• Aucun résultat trouvé

La détention entre moratoire et enfer

1.3 (Re)constructions du passé

2/ La détention entre moratoire et enfer

2.1 Enfer et hallucinations

La chute ressemble à bien des égards à une descente aux enfers. L’absence de ressources protectrices contre les violences de la prison, ses acteurs et les ruptures multiples qu’elle représente, font de la détention en maison d’arrêt un moment vécu comme « terrible ». Pour apprécier la nature de cet enfer – terme utilisé par les acteurs eux-mêmes –, il faut resituer la position de ces détenus au sein des hiérarchies de positions qui forment la structure de domination sur laquelle se fonde l’ordre carcéral. Cette position, soumise, sera minutieusement analysée plus loin205.

Ici, nos données confirment les constats d’A.-M. Marchetti selon lesquels c’est en maison d’arrêt que ces détenus doivent encaisser le plus d’agressivité. Au rejet brutal et violent des proches qui ne pardonnent pas le crime, aux procédures de divorce, aux rencontres avec le juge d’instruction, aux portraits « vendeurs » dressés par les journalistes, telle la « monstruosité » d’Ingrid, bref à une souffrance peu commune vient s’ajouter la nécessité de vivre dans un établissement hostile, la maison d’arrêt, où les conditions de vie sont parmi les

204 Katz, 1997, 53.

plus difficiles206. La collusion, la multiplication, et la fusion des sources de souffrances font de l’arrivée en prison une période où le nouveau reclus, « halluciné207 », est incapable d’assimiler les informations les plus essentielles quant au sort qui lui est réservé.

Ta découverte…

Ben, j’étais paumée. Le fait d’avoir été fouillée, ça franchement, ça m’a… (silence). On a pas l’habitude de ça… J’étais complètement paumée… J’en avais tant appris la veille, je savais plus, je pourrais pas dire… Je me souviens, bon là, on parlait entre nous… Qui est-ce qui a fait notre arrivée, j’en sais rien, je pourrais pas dire, j’étais à côté de la plaque.

Et le lendemain…

Je sais pas, je pourrais pas dire. Je pourrais pas dire.

(Adélaïde, 22 ans, dans mon bureau, proxénétisme aggravé, viol et agression sur mineur par ascendant, + divers, en détention préventive pendant 5 mois, puis ordonnance de mise en liberté).

2.2 Moratoire : l’épreuve judiciaire à l’horizon

La détention préventive, initiée par cette phase « hallucinée », durant laquelle « on n’emmagasine rien », est le temps de l’incertitude et de l’attente les plus pures ; cette incertitude est notamment redoublée par l’absence de maîtrise du jargon et des méandres judiciaires.

Je sais pas où je vais passer. Je l’ai peut-être su sans le savoir, mais j’étais tellement déprimé qu’on n’emmagasine rien au départ. Si je suis en correctionnelle, j’en sais rien. J’ai peur. Correctionnelle, par rapport à ce qu’on m’a dit, ils sont assez vaches. Et puis aux Assises, déjà d’une je verrais pas mal de gens, je verrais la famille, qui serait là devant moi, ma femme, elle va venir, elle va être convoquée. La victime, elle sera sûrement convoquée, je sais pas.

(Pascal, 35 ans, MA, agressions sexuelles, en détention préventive depuis 4 mois).

Ainsi, simultanément à cette descente aux enfers, la maison d’arrêt constitue également un moratoire. La date du jugement est floue, et, s’il est probable que « l’affaire avance », le justiciable ne joue pas un rôle actif dans cette avancée.

Là, j’ai eu… une… deux… Deux instructions. On m’a pas demandé de détails, rien. Rien qu’un jour, j’ai été re-signer pour me rajouter six mois… On m’a

206 Voir Marchetti, 2001, 25-32. 207 Ibid.

toujours pas posé de questions. Si je vais avoir une confrontation, là, bientôt, mais je ne sais pas. Non, je sais pas.

(Jean-Michel, 49 ans, MA Loos, 1e détention, viol sur mineur de moins de 15 ans

par ascendant légal, préventive, 13 mois).

Mais le jugement viendra bien un jour. Il apparaît comme une épreuve paradoxale : elle consacrera définitivement le nouveau statut, dévalué, de l’infâme, mais permettra sans doute de retrouver quelque peu le sens de la perspective temporelle :

Etre là, et jugé… Voir les gens… Ça sera un peu comme le chien la queue entre les jambes. Savoir d’avoir fait un grave délit, d’avoir fait du mal autour de soi. C’est ça qui va être dur. J’espère être jugé en fin de compte, pour être tranquille, mais j’appréhende d’y aller. C’est un peu comme si j’allais au four crématoire ou… Cette peur… C’est cette peur qui des fois vous envahit.

(Pascal, 35 ans, MA, agressions sexuelles, en détention préventive depuis 4 mois).

Nous avons montré que l’incarcération marque parfois le passage du soupçon à la preuve pour l’entourage ; le jugement a néanmoins une importance fondamentale sur son parcours de détention : le détenu connaîtra le temps qu’il lui reste à passer et il sera éventuellement transféré dans un établissement pour peine, peut-être sera-t-il libéré. Subjectivement, le jugement apparaît également comme un moment crucial du retour sur son passé : étape indispensable pour « tourner la page », le jugement constitue également un « grand déballage », source de honte et d’amertume.

Quand la date du jugement arrive, tu angoisses, tu te demandes ce que tu vas leur dire. En fait, tu dois t'expliquer, refaire le point sur ta vie, revoir des souffrances des choses que tu voulais oublier qui remontent. C'est un cercle sans fin.

C’est stressant… ?

Ils t'abaissent plus bas que terre en fait... Comment expliquer ça ? Ils remontent dans ta vie jusque X temps, et c'est à peine si ils montent pas toutes les fautes sur toi quoi (silence). Mais, le jugement, ça a aussi été un poids qu'on m'a enlevé. Déjà au commissariat, j’étais soulagée de parler, mais le gros poids qui m'a été enlevé, c'est au jugement. J'ai pu vider à fond ce que j'avais à dire. Au commissariat, c'est vrai j'ai pu parler, mais il y a certaines choses qui sortent pas comme ça. Là, je savais qu'il y avait tout le monde face à moi, que je pouvais parler librement ; ça fait que... j'ai vidé mon sac. Et là, j'ai senti (elle souffle profondément)... Un apaisement. Voilà.

(Félicie, 42 ans, dans mon bureau, complicité de viol sur mineur par ascendant, une détention, 7 ans, libre).

Dans le contexte particulier de la détention préventive, « être tranquille », constitue un espoir qui se définit d’abord comme l’espérance d’un arrêt du processus d’éternisation de la situation

présente, insupportable. L’espoir que la situation présente va changer est l’un de ceux qui, au- delà du désespoir, fait « tenir le coup » : le futur devient fantasme.

2.3 Le fantasme du futur

Comme l’a justement remarqué J. Katz, une personne qui se sent humiliée cherche souvent la vision d’un futur où le souvenir de sa disgrâce sera effacé208. Ce sentiment traverse et caractérise l’expérience de Pascal.

Je fais des prières, avant je le faisais pas. Je prie plus pour ceux de l’extérieur (silence). Pas pour qu’ils me pardonnent, mais que j’espère que eux ça va aller quoi. Qu’un jour, ils penseront plus à moi. Qu’ils penseront plus à ce que j’ai fait. (Pascal, 35 ans, MA, agressions sexuelles, en détention préventive depuis 4 mois).

La situation de moratoire est une facette de l’incertitude institutionnalisée dont nous avons déjà eu l’occasion de souligner quelques aspects. Pascal ne sait pas s'il sortira vivant de prison, il ne sait pas quand il sera jugé, il ne sait pas s'il va passer en correctionnelle ou aux Assises, il ne sait pas combien de temps il va rester en prison, il ne sait pas s'il reverra sa femme, ses enfants, et pense que, s'il sort vivant, il devra partir, mais ne sait pas pour où. Rêver d’un autre futur, c’est rêver que les compteurs soient un jour remis à zéro, c’est rêver que le crime soit effacé de toutes les consciences coupables et de toutes les consciences victimes.

La tentation du suicide est directement corrélée à la rupture biographique radicale qui marque le passage du statut de « type bien » à celui de « belle ordure ».

Le pire, c’est que le jour où je partirai d’ici, je resterai pas dans le Nord. Je serai obligé de partir. Déjà d’une, vider cet esprit de ça, de tout le mal que j’ai fait autour de moi. Il y en a pas mal qui voudraient certainement que je sois mort. Déjà me casser la figure, la vengeance. J’aurais toute sa famille sur le dos, ça c’est sûr. Avoir tant eu de contact avec eux, avoir montré que j’étais une personne très bien, et puis en fin de compte, j’étais vraiment une belle ordure. Je m’en veux à moi- même, déjà, d’une. Des fois, le suicide, des fois, ça m’arrive d’y penser, mais j’aurais pas le courage de le faire. Il faut vraiment que je sois dans un engrenage, il faut vraiment que je suis foutu. Des fois, je pense à un copain, qui s’est pendu, l’année passée, sur un chantier, bon ben lui, il avait tabassé un mec, il avait des dommages et intérêts, et lui, il était déjà dans les dettes, il buvait pas mal, et de fil en aiguille, dans sa tête, ça n’allait plus, il s’est pendu. Mais je pense qu’il faut savoir le faire, de dépasser ce cap-là quoi, se suicider. Faut vraiment plus rien, plus rien.

(Pascal, 35 ans, MA, agressions sexuelles, en détention préventive depuis 4 mois).

L’idéal serait de retrouver la situation passée, intacte. Par comparaison aux trajectoires d’engrenage, où « commencer sa vie », « faire quelque chose » marquaient les rêves, la rhétorique du « re », utilisée par ceux qui connaissent une trajectoire de chute vient éclairer le cœur de sa signification sociologique. Jean-Michel aimerait réussir à imposer un parcours carcéral en deux temps, par l’obtention d’une mise en liberté provisoire, qui lui permettrait éventuellement de réduire la rupture, notamment par rapport au travail. De faire en sorte que la prison soit une privation de liberté et rien d’autre…

Ça fait depuis 64 que je travaillais là. Mon employeur m’attend encore, que j’ai une liberté provisoire. L’enfermement, faire tout d’un coup, ça serait vraiment dur. Au moins, j’aurais re-travaillé, ça aurait fait une coupure. Et mon employeur aussi, il peut me garder jusque-là, et dire après le jugement « bon, ben dans X temps, soit je vous reprendrai, soit je vous reprendrai pas ». Mais j’aurais au moins une chance, qu’en sortant, je retrouverai du travail.

(Jean-Michel, 49 ans, MA Loos, 1e détention, viol sur mineur de moins de 15 ans

par ascendant légal, préventive, 13 mois).

L’église, qui apparaît comme l’un des lieux où les détenus désignés comme « pointeurs209 » peuvent se rendre sans crainte210, est le lieu privilégié de construction de l’espoir.

C’est comme si je changeais de planète, on change de planète ici. On est, comment dire… On vit dans le passé. Déjà, d’une, je sors pas, je vais pas en promenade parce que c’est pas la peine. Alors je retrouve un peu d’espérance quand je vais à l’église. Ça me remonte un peu. On voit du monde, on sait pas ce qu’ils ont fait, les autres ils savent pas ce que j’ai fait, on peut se mélanger sans qu’il y ait de la bagarre et voilà. C’est pour se recueillir en fin de compte. C’est le seul endroit où on peut méditer (silence). Ce qui me raccroche d’aller à la messe, c’est d’avoir toujours ce petit espoir, je l’ai, ce petit espoir d’un jour sortir d’ici. Cette angoisse ! On est souvent angoissé ici. (silence) Des fois, le prêtre, il nous parle des détenus qui sont partis, des détenus qu’ils ont vus dans la rue, qui se sont bien remis… C’est déjà un soulagement quand on entend ça quoi. J’aurais pu être à sa place, à sa place du mec qui a refait sa vie.

(Pascal, 35 ans, MA, agressions sexuelles, en détention préventive depuis 4 mois).

209 Dans le jargon pénitentiaire, le pointeur désigne les agresseurs sexuels.

210 C’est l’une des raisons pour laquelle il y a une forte sur-représentation des « pointeurs » dans ce type d’endroit.