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Prison et quartier : routine, continuité, symbiose

C HAPITRE 1 ENGRENAGE : DÉLINQUANCES ,

2/ Trajectoire carcérale et détention

2.3 La construction d’un monde social par-dessus les murs

2.3.1 Prison et quartier : routine, continuité, symbiose

François fait un « break » consistant lors de sa première détention : 10 mois en prison lui ont permis de se « refaire une santé ». Mais le sevrage ne signifie pas un arrêt définitif de la consommation. En sortant, François « retape » de l’héroïne immédiatement et ré-enclenche un cycle de délinquance.

Ça redémarre comme ça à chaque fois. Juste une après. C'est une après c'est deux, parce qu'au début, c'est toujours comme ça. T'en fait un vite. Tu vois quoi, tu vas acheter juste une dose, tu vas la prendre, et après tu vas rencontrer quelqu'un, et il va dire « Ça fait longtemps que je t'ai pas vu, viens, je vais t'inviter à taper quelque chose ». Toi, tu viens de taper, tu vas te faire « ben merde, maintenant que j'ai tapé, je peux bien m'en taper une deuxième aujourd'hui et demain j'arrête ». Et le lendemain tu recroises quelqu'un d'autre et ainsi de suite. Et une fois que t'en as

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Le terme provient de Peters (1976), pour caractériser l’attribution discriminatoire de mesures de libérations conditionnelles au cours de l’exécution de longues peines qui plongent ceux qui sont susceptibles d’en bénéficier dans l’incertitude la plus complète. A.-M. Marchetti (2001, 367-381), décrit des processus similaires. Ph. Combessie (2001, 45), en englobant la description d’autres situations sous cette notion, en étend le champ. Nous nous approprions cette extension.

74 En ce sens, l’enfermement carcéral a quelque chose à voir avec le pouvoir absolu, tel que l’envisage P. Bourdieu : « Le pouvoir absolu est le pouvoir de se rendre imprévisible et d’interdire aux autres toute anticipation raisonnable, de les installer dans l’incertitude absolue en ne donnant aucune prise sur leur capacité de prévoir (…) L’attente est une des manières privilégiées d’éprouver le pouvoir, et le lien entre le temps et le pouvoir (…) L’attente implique la soumission : visée intéressée d’une chose hautement désirée, elle modifie durablement, c’est-à-dire pendant tout le temps que dure l’expectative, la conduite de celui qui est, comme on dit, suspendu à la décision attendue » (Bourdieu, 1997, 270).

besoin après, il y a plus personne qui te donnes rien. Et là, c'est reparti, t'es obligé de te re-procurer de l'argent.

(François, 26 ans, maison d’arrêt, 8ème détention, tentative de vol avec effraction,

condamné, en détention depuis 3 mois).

Tout se passe comme si l’incarcération intervenait lorsque l’acteur dépendant n’arrivait plus à gérer sa consommation qui devenait trop importante et trop dangereuse ; et tout concorde à ce qu’il en soit ainsi. La consommation augmentant, le futur détenu n’arrive plus à respecter les règles de prudence élémentaires, et, alors qu’il sent qu’un break lui est maintenant vital, il se laisse complètement aller à la dérive : le rythme de consommation s’emballe, et l’incarcération vient marquer une pause après une accélération et un crescendo dangereux75.

Les deux premiers mois, je vous raconte pas l'état où j'étais. J'étais affreux. J'étais en manque grave. J'ai jamais eu un manque comme ça. Je souffrais à mal dormir pendant une quinzaine de jours à fond, mais pendant un mois et demi, j'avais encore des séquelles. Ensuite, je suis rentré dans le bain comme tout le monde parce que ici on n’a pas le choix. Et puis maintenant je fais ma petite vie en prison, et puis voilà. J'essaie de pas y penser, et puis ça passe.

(Fouad, 30 ans, 5ème détention, ILS, en détention préventive depuis 13 mois).

Mais la pause n’a qu’un temps et la même rengaine semble, à ce moment de la trajectoire carcérale, inlassablement recommencer à la sortie de prison. La « rechute » dans la drogue et/ou la récidive – entendons ici la reprise d’activités délictueuses – est rapide, voire immédiate. P. Bouhnik et S. Touzé76 ont cherché à déterminer comment, pour des usagers d'héroïne, une incarcération ou une série d’incarcérations s’intègre dans un système de vie. Le cycle d’emprisonnement s’inscrit alors dans la continuité d’un mode de vie à risques, et les temps subjectifs de l’incarcération, selon la nature de son inscription particulière dans la carrière délinquante et toxicomaniaque, peuvent être vécus comme un frein à l’emballement des consommations de drogue. Les auteurs montrent que la prison n’est pas vécue comme un temps à part du système de vie des usagers de drogues dures, mais au contraire que c’est à cette occasion qu’ils se confirment dans leurs orientations « déviantes », alors même qu’ils se donnent parfois l’illusion de pouvoir en sortir. Les forces qu’ils récupèrent, grâce au temps de sevrage forcé, leur permettent d’ajuster, de réguler leurs pratiques. Le rapport au corps est ici essentiel.

75 A contrario, nous aurons l’occasion de détailler plus loin les possibilités de poursuivre sa consommation intra muros.

Quand on sort de prison, on est tout frais, on est en forme, bien, musclé, parce que le mec était sportif en prison (silence). Quand vous sortez, vous êtes bien, mais vous voyez des gens qui sont déjà dans la galère et vous re-traînez avec eux parce que c'est votre milieu, c'est vos copains. Avant de rentrer en prison, vous traîniez avec eux, vous viviez dans le quartier, je peux pas les renier. Si j'ai toujours retombé en prison c'est en rapport à la came. Je restais des, 5 mois, 6 mois dehors, le temps de bien se re-dégrader, et c'est la prison qui me met un frein à main quoi. Ils envoient en prison, on se refait une santé, mais après ça recommence.

Daniel, 27 ans, MA, 5ème détention, cambriolage (+ divers, avec violence), en

détention préventive depuis 5 mois.

La routine carcérale prend ici corps au sein d’une régulation d’une toxicomanie problématique. La dynamique d’un va-et-vient régulier aboutit au fait que les différences entre quartier et prison s’amoindrissent : prison et quartier forment un monde social77. La citation suivante est particulièrement éclairante à cet égard. Alors que nous discutions de son dernier procès, François, se remettant en situation, me mimait toutes les parties en présence, prenant tour à tour les tons, expressions et attitudes du juge, de l’avocat commis d’office, etc. Dans cette scène reconstruite, il rappelait le système de défense qu’il tenait devant le juge :

(François interpelle un juge virtuel : celui de son dernier procès) « Vous allez me remettre en prison, vous allez me remettre là où j'ai tout fait pour éviter d'y aller, pour pas rencontrer les gens que je veux plus rencontrer justement ». Parce que même mon quartier et tout ça, j'y mettais plus un pied.

(François, 26 ans, maison d’arrêt, 8ème détention, tentative de vol avec effraction,

condamné, en détention depuis 3 mois).

Revenir en prison, c’est là retrouver les copains du quartier qu’il veut éviter : les quartiers de la prison – l’aile D, l’aile A – et la prison que forme le quartier de la cité s’assemblent symboliquement.

C'est une routine. Quand tu viens la première fois ici, ça te choque, ça te calme même, je vais te dire. Mais après, ils te plombent et ils te plombent encore. Même tous les surveillants, quand ils me voient, je les connais, c'est une routine ; c'est bidon leur truc. C'est grave.

(Justin, 23 ans, MA, 11 détentions, vol de voiture, délit de fuite, coups et blessures, condamné à 3 ans, en détention depuis 13 mois).

77 Strauss, 1992, 269-282. L’utilisation du concept de monde social implique, entre autres, l’existence de quatre éléments essentiels. D’abord une activité primaire, caractérisée ici par la délinquance diffuse, banalisée et généralisée. Ensuite les sites où se déroule l’activité primaire ; ici, ce sont à la fois le quartier et la prison. Le troisième élément est constitué par les technologies que sont les différentes techniques délinquantes. Enfin une organisation qui développe telle ou telle activité, qui se recoupe ici avec le site-prison.

François détaille également la porosité de l’information entre quartier et prison – symptomatique d’une porosité des murs plus générale78, centrale pour comprendre la symbiose symbolique entre quartier et prison.

Toutes ces nouvelles-là [référence à une discussion antérieure à propos des « affaires » et overdoses], ça va très très vite. T'as pas besoin du journal. Déjà même moi en étant enfermé ici, j'apprends des nouvelles de dehors, pourtant il y a personne qui vient de dehors ou quoi, c'est pas des types de dehors… Je sais pas, ça parle ça parle, et t'entends. T'entends parler de ton quartier, qu'est-ce qui s'est passé là, là, là.

(François, 26 ans, maison d’arrêt, 8ème détention, tentative de vol avec effraction,

condamné, en détention depuis 3 mois).

Ce sont d’abord les va-et-vient incessants de différents acteurs participant aux mêmes réseaux d’interconnaissance qui assurent cette porosité. Les rapports prison/quartier prennent dans le cadre de la routine carcérale la forme d’un turn-over qui permet la circulation de l’information sur les événements notables en prison comme dans le quartier :

La plupart du quartier, ils sont tous là. Enfin je parle des mecs qui sont toxicomanes comme moi, hein. Les copains que en gros, j'ai déjà fait des trucs avec eux, des cambriolages, et tout. La plupart du temps, on se revoit ici. Moi j'arrive… deux trois mois après, j'en vois un rentrer, après il y en a un autre qui arrive… (Justin, 23 ans, MA, 11 détentions, vol de voiture, délit de fuite, coups et blessures, condamné à 3 ans, en détention depuis 13 mois).

Ce turn-over permet un regroupement en cellule. Justin le décrit : « C'est des cellules de trois, on se met à trois copains dans une cellule, et puis on fait la peine comme ça ». Le parloir est aussi un autre moment propice à l’échange de ce type d’informations. La citation suivante permet de découvrir une hiérarchie des « sujets de conversation qui valent la peine », au sein de laquelle les affaires pénales et les mises sous écrou des membres du réseau de connaissance « du quartier » tiennent une bonne place.

Aux parents, vous avez honte, quand même un peu au parloir. Mais y a rien d’autre à dire. Avec les parents, vous parlez pas des personnes ici. Ma mère elle connaît certains copains à moi qui sont ici aussi mais elle me pose pas de questions sur eux. Alors ses conversations, elles reviennent toujours au même. C'est qu'est ce qu'elle a fait la semaine : qu'est ce qu'elle a pu acheter, elle a été voir des gens, ceci cela, la vie normale pour eux quoi. Mais tous les samedis répétés, c'est le même. Mais mon frère, il y a pas longtemps qu'il vient au parloir, c'est plus intéressant parce que là on discute un peu de tout, vous voyez. D'ici de dehors, des gens, vous voyez. On mélange un peu tout quoi. Admettons, je vais dire « ouais, untel il est rentré pour telle affaire », si c'est une affaire bidon, ou si c'est une affaire grave, on discute de la personne, vous voyez. En fait ça fait passer le temps un peu dans le parloir et y a un sujet de conversation.

(Daniel, 27 ans, MA, 5ème détention, cambriolage (+ divers, avec violence),

détention préventive, depuis 5 mois).

La routine prend divers aspects. François, qui au fil de ses incarcérations est devenu SDF79, a besoin d’entrer dans divers lieux pour dormir, éventuellement pour voler. Pour ce faire, les « passe PTT » sont très utiles : ils permettent d’ouvrir un grand nombre de portes sans effraction et sans grand effort. L’habitude des arrestations et des mises en détention l’ont rendu prudent, et il a trouvé le moyen de ne pas perdre cet outil précieux :

Le passe PTT, tu l'as volé ?

Non, non, je l'ai eu. Pratiquement tous les voleurs, ils en ont un. Ceux qui l'ont pas, c'est parce que c'est pas des bons voleurs (il rit). Non, sérieux, je m'en fous, ils peuvent me le prendre, je m'en fous. J'en avais une fois un, j'avais pas fait de double, ils me l'ont pris, je crisais. Quelques jours après, j'en ai eu un autre, j'ai fait des doubles et des doubles et des doubles et j'en ai mis partout. Ça fait qu'ils peuvent me le prendre, je vais à tel endroit, je me prends pas la tête. Donc j'ai prévu le coup, parce que c'est trop utile pour moi. Même si c'est pas pour voler, je m'en fous, mais pour moi-même trouver un endroit pour dormir ou quoi, c'est très utile.

(François, 26 ans, maison d’arrêt, 8ème détention, tentative de vol avec effraction,

condamné, en détention depuis 3 mois).

L’habitude de parer aux effets néfastes de la détention est palpable également lors de la mise sous écrou. Décrite par les détenu(e)s comme une période difficile d’appauvrissement économique80, il est nécessaire d’être organisé pour éviter le pire. Dès qu’il est arrêté, François négocie, avec les policiers qui l’ont arrêté, le droit d’appeler sa mère pour qu’elle lui rapporte du linge. Il peut ainsi éviter un début de détention difficile sans vêtements de rechange. La routine et l’habitude du va-et-vient permanent se décline donc autant extra muros qu’intra muros. François a, par exemple, trouvé une occupation en détention qui constitue maintenant pour lui un moyen habituel, routinier, de passer sa peine. « Là j'ai repris un stage, quoi, le même que d'habitude là, l'aluminium. Le stage d'aluminium. Pour passer le temps, pour penser à autre chose surtout ». La manière dont il « fait sa cellule » est elle-même symptomatique de ce processus.

Je suis déjà arrivé dans des cellules, en étant arrivant, les autres, ça faisait déjà 3, 4, 5, 6 mois qu'ils étaient dans leur cellule… une porcherie. Une porcherie. Je suis obligé d'arriver et de faire le ménage tout de suite. Et après moi j'ai l'habitude, je leur dis « ça va comme ça, ça va comme ça », si le ménage il est pas fait tous les

79 L’incarcération apparaît ici comme un mode de gestion de l’itinérance. Voir Laberge, Morin, 1997. 80 Pour des données objectives sur cet appauvrissement, voir Marchetti, 1997, 131-140.

jours, ça va pas. C'est chacun son tour il fait le ménage tous les jours, ou si t'as du courage il le fait deux jours, et puis c'est tout.

(François, 26 ans, maison d’arrêt, 8ème détention, tentative de vol avec effraction,

condamné, en détention depuis 3 mois).