditions de production. L’une des raisons principales tient sans doute au moment de la réalisation de l’entretien. Celui-ci a en effet été réalisé après que Félicie ait passé sept ans en prison. En février 1992, elle est incarcérée pour complicité de viol sur mineur par ascendant. Elle sort de prison en février 1993 pour une semaine, par suite d'une erreur du juge qui n'avait pas renouvelé le mandat de dépôt ; elle est réincarcérée au début du mois de mars 1993. Elle est ensuite condamnée à 10 ans de prison ferme. Elle sort en placement extérieur à la mi-septembre 1998, et la levée d’écrou est prononcée à la fin du mois de mai 1999. Les quatre premières années de sa détention, elle les passe en maison d'arrêt, puis elle est transférée en centre de détention. Félicie était libre depuis 15 jours seulement lorsque nous avons réalisé l’entretien. Nous commençâmes l’interview à partir d’une longue liste de notes qu’elle avait ramenée de sa propre initiative. Ces notes comportaient trois rubriques : des emplois du temps précis et détaillés des prisons traversées, relatif aux prisons traversées, une liste des différences entre « une maison d’arrêt et un centre de détention », enfin une série d’anecdotes vécues en détention. Il est donc clair que Félicie ne regarde pas son expérience carcérale comme quelqu’un qui, encore sous le choc, débuterait sa réclusion. La grande capacité de Félicie à « se remettre en situation » et, précisément, à retracer elle- même l’histoire de son rapport à la prison au fil des années, sont des éléments qui permettent de prendre au sérieux la description originale de son arrivée en prison. Comme tous ou presque, le « choc de l’arrivée » fut brutal, mais la réalité bi-face de l’enfermement ne forme pas un ensemble de souffrance homogène, mais plutôt une réalité paradoxale. L’enfermement est certes difficile, mais il permet de quitter un univers privé qui était peut-être plus insupportable encore. Lui (son ex-mari), c'était même pas la peine : c'étaient les coups, c'était tout. Un grand buveur. Bon, son passé, il m'en avait pas parlé [passé carcéral, agression sexuelle]. Puis, du jour au lendemain, il a profité pour faire des attouchements sur les enfants, parce que je ne pouvais pas sortir seule, donc je ne pouvais pas dénoncer. […] C'était tout : jaloux, méchanceté... Il était coquet, bien habillé ; moi, c'était le sac à patates. Même ma mère, elle me reconnaissait plus ; elle disait : « Tu vas la laisser se maquiller », « Fé-fé, tu vas t'habiller mieux que ça... ». Mais bon, j'avais pas le choix. Tout ce que j'ai vécu, tout ce que j'ai enduré, je préférais quand même être en prison qu’avec lui (silence). L'air était plus respirable... Je savais que je pourrais vivre tranquille (silence). Sans crainte, sans rien, voilà... J'étais à la prison à l'extérieur déjà ; donc, ça m'a pas fait grand-chose de rentrer, si je puis dire. Au contraire, c'était peut-être mieux pour moi, parce qu'on sait pas comment j'aurais fini. Il buvait tellement qu’il se rendait même pas compte de ce qu'il faisait. Quand il buvait pas, ça allait. Mais une fois qu'il buvait, il buvait, il buvait, il buvait... Aussi bien sur moi, que sur les gens de l'extérieur, ou sur n'importe quoi : sur les petits, sur tout.

L’arrestation n’est donc plus un laps de temps durant lequel des négociations sérieuses entre policiers et suspect vont commencer, selon un rapport de force, des stratégies et des moyens de défense propres à chacune des parties, pour construire la manière dont se sont déroulés des événements ; il est plutôt celui d’une coopération, au cours de laquelle le suspect, ici la suspecte, peut se décharger de secrets trop lourds à porter. Les policiers peuvent eux tranquillement peaufiner leur dossier.

Ça m'a permis de dire tout ce que j'avais à dire ; déjà, quand j'étais en garde à vue, j'ai pas osé parler tout de suite. Je me suis dit : « Il va être dans le bureau en même temps que moi ». Après, j'ai demandé à voir l'inspecteur, et je lui ai dit : « Ecoutez, j'ai besoin de vous parler ; je vais vous expliquer ce qui s'est passé ». Et là, je me suis sentie en sécurité, et je lui ai dit tout ce que j'avais à dire. Ils m'ont dit : « Non, vous allez pas le voir ; il sera pas avec vous dans les bureaux, même quand vous irez chez le juge d'instruction... ». Chez le juge, il y avait du monde ce jour-là, comme dans les geôles on entend les voix, j'ai écouté si j'entendais pas sa voix. J'avais toutes les voix, des voix d'hommes, mais j'arrivais pas à cerner si il y avait la sienne ou pas. Et à chaque fois que j'arrivais, je regardais partout. Après je me suis dit : « T'as les flics, t'auras le juge qui sera là, bon ça va aller quoi... ».

Vous en aviez gros sur la patate…

Ouais. J'avais besoin de... Vider mon sac, vider mon cœur, déballer tout ça... (Félicie, 42 ans, dans mon bureau, complicité de viol sur mineur par ascendant, une détention, 7 ans, libre).