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3.1 « Commencer sa vie » ou des rêves de normalité

3.2 Obstacles et impasses

3.2.2 Le parcours du combattant

Le cumul de handicaps ou la trajectoire lourde

Un problème fondamental de l’échec des aides institutionnelles est que l’acteur qui désire changer de vie se heurte alors au dur constat d’un cumul de handicaps, au sein duquel chaque tentative pour réduire l’emprise de l’un est détruite par l’acuité de l’autre. Un psychologue de la maison d’arrêt décrit des phénomènes qu’il semble avoir cernés, entraînant par là même un constat d’inappropriation relative de son travail :

Moi, je me rends bien compte que le problème, il est pas que d'ordre psychologique. C'est vrai que les personnes qu'on peut rencontrer ici sont assez souvent très touchantes… Celles qui marquent le plus, des personnes qui sont incarcérées dix fois, vingt fois, qui tombent à chaque fois pour des petites peines, qui ont un passé familial très lourd, des séparations… Un milieu social très défavorisé… Une détresse, une absence de projet, une absence de vue à long terme, des regrets énormes sur le passé. Des gens qui ont 30 berges, « j'ai rien fait de ma vie, j'ai jamais bossé, j'ai pas de logement, j'ai pas de famille », c'est quelque chose qui est quand même prenant, même à la répétition.

(psychologue en maison d’arrêt).

Les problèmes de papier sont de ceux qui se présentent en premier aux sortants de prison : certains sortent sans carte d’identité, n’ont pas pu réaliser intra muros un dossier de RMI, etc. Commence alors un parcours bureaucratique sans fin au cours duquel, baladé de bureau en bureau, la lassitude vient vite :

Quand tu sors de prison, tu dois refaire à chaque fois tous tes papiers. La sécurité sociale, déjà c'est important ; sans ça, tu as rien. ASSEDIC, ANPE, pour un emploi. Mais tous les papiers, mais c'est le cercle vicieux. Le logement... Tu fais tout, ça te prend pas mal de temps, c'est prise de tête, c'est rengaine : tu fais la queue aux ASSEDIC, t'attends, on te dit : « non, tu touches pas », ou « tu touches »... Hop, tu vas de l'autre côté : tu vas à l'ANPE, là aussi, tu dois attendre 2-3 semaines, après t'as rendez-vous, le type te baratine pendant une heure ; il te sort n'importe quoi en fait le type ; il s'en fout. Toi, t'as beau lui dire que tu sors de prison, que tu veux travailler, il s'en fout. « Je veux travailler » ; hop, sur liste d'attente... C'est comme ici, des listes d'attentes [en prison, pour l’accès au sport par exemple].

(Daniel, 30 ans, MA, 7 détentions, tentative de vol aggravé (+ divers), condamné- prévenu, en détention depuis 1 mois et demi).

Le logement apparaît comme la première étape de l’accès à un statut normal défini par le triptyque logement/travail/relation. La sortie du statut de SDF permet le développement du rêve de normalité, la probabilité de changer de condition sociale semble augmenter.

Quelqu'un qui a vécu comme moi, avoir un appartement ça fait drôle drôle drôle ! J'étais content de donner les 1 500 francs de loyer, j'étais content ! Ça me faisait mal quelque part, parce que moi donner 1 500 francs, ça m'est jamais arrivé, sauf pour la drogue. Donner comme ça 1 500 pour rien avoir ! Mais j'étais content de les donner, parce que je savais que pour une fois ces 1 500 francs, ils allaient pas n'importe où, pas dans la drogue, et qui servaient à quelque chose quoi. Parce que j'avais un toit sur ma tête, et ça, ça me faisait très plaisir, très plaisir.

(François, 26 ans, maison d’arrêt, 8ème détention, tentative de vol avec effraction,

condamné, en détention depuis 3 mois).

L’une des pertes matérielles les plus cruciales pour le détenu qui sort de prison est le logement. S’il n’a pas d’argent, pas de travail, pas de caution, trouver un logement constitue un véritable challenge. Ainsi, si les tentatives de sortie de trajectoire s’apparentent à un parcours du combattant, parce qu’elles s’étalent dans la durée, et chaque échec dans un domaine peut entraîner l’échec de tous les autres ; la grande difficulté consiste en résister, à ne pas choisir de « retomber » dans un système de vie où le succès sera par contre immédiat – argent facile, défonce – mais qui entraînerait une nouvelle incarcération. La « valse des institutions », la constitution des papiers, la multiplication des recours administratifs, des demandes de stages, d’emplois, et de toutes les attentes qui sont associées aux systèmes bureaucratiques, redoublées par le stigmate qui colle à la peau de ces jeunes et par l’extrême pauvreté de leurs chances d’insertion, apparaissent fatigantes, déprimantes, difficiles voire insurmontables à travers le discours des personnes interviewées parce qu’elles font partie d’une temporalité en complet décalage avec le potentiel de perspectives de ces sortants de prison. Le retour à la délinquance, à la quotidienneté des vols, à la toxicomanie et l’immédiateté des besoins et de leurs satisfaction, les micros-ruses que nécessite le « jeu du chat et de la souris avec les policiers », sont une manière de se trouver, et de se retrouver, à nouveau en adéquation avec les perspectives temporelles de la galère et de la prison.

La détention par défaut

La détention relative à un ancien jugement vient couronner l’échec des tentatives de réinsertion. A la suite de son incarcération que nous avions définie comme « volontaire », François passait, lorsque les horaires du mari trompé le permettaient, son temps avec son amie d’enfance, reconstruisant par là quelques liens ; mais, à ce stade, la prison, tel un nouvel élément de l’engrenage pour lequel François ne trouve pas de frein, surgit à nouveau dans sa vie, tel un éternel retour :

Là c'est encore pire parce que quand on t'arrête et que tu as fait quelque chose, on te prend sur le fait, tu sais à quoi t'en tenir, c'est de ta faute… Mais là c'est un jugement, il y a déjà un an et demi, deux ans. C'est un jugement par défaut : y’a un an et demi de ça qu’ils m'ont jugé. Pourtant j'étais ici, en prison donc ils savaient très bien où je me trouvais. Et voilà, les juges, ils m'ont libéré, contrôle d'identité, je suis resté quoi, 4 mois dehors et contrôle d'identité. Pourtant je me suis fait contrôler quoi dix fois dans la semaine, on m'a toujours dit « c'est bon tu peux y aller », et la onzième fois, on m'a gardé.

(François, 26 ans, maison d’arrêt, 8ème détention, tentative de vol avec effraction,

condamné, en détention depuis 3 mois).

On l’a vu, François essaye de changer de vie. Il a « décroché de la came », lui qui était un consommateur intensif ; s’il commet encore quelques vols, ceux-ci ne remettent pas en cause, dans son récit, ses efforts : ils sont considérés comme nécessaires à une étape transitoire. Remonter de là où il était « tombé » nécessite quelques paliers de décompression, et le vol sporadique qui permet de manger en constitue, selon lui, un. Ici, la détention, liée à un jugement par défaut qui précède largement la dernière incarcération fait apparaître la situation assez absurde. Pourquoi n’a t-il pas réalisé les deux peines au cours d’une unique détention homogène ? Pourquoi cette peine intervient-t-elle maintenant ? Autant de questions auxquelles François n’envisage que de noires réponses. Il commence à avoir le profond sentiment qu’au-delà de l’inefficacité des peines de prison à l’aider à s’en sortir, au-delà du fait qu’elles aggravent même plutôt sa situation, cette justice n’est pas seulement incompétente, mais qu’elle est également « méchante », dans le sens où elle chercherait véritablement à briser les efforts de « réinsertion ». Force est de reconnaître que pour ce cas, si les acteurs ayant participé à l’application de cette peine avaient vraiment voulu « casser » inutilement les efforts de François, ils ne s’y seraient pas pris autrement. Nous rejoignons ici l’analyse de P. Bouhnick et S. Touzé qui décrivent comment la prison peut constituer un élément déstabilisateur des tentatives de sorties de galère111, élément producteur de désespoir, de révolte, et d’incompréhension. La prison, loin de casser un système de vie, casse ici les perspectives d’en sortir.

Ce type de retour en prison, l’inefficacité des aides institutionnelles, l’incapacité à mener à bien un parcours du combattant, forment autant d’éléments qui amènent l’acteur à se sentir dans une situation d’impasse, qui va le conduire à envisager d’autres sorties de trajectoire de l’accès à un statut de personne normale. Avant d’évoquer ces autres types de sorties de trajectoires, décrivons donc maintenant cette situation d’impasse. Au-delà du jugement par

défaut, François n’arrive pas à concevoir d’autres solutions que le vol. La galère continue sans la drogue.

C'est un cercle sans fin ! Même si tu arrives à te dépêtrer de la drogue, parce que on est drogué, on se dit que pour s'en sortir il faut arrêter la drogue. Et c'est vrai, il faut pas dire le contraire, c'est vrai ! Mais même quand tu as arrêté la drogue, si y a rien qui suit derrière… C'est sans fin. Moi, j'ai pas la drogue, il faut quand même l'argent pour moi vivre parce que faut quand même, on s'imagine pas hein, vivre 2 500 par mois, le RMI, … Déjà tu sors d'ici, t'as pas le RMI, t'attends deux mois déjà, pendant deux mois tu fais comment, tu peux pas vivre sans rien.

(François, 26 ans, maison d’arrêt, 8ème détention, tentative de vol avec effraction,

condamné, en détention depuis 3 mois).

3.2.3 L’impasse

La notion d’impasse est simple : une situation est jugée insupportable, un rêve de changement est nourri, mais une description précise énumère un à un tous les aspects qui rendent ce changement impossible. Ainsi, les détenus affirment leur exclusion du monde du travail légal, l’obligation de récidiver, etc. Le désir de commencer sa vie, qui passe d’abord par une ré- affiliation affective, trouve des prolongements économiques, mais l’insertion professionnelle est perçue comme impossible.

Pierre décrit à sa manière cette situation d’impasse qui semble anéantir le sujet, réduit à l’état de support d’un destin d’échecs récurrents :

Ça va pas. Moi, ça a été jusqu'à un certain âge, mais la prison… Ça va plus dehors, et il y a plus moyen d'avoir quelque chose de concret. J'ai pas envie de devenir criminel pour ramener de l'argent, donc il y a des choix à faire quoi. Très dur, j'arrive plus à rentrer dans la vie active, mais je veux pas rester marginal non plus parce que c'est pas possible quoi. C'est pas possible une vie marginale comme ça. Mais j'arrive plus à rentrer dans la vie active. Pour rentrer dans la vie active, il faut un emploi stable, mais il y a pas moyen de trouver un emploi stable.

(Pierre, 35 ans, MA, 4ème détention, ILS, condamné, en détention depuis 15 mois).