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La phase familiale : conflits sur l’existence du délit

C HAPITRE 3 L A CHUTE : RUPTURES , ENFER , INFAMIE

1/ Vers l’incarcération

1.2 Un parcours de désignation chaotique

1.1.1 La phase familiale : conflits sur l’existence du délit

Pascal a 35 ans. Au moment de l’entretien, il est en détention préventive depuis quatre mois. Il n'a aucune condamnation, et va être jugé, à une date qu’il ne connaît pas encore, pour « agressions sexuelles sur mineur de moins de 15 ans par ascendant, par personne ayant autorité ». Dressons-en le portrait.

Pascal : une bouffée d’air en enfer

J’avais dans un premier temps établi contact avec Pascal en lui proposant de remplir avec moi un questionnaire. Très vite, j’allais offrir à ses yeux l’opportunité de « parler de lui », ce dont il n’avait que très peu l’occasion dans son cadre quotidien habituel : il reste la plupart du temps terré dans sa cellule, et partage peu ses déboires avec ses codétenus. La victime de Pascal est sa belle-sœur. Pascal ne cherche pas à s’affirmer innocent : il décrira au cours de l’entretien avoir agressé la victime deux ans durant. Avant son incarcération, il était maçon, et vivait en concubinage. Il a six enfants, trois d'un premier mariage, la mère des trois autres est son amie actuelle. Pascal préfère se préparer « au pire », et « s’attend à rester dix ans » en prison. Je découvrirai plus tard, presque par hasard, qu’il aura été condamné à cinq ans de prison. Pascal est désespéré. Pour lui, et il l'exprime de manière explicite, l'entretien constitue à la fois une bouffée d'air, un échappatoire à l’étouffement carcéral, l'occasion de parler avec quelqu'un de l'extérieur, et un moyen de réfléchir sur sa condition et les manières dont elle peut, peut-être, s'améliorer.

Pascal et Jean-Michel ont connu un parcours de désignation de leur délit similaire. L’agression sexuelle supposée s’est déroulée dans le cadre familial, où se trament des

négociations conflictuelles autour de l’existence et de la nature du délit supposé. Pascal est accusé d’avoir agressé sexuellement sa belle-sœur régulièrement deux ans durant, et le récit des conflits avec ses beaux-frères éclairent des aspects typiques de cette phase familiale.

Sa sœur, elle en avait déjà parlé autour d’elle. J’ai un jeune beau-frère aussi, « ouais, je vais te casser la gueule, c’est vrai que t’as touché à ma sœur », tout ça… (silence). C’était que des soupçons, mais j’essayais de faire passer ça pour un mensonge, c’est pas… C’est pas évident. De toutes manières, je savais que j’allais me faire avoir quoi. Je le savais. Dans ma tête, ça tournait plus aussi rond. Dans ma tête, il fallait bien qu’un jour, je sois puni quoi. C’était la bombe à retardement. (Pascal, 35 ans, MA, agressions sexuelles, en détention préventive depuis 4 mois).

Jean-Michel était, avant son incarcération, fraiseur, dans la même entreprise depuis 1964. Marié deux fois, divorcé deux fois également, il vivait depuis cinq ans avec une nouvelle compagne, jusqu'à ce que son incarcération vînt rompre cet état de fait. Il est incarcéré en détention préventive en 1998, pour une série de viols sur sa belle-fille ; les faits remonteraient à l’année 1992. Lui, rejette les accusations de viol, mais reconnaît en revanche volontiers des « attouchements ». Si l'affaire est aujourd'hui prise en mains par la justice, du fait d'une plainte de la victime, elle était déjà connue au sein de la famille élargie de Jean-Michel au moment des faits. Elle était même l'objet de disputes, opposant ceux qui accusaient Jean- Michel, et ceux qui pensaient que la victime « y est pour quelque chose ». Ainsi, depuis 6 ans, « une pression » s’exerçait sur lui, et il savait pertinemment que l'affaire pouvait lui « tomber dessus » à un moment ou à un autre. Cette « pression », qui constitue un écho significatif à la « bombe à retardement » qui menaçait Pascal, était régulière :

Avec ma femme, j’ai eu deux enfants. La fille de ma femme, de 22 ans, venait rendre visite à sa mère chez nous. Et chaque fois qu’elle venait, elle se disputait avec ma plus vieille, qui a 16 ans. A ce sujet-là.

Quel sujet ? Ben le viol.

Qui avait eu lieu bien avant…

Il y a 6 ans (silence). A chaque fois qu’elle allait rendre visite à sa mère, elle se disputait avec la plus vieille. Et… C’est vrai qu’un jour, elle a dit… « Tu veux des preuves, t’auras des preuves ».

(Jean-Michel, 49 ans, MA Loos, 1e détention, viol sur mineur de moins de 15 ans

par ascendant légal, préventive, 13 mois).

Ces disputes autour du délit sont ici aussi anciennes que le délit lui-même. Si l’information dépasse le cadre familial, la « pression au-dessus de la tête » peut rapidement devenir une menace sérieuse. A un point tel que Jean-Michel s’empêche toute construction d’avenir, parce

que celui-ci est entaché de l’ombre de la prison, d’un enfermement potentiel. Un rapport pré- carcéral à l’enfermement se dessine donc, qui empêche Jean-Michel d’endosser de nouveaux rôles qui seraient mis à mal par la détention possible. L’absence de mariage avec sa nouvelle concubine est un bon révélateur de ce rapport pré-carcéral à l’enfermement :

Elle, elle voulait se marier, et avoir un enfant, moi pas. C’est pas que je voulais pas, mais avoir cette histoire, je me disais « si ça me tombe dessus… ».

Vous saviez que vous alliez y aller…

Sûr sûr, non… (silence). Non, parce que je me disais… « Bon, elle va quand même comprendre ma belle-fille, qu’elle y est pour quelque chose… (silence). Mais je m’y attendais quand même parce que elle est quand même butée, comme caractère.

(Jean-Michel, 49 ans, MA Loos, 1e détention, viol sur mineur de moins de 15 ans

par ascendant légal, préventive, 13 mois).

On découvre également dans cette citation des éléments intéressants sur le sentiment de culpabilité que Jean-Michel ne semble pas entretenir. Dans le cadre des trajectoires de chute, la question du rapport au délit et du rapport à la peine est beaucoup plus prégnante que pour les autres types de trajectoire carcérale. Nous y reviendrons.

Christian : le tabou

Christian a 37 ans lorsqu’il est incarcéré en détention préventive pour « viols sur mineur de moins de 15 ans ». Si c’est cette seule incarcération qui forma le centre de notre discussion, Christian avait en réalité déjà connu la prison à deux reprises, en 1969 et 1988, la première fois pour une affaire de vol de blouson, la deuxième pour conduite en état alcoolique. Il ressentit comme « très dures » chacune des deux détentions, qui durèrent un peu moins de trois semaines chacune. Mais ces deux incarcérations semblent hors champ. La restructuration du temps biographique à l’épreuve de la prison les relègue au stade d’un passé homogène, qu’il conviendra de décrire plus loin. Au moment de l’entretien, cela fait 14 mois qu’il est détenu. L’entrevue fut difficile pour chaque partie, lui et moi, d’abord parce que le délit de Christian constituait un véritable tabou. S’il acceptait volontiers l’idée d’un entretien, celle-ci n’impliquait en rien le fait d’y participer « comme le chercheur l’aurait désiré » : prolixe. Christian était, en outre, dans un état dépressif ; la situation de l’entretien et sa disposition psychologique m’empêchaient moralement toute tentative brusque et vaine pour « forcer la parole à émerger ». L'analyse de l'entretien, où les mots ponctuent les silences plutôt que l’inverse, a plus été ici l'analyse d'un échec. La difficulté ou le refus d’exprimer des pans de son parcours constituent alors autant de symptômes de sa condition sociale. Pour Christian, à la base de ce parcours de désignation semble se trouver une rupture violente avec sa femme. En 1995, celle-ci le quitte, il se retrouve seul. Il lui reproche de boire, de « sortir avec ses copines », de « négliger la maison », de

« changer d'homme tout le temps ». Elle, elle lui reproche également de boire. Ils ont eu six enfants, tous placés en foyer. Une fois solitaire, il se laisse « bringuebaler ». Alors que cela faisait cinq ans que Christian travaillait « dans le parc et jardin », dans le cadre d’un CDI, l’usage trop publiquement intensif qu’il faisait de l’alcool, et ses conséquences, trop publiques elles aussi, aboutissent, après diverses étapes, à un licenciement. Il se laisse alors « complètement aller », ne paye plus ses factures, « traîne au bistrot ».

Cette séparation conjugale et la chute de Christian qui lui succède viennent enlever le dernier frein empêchant la langue de sa fille de se délier, et celle-ci, « poussée par sa mère », porte plainte contre son père et l’accuse de viol. Pour Christian, « ils ont exagéré ce qu’ils ont dit ». A la suite de cette phase familiale, où une crise particulière a favorisé l’émergence de cette parole/plainte, la phase policière ne dure « que » 24 heures, et Christian est incarcéré en détention préventive.

A travers ces exemples, il apparaît clairement que l’analyse du processus de désignation ne peut se cantonner à celle de la prise en charge institutionnelle. Celle-ci est néanmoins primordiale, et l’activité policière en constitue une étape fondamentale.