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L’apprentissage des techniques délinquantes

C HAPITRE 2 P ROFESSIONNALISATION :

1/ L’enfermement de différentiation

1.2 Devenir délinquant : la prison comme rite de passage

1.2.2 L’apprentissage des techniques délinquantes

La vie quotidienne en détention est marquée par la nécessité de tuer le temps ; cette nécessité et la nature spécifique de ce temps seront analysées au cours de la partie suivante138. Retenons d’ores et déjà que l’un des sujets essentiels qui donnent corps aux longues discussions en cellule est constitué par ce qui « rapproche » immédiatement les détenus entre eux : les délits pour lesquels ils sont enfermés. La prison apparaît ainsi comme un « institut de formation

permanente de la délinquance » – expression utilisée avec humour par un détenu – qui permet un apprentissage de techniques, une évolution graduelle des délits. Ici, un consensus s’installe.

Quand on est jeune, 16-18 ans, par là, quand on est condamné à trois mois ou 8 mois, on se rend pas compte de ce qu’on perd… Au contraire, à cette époque-là, moi quand je rentrais en prison, je me disais « je vais avoir des informations, je vais avoir… » certaines choses quoi, par rapport à des faits qu’on peut commettre dehors.

(Julien, 36 ans, MA, 5ème détention, vol avec armes, condamné (20 ans), en

détention depuis 20 mois).

Il y a des meufs, elles sont là pour escroquerie, les faux chèques, etc. Et ben, elles nous expliquent comment elles font, comment il faut faire, et donc quand on sort on se dit que c'est pas con… tu comprends ce que je veux dire.

(Pauline, 21 ans, maison d’arrêt, 2ème détention, vol avec violence, séquestration,

escroquerie, détention préventive, en détention depuis 7 mois).

En prison, tu rencontres quand même des cas. La dernière fois, j'ai rencontré un mec, c'était un voyageur, un grand voyageur, 60 balais. 33 ans de prison derrière lui. C'est un mec que quand il te parle, tu retiens certaines choses. Et c'est ces certaines choses quand tu sors que tu mets à profit. Si lui, il a pris 40 000 francs, t'en prendras 70, parce que tu seras plus vicieux parce que tu travailles avec plus de recul. Tous les voyous, ils font comme ça, ils s'instruisent sur d'autres voyous. La prison, il y a pas plus grande école du vice.

(Thibault, 34 ans, maison d’arrêt, une vingtaine de détentions, vol avec violence, condamné, en détention depuis 30 mois).

Insistons sur le fait que l’apprentissage des délits vise une progression : des délits moins risqués, plus rentables, etc. Cette progression des délits peut être motivée par l’envie de sortir de la galère, de la trajectoire que nous avons développée au cours du chapitre précédent. « Ne plus venir en prison pour rien », mais pour des avantages qui constitueraient une contrepartie acceptable, tel peut être l’un des buts de l’apprentissage des délits. En ce sens, c’est le passage en prison lui-même qui constitue le rouage essentiel d’une transition de la conception d’une incarcération inéluctable vers une incarcération calculée. Fehrat détaille les avantages du dealer d’héroïne non consommateur, le vrai délinquant, en opposition au voleur toxicomane, « qui fait pitié ». Ici s’observe un élément de différentiation, qui distingue les trajectoires d’engrenage et les trajectoires de professionnalisation.

J’ai appris ce qu’il fallait, parce que j’ai quand même été avec des gens assez âgés, assez mûrs et ils m’ont apporté beaucoup de choses, ils m’ont apaisé pour mon âge parce que je pense que j’aurais pas été avec ces gens-là, je pense que je serais peut- être dans l’héroïne, sûr et certain même. Ils m’ont apporté une force morale, ils

m’ont appris à avoir confiance en moi, à faire le bon choix dans la vie… Même si c’est pas un bon choix la délinquance, c’est toujours mieux, c’est toujours mieux de voler pour quelque chose pour manger pour t’habiller que d’aller voler pour donner aux dealers, pour le voisin là qui deale. Lui il va manger toute la journée et toi tu vas le nourrir quoi tu vas l’engraisser ?! C’est mieux de t’engraisser d’abord, avant d’engraisser les gens, voilà.

(Fehrat, 25 ans, 5ème détention, violence volontaire avec arme, condamné-prévenu,

en détention depuis 15 mois).

Un observateur lointain, peu compréhensif, aurait envie de souligner, presque ironiquement, qu’il semble paradoxal d’échanger des techniques délinquantes en prison puisque précisément le lieu d’échange de ces techniques est la preuve que celles-ci sont faillibles : c’est entre « perdants » que s’effectue l’échange des techniques. Cette remarque resterait anecdotique s’y l’on ne la reliait pas à l’essentiel : si les techniques s’échangent en même temps que s’affirme leur faillibilité, c’est qu’un rapport à l’enfermement se dessine là : mêlant divers aspects des idéaux-types de l’inéluctabilité et du calcul, une représentation d’une trajectoire carcérale « normale » se dessine à nouveau. Ici, la représentation de la trajectoire n’est plus, par exemple, celle du toxicomane qui « doit beaucoup souffrir avant de pouvoir arrêter la came », mais elle devient « un temps durant lequel on se consacrera qu’à ça, à la délinquance, pour acquérir des biens ».

1.2.3 Connexité

La connexité renvoie aux attaches relationnelles qui lient les gens entre eux. Ici, la maison d’arrêt, constitue une mise en connexion concrète entre délinquants.

Quand je montais des affaires, la préparation, je faisais toujours ça tout seul. Et après si j’avais besoin de quelqu’un, là, je contactais, et je trouvais, ça c’est sûr. Parce que bon, j’ai connu, en prison, ils sortent comme moi, ils rentrent comme moi. Ça arrive qu’on se retrouve, et voilà, si j’ai une affaire à monter, et je sais que telle personne est dehors, je lui passe un coup de téléphone, et si ça l’intéresse, on va monter une affaire. On en discute comme ça, ici, et une fois dehors, je montais le truc.

(Julien, 36 ans, MA, 5ème détention, vol avec armes, condamné (20 ans), en

détention depuis 20 mois).

Pour celui qui a choisi, pour diverses raisons, de se consacrer, pour un temps, à une carrière délinquante, le passage en prison constitue ainsi une opportunité de rencontrer d’autres personnes susceptibles d’être intégrées à des « coups » futurs. Ce phénomène s’insère plus

généralement dans une tentative de transformer le temps de détention en un temps utile, tourné vers l’extérieur, qu’il concerne la gestion de la réaction sociale face au crime – la défense – ou le développement d’activités délictueuses.

Les braqueurs, ou alors des gens qui volaient à grande échelle, ou des gens qui avaient rançonné, des choses comme ça, c’est-à-dire des gens qui cherchaient à acquérir beaucoup d’argent, eux, c’est pas anodin, c’est-à-dire que ce qu’ils racontent, c’est aussi pour recruter, c’est aussi pour créer leur milieu, et puis s’assurer de complicités pour après. C’est du sérieux. Je crois qu’ils sont très conscients que le temps de la détention, c’est un temps qu’il faut essayer de ne pas perdre. Bon, alors par exemple, ils vont participer à des activités sportives ou dites d’insertion, des choses comme ça, mais dans le but de les détourner, c’est-à-dire que c’est pas pour s’insérer, c’est pour rencontrer machin, qui y va aussi, etc. Ce qui compte aussi, c’est de garder les contacts avec l’extérieur, parce qu’on a encore plein de choses à régler à l’extérieur : faire pression, obtenir des témoignages, des expertises, trouver un autre avocat, plein d’histoires comme ça. C’est aussi prévoir ce qu’on pourrait faire si on sortait, comment continuer, etc. Ou régler des comptes aussi. Bref, il y a plein de choses comme ça, qui font quand même une grande partie de leurs activités mentales ou des trafics, qui sont tournées vers l’extérieur. (Sylvain, 47 ans, chez lui, une détention ferme de sept semaines en détention préventive, recel de malfaiteurs, recel de détention d'armes, libre).

La séparation d’avec le monde extérieur, l’apprentissage de techniques du corps, les deux premiers critères du rite de passage semblent remplis. Qu’en est-il du troisième élément, la réintégration dans la communauté ? Le statut change-t-il ? Ici, les descriptions d’E. Goffman du stigmate institutionnel, restent d’une pertinence inégalée :

Très souvent l’admission à l’institution signifie l’accession à ce que l’on pourrait appeler un statut prédéterminant. Ce n’est pas seulement sa situation intra muros qui diffère radicalement de ce qu’elle était à l’extérieur mais, comme il le découvrira, c’est sa position sociale elle-même qui est affectée de manière indélébile et ne pourra jamais redevenir à sa sortie – en admettant qu’il sorte – ce qu’elle était auparavant. (…) Lorsque ce statut est dépréciant – comme c’est le cas pour les anciens détenus ou les pensionnaires des hôpitaux psychiatriques – on peut parler de "stigmates" et il faut s’attendre à ce que l’ancien reclus s’efforce de cacher son passé pour se faire "admettre"139 .

Nous avons souligné plus haut le repérage systématique et immédiat par les vendeurs dans les magasins, de « celui qu’il faut surveiller ». C’est en réalité l’ensemble des relations sociales qui est traversé par ce passage en prison, et, en premier lieu, celles avec la police.

Tu restes sur Lille... Ça y est ! Déjà, tous les flics, ils te connaissent. J'habite à S…, c'est un petit bled, et les flics, ils connaissent tous les lascars. Dès qu'ils nous voient

: « Ah, tiens celui-là, il est sorti : allez, paf ! » Tac ! T'as encore rien fait. Tu viens à peine de sortir, ils sont déjà sur ton dos. Tu dis : « C'est bon : lâchez-moi ! ». Après, c'est un jeu, après. Ils veulent te narguer... Eh ben, toi, tu les nargues aussi. Et voilà. En fait, c'est une vie sans fin.

(Daniel, 30 ans, MA, 7 détentions, tentative de vol aggravé + divers, condamné- prévenu, en détention depuis 1 mois et demi).

La stigmatisation policière, autre face de la groupalité des « lascars », est fondée sur la présomption de culpabilité ; cette présomption est d’autant plus forte que ces relations sont personnalisées et s’inscrivent sur des territoires spécifiques. L’ensemble de ces processus correspond bel et bien au « rite de passage » conceptualisé par Van Gennep. Cependant, le nouveau statut du sortant de prison comporte une ambivalence fondamentale : « supérieur » au sein du groupe délinquant mais « discréditant » pour les différents appareils répressifs : avec la police dans le cadre de relations interpersonnelles, avec la justice, laquelle institutionnalise ce changement de statut grâce au casier judiciaire. L’exemple de la pratique du tatouage, parce qu’il synthétise les processus objectifs du changement de statut et les formes symboliques attachées au passage en prison, vient clore la présentation140.

Les tatouages, c’est en prison… ?

Ouais, ouais, j’ai fait ça en mineur, la première fois que je suis tombé en prison. A cette époque-là, le tatouage, c’est ce qui se faisait le plus en prison. Maintenant, ça se fait moins. De temps en temps, il y en a encore qui se font des tatouages, mais avant, c’était tout le monde. C’était une ressemblance par rapport à tout le monde quoi. Ça faisait partie du quotidien de la prison. C’est symbolique, c’est des tatouages symboliques, pour montrer que t’es contre leur système, la justice. Voilà, c’est ça. Mais maintenant, je dis, c’est des choses à pas faire. Ça sert à rien. C’est simple à comprendre, pourquoi, déjà parce qu’avec le tatouage, déjà, tu te fais repérer avec ça, et c’est pas bon, parce que il vaut mieux être discret. Le mec qui en a sur tout son corps, la discrétion, c’est pas ça.

(Julien, 36 ans, MA, 5ème détention, vol avec armes, condamné (20 ans), en

détention depuis 20 mois).

140 C’est là un retour au sens originel de la notion. « Les Grecs, apparemment portés sur les auxiliaires visuels, inventèrent le terme de stigmate pour désigner des marques corporelles destinées à exposer ce qu’avait d’inhabituel et de détestable le statut moral de la personne ainsi signalée. Ces marques étaient gravées sur le corps au couteau et au fer rouge, et proclamaient que celui qui les portait était un esclave, un criminel ou un traître, bref, un individu frappé d’infamie, rituellement impur, et qu’il fallait éviter, surtout dans les lieux publics (Goffman, 1968, 11).

2/ Le turbin

On a constaté l’importance de l’apprentissage des techniques et le rôle de transmetteur de ces techniques rempli par des détenus plus expérimentés. Ces processus peuvent plus généralement renvoyer à la notion de profession. Le concept de carrière sera donc utilisé dans un sens proche du sens originel, au sens de « carrière professionnelle ». Il faut sans doute retourner au sociologue Sutherland de l’ « école de Chicago141 » pour voir pour la première fois la description sociologique du « voleur professionnel » – il y décrit par exemple l’apprentissage « sur le tas » et le rôle des « anciens », soit des processus proches de nos descriptions précédentes – et à Hughes142 pour l’affirmation du caractère fécond de la transposition des concepts de la sociologie des professions et des carrières professionnelles à des « activités » non institutionnalisées et/ou illégitimes143.

L’utilisation de ces quelques auteurs interactionnistes prolonge aussi les fondements théoriques de notre démarche basée sur l’analyse de récits de vies, comme perspective weberienne et constructiviste. En effet, ce point de vue interactionniste adopte explicitement le double point de vue de la biographie et de l’interaction, ce qui implique que toutes les activités de travail soient analysées à la fois comme des processus subjectivement signifiants et comme des relations dynamiques avec les autres144. L’enracinement biographique de l’approche interactionniste de la profession fait également émerger des pistes qui vont permettre d’articuler l’analyse des choix et des contraintes, des décisions et obligations, qui formeront, on va le voir, toute l’ambiguïté des productions subjectives des trajectoires de professionnalisation : « à mesure qu’une personne progresse dans son métier, les décisions qu’elle a déjà prises tendent à limiter les alternatives qui restent ouvertes, même si pendant les périodes de transformations rapides apparaissent des possibilités (et des tentations) nouvelles et inattendues145 ».

Il convient donc de développer chacune des pistes ouvertes. D’abord, le choix du métier se déclinera selon le double point de vue interne et externe : nous chercherons, d’un côté, à

141 Sutherland, 1963 [1937]. 142 Hughes, 1996. 143 Hughes, 1996, 80. 144 Dubar, Tripier, 1998, 95. 145 Hughes, 1996, 184.

examiner les « avantages » proclamés du « métier de délinquant », mais nous verrons, d’un autre côté, que ces avantages prennent d’autant plus sens qu’ils s’opposent à l’affirmation de la médiocrité des autres choix possibles. Ensuite, l’idée selon laquelle les alternatives possibles se réduisent au fur et à mesure que la carrière évolue et que des choix décisifs sont pris sera examinée à travers la rhétorique de la « voie sans retour ». Cette voie sans retour se prolongera dans deux directions : les handicaps laissés par la prison conduisent souvent l’acteur concerné à produire une criminologie spontanée qui l’« innocente » en renvoyant l’explication de sa condition non pas à sa responsabilité individuelle mais aux (dys)fonctionnements de la société ; ces mêmes (dys)fonctionnements et ce même engrenage peuvent transformer cette criminologie spontanée en « révolte » qui politise le détenu de droit commun en démontrant la manière dont le délit s’oppose au « système ». Détaillons.