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I NTRODUCTION À LA SECONDE PARTIE

Au-delà de la dissociation patente entre les théories de la peine et les rapports subjectifs à l’enfermement, l’analyse compréhensive de trois ensembles de trajectoires – l’engrenage, la professionnalisation et la chute – a fait apparaître des expériences carcérales hétérogènes, des conditions de vie en détention et des sorties de prison différenciées. L’objectif de cette première partie était de saisir les sources de cette multiplicité au cœur de parcours biographiques. En ce sens, ici, nous changeons de focale, nous renversons l’optique : désormais, nous resterons intra muros, et c’est donc au cœur-même de la structure de la maison d’arrêt que nous chercherons à décrypter la diversité des expériences et la production des inégalités en détention ; la reconstruction de trajectoires par l’analyse de récits de vies a ouvert une série de questions qu’il faut maintenant systématiser d’un point de vue interne à la prison.

Pourquoi les conditions de détention apparaissent-elles si différenciées ? Les relations surveillants-détenus sont-elles si variables ? L’opposition structurelle entre ces deux rôles complémentaires et indissociables, ces rôles « frères ennemis » de la détention, semble pourtant tellement figée… Comment, précisément, analyser sociologiquement la coexistence de ces deux pôles : conditions de détention inégalitaires et opposition structurelle radicale ? Comment se produit l’ordre carcéral ? Ne vaudrait-il pas mieux parler d’absence relative de désordre ? Pourquoi la prison n’explose-t-elle pas plus souvent, alors que les personnels de direction, surveillants, détenus et personnels soignants semblent tous d’accord pour déclarer – mais pas tous ensemble – les conditions de détention comme « lamentables » ? La pluralité des formes de résistances individuelles n’oblige-elle pas à s’interroger sur le caractère total de l’institution ? Existe-t-il des résistances collectives ? Dans quelles conditions ? Comment les détenus passent-ils concrètement leurs journées, avec quel but ? Les relations que les détenus réussissent à entretenir avec l’extérieur renforcent-elles les inégalités en détention ou sont- elles au contraire une source d’homogénéisation des conditions de vie ?

Pour répondre à ces questions, la nature même du regard sociologique doit ici être mise en question. En effet, la sociologie de la prison est traversée par quelques dilemmes théoriques fondamentaux qui surplombent, explicitement ou de fait, les observations empiriques des chercheurs, engagent leur subjectivité propre et leur relation socio-politique à l’objet. Le degré de spécificité de l’organisation de l’institution carcérale – ou plutôt des institutions carcérales – structure l’un de ces dilemmes. En France, le processus « d’ouverture » des prisons, esquissé lors de la réforme Amor à la Libération et largement accéléré depuis le milieu des années 1970, a poussé certains chercheurs à s’éloigner du concept d’institution totale213, voire à parler d’une « normalisation » des conditions de détention214. En constatant la nouvelle diversité et le pluralisme qui caractérisent la détention, au cœur de laquelle le pouvoir des personnels pénitentiaires tendrait à se dissoudre au profit de diverses forces centrifuges, en constatant également le contrepoids à la soumission aux règles internes que constitue l’affirmation de droits fondamentaux accordés aux détenus215, le chercheur peut être tenté, empreint d’optimisme, de soutenir et de s’enthousiasmer des changements « réels » en détention. C’est là une posture possible parmi d’autres ; en effet, si l’évolution de la vie en prison est, sur le long terme, caractérisée par une internalisation graduelle des contraintes externes216 et des évolutions sociétales, on peut aussi, comme le suggère D. Kaminski217, renouveler la théorie critique en décryptant les enjeux fonctionnels et sociopolitiques de l’internalisation de ces contraintes plutôt que d’en louer le processus. Quoi qu’il en soit, que l’on cherche à analyser les relations entre surveillants et détenus, les groupes de pouvoir en détention ou encore l’impact de la judiciarisation – balbutiante ou avancée selon les pays218 des rapports sociaux en son sein, la singularité de l’institution est questionnée, les conditions de sa réforme débattues. C. Faugeron a posé la question en ces termes : les relations sociales en prison obéissent-elles à des règles analogues à celles à l’extérieur, ou bien sont-elles surdéterminées par des rapports d’autorité spécifiques au milieu fermé219 ?

213 Pour une synthèse des prises de distance différenciées par rapport au concept goffmanien dans la sociologie carcérale française, voir Chantraine, 2000.

214

La notion devrait pourtant être utilisée avec de multiples pincettes éthiques et épistémologiques. Voir par exemple Snacken, 2002.

215 Veil, Lhuilier, 2000, 10. Les auteurs renvoient ici au « quatrième » âge pénitentiaire décrit par Ch. Stastny et G. Tyrnauer (1982).

216

Franke, 1995. 217 Kaminski, 2002.

218 Voir De Schutter, Kaminski (dir.), 2002. 219 Faugeron, 1996, 16.

D’un point de vue théorique, cette ambivalence questionne le degré de spécificité du bagage conceptuel avec lequel il faut aborder l’institution carcérale : doit-elle, à un extrême, être appréhendée comme une institution à part, aux caractéristiques organisationnelles uniques, qu’il conviendrait d’analyser à l’aide d’un bagage théorique propre à ce sous-champ ? Ou doit-elle, à l’autre extrême, être considérée comme une institution « comme les autres » que les métaphores conceptuelles et les objets de la sociologie des institutions « classiques » seraient à même d’appréhender de façon fructueuse ? Le chercheur doit tirer, au cœur de cette ambivalence, une plus-value interprétative du jeu permanent entre l’ordinaire et l’extraordinaire qui caractérise la détention : piocher dans des concepts annexes pour mieux cerner leur distorsion à l’épreuve des faits en détention, d’un côté, caractériser la singularité structurelle de l’institution de l’autre.

Trois ordres de phénomènes retiendront notre attention. D’abord, en examinant les réactions individuelles au mécontentement et l’adaptation, relative, des détenus à la structure sécuritaire de la maison d’arrêt, nous explorerons la spécificité du temps carcéral. Ensuite, nous chercherons à décrypter la (co)production de l’ordre en détention par les surveillants et les détenus ; ce cinquième chapitre nous conduira à mettre à jour la structure de domination entre détenus et le système de privilèges qui forme le socle des inégalités sociales en détention. Enfin, nous chercherons à comprendre, au cœur de l’expérience du détenu, l’impact de la rupture, importante mais rarement totale, avec l’extérieur : l’existence ou non de parloirs, de mandats, de courriers, l’incapacité à remplir ses rôles sociaux, la capacité à trafiquer des denrées importées clandestinement, seront appréhendées comme des variables déterminantes de la « qualité » des détentions.