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C HAPITRE V L’ ORDRE NÉGOCIÉ : PA

ARMEE

ET

STRUCTURE

DE

DOMINATION

L’Etat de guerre suspend la morale ; il dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité et, dès lors, annule, dans le provisoire, les inconditionnels impératifs. Il projette d’avance son ombre sur les actes des hommes. La guerre ne se range pas seulement – comme la plus grande – parmi les épreuves dont vit la morale. Elle la rend dérisoire.

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini.

Si l’opposition structurelle qui définit les rôles de détenu et de surveillant prend la forme de rapports de domination explicites, on aurait tort de concevoir le pouvoir du surveillant comme un pouvoir total ; il est au contraire relatif et s’inscrit dans un cadre de réciprocité et d’interdépendance265. Les recherches spécifiques sur le métier de surveillant de prison sont ici particulièrement éclairantes. En effet, dans un cadre législatif faible, qui s’ordonne autour du seul impératif de sécurité, et puisque l’incarcération volontaire est plutôt rare, la contrainte apparaît comme le mode normal de relation en prison266 ; mais, pour y assurer la paix, cette contrainte ne peut suffire, et il faut bien, d'une manière ou d'une autre, obtenir la bonne volonté des détenus.

L’autorité du surveillant n’est une donnée préalable que sur le plan légal, abstrait et symbolique. Concrètement, elle doit être gagnée auprès des détenus. Même si l’on admet en définitive que, force devant rester à la loi, l’institution aura toujours le dernier mot par l’emploi de la force publique en cas de trouble grave (émeute, mouvement collectif), ou de la punition en cas de trouble plus mineur, les personnels de prisons peuvent aussi, comme les détenus, être les victimes d’un engrenage de la violence et de la non-coopération des détenus.

265 Lemire, 1990, 77-78. 266 Benguigui, 1997.

Aussi surveillants et détenus ont-ils un intérêt commun dans le maintien d’une « coexistence pacifique », ou d’une « paix armée »267.

La construction d'un système de dons/contre-dons268 entre surveillants et détenus, initié par les surveillants, devient alors l'instrument de pacification et de stabilisation des relations au sein de la prison269, et constitue une condition de la coopération des détenus, de leur consentement à leur propre assujettissement. Toléré parce qu’indispensable, ce système d’échanges s’inscrit néanmoins dans les marges et les failles de la loi, et, pour tout dire, contre elle270. Ces relations d’interdépendance, de réciprocité, de dons contre-dons ont été formalisées de différentes manières selon les chercheurs. D. Lhuilier et P. Aymard parlent de troc relationnel271 ; la description qu’ils donnent des régulations de tensions exprime clairement la nature de ces échanges. Les surveillants sont alors placés dans une situation de double contrainte272, et doivent constamment choisir entre le respect de la loi écrite, les usages et/ou les nécessités conjoncturelles. Ce système de relations spécifiques, s’écartant nécessairement des réglementations qui nient globalement la vie sociale en prison, rend la vie quotidienne possible et produit, tant bien que mal, un équilibre273, ou, plus précisément, comme nous le détaillerons, une dynamique du déséquilibre, condition sine qua non de la paix, si fragile soit- elle. Car personne n’est dupe, « on fraternise mais on reste étrangers274 ». « La réciprocité est constamment menacée de déchoir en arbitraire et en bon plaisir. Ici, la stratégie se substitue au don275 ».

Dons et contre-dons, asymétrie des rapports de force, paix armée ; tel se dessine le triptyque du socle relationnel entre surveillants et détenus. Pour donner de l’ampleur à ce triptyque, il faut appréhender la prison pour ce qu’elle est : un système guerrier défensif. Ici, et tout au long de ce chapitre, nous nous inscrivons dans la continuité directe des travaux d’A. Chauvenet et de ses collègues, et, plus particulièrement, de l’article fécond Guerre et paix en prison276 ; l’utilisation du matériau biographique, parce qu’il permet de saisir l’hétérogénéité

267 Chauvenet et al., 1994, 83.

268 Les auteurs s’inspirant ici des théories du don de M. Mauss (1966). 269

Benguigui, 1997, 16. 270 Chauvenet, 1998.

271 Lhuilier, Aymard, 1997, 152.

272 Chauvenet et al., 1994 ; Garioud, Jonas, 1994, 625 ; Lhuilier, Aymard, 1997, 74. 273

Vacheret, 2002. 274 Mauss, 1966.

275 Chauvenet, 1998, 64. 276 Chauvenet, 1998.

des capacités d’action de chacun, doit permettre ici d’affiner les propositions théoriques avancées par l’auteur.

A. Chauvenet insiste ne pas réduire l’utilisation de la terminologie guerrière et l’appréhension de la prison comme un dispositif guerrier défensif à une simple métaphore. Son architecture d’abord en est un premier signe. Elle est conçue comme une forteresse, mais, « au lieu d’être construite aux frontières et destinée à se défendre d’un ennemi de l’extérieur, elle est enclavée dans le tissu sociopolitique aussi bien que spatial et vise l’ennemi de l’intérieur, enfermé entre des murs dont il ne doit pas sortir tant que la justice n’en a pas décidé autrement277 ». Ici, macrosociologie et microsociologie se rejoignent, s’imbriquent : les interactions les plus intimes sont resituées au regard des finalités de l’institution.

L’organisation de la vie quotidienne, en effet, se définit dans ce cadre comme une guerre potentielle, où l’observation du camp ennemi organise l’essentiel de l’activité des surveillants. Mais tout est prêt si d’une attitude défensive, l’autorité doit passer à un stade offensif : armes, miradors armés, périmètres interdits, etc. L’évasion ou sa tentative constitue un révélateur sociologique primordial dans le sens où il consacre la primauté de la sécurité sur l’objectif officiel de la réinsertion : après les sommations d’usage, les surveillants occupant les postes de miradors doivent, en flagrant délit d’évasion, tirer sur la personne qui s’évade. On peut alors l’abattre sans procès, sans garantie juridique, sans le respect de la proportionnalité de la défense à celle de l’attaque requis en situation de légitime défense. A. Chauvenet conclut : « dans l’instant où il s’évade, le détenu change de monde, il n’est plus dans une société de droit. (…) Si la sécurité continue à s’inscrire dans "l’Etat de droit", sa mise en œuvre en prison – dans sa conception purement répressive et coercitive – nous semble marquer et révéler la limite de celui-ci278 ».

Structure asociale, anomique et amorale, la prison renverse les règles de la morale, ou, plutôt, elle les abolit. Il s’agit alors, pour construire la paix sociale d’introduire un minimum des règles qui fondent une société. C’est de cette structure anomique d’un côté, et de son humanisation nécessaire de l’autre, qu’il faut saisir et interpréter la multiplicité des formes d’échanges entre détenus et surveillants et la multiplicité de leurs registres d’interactions : violence(s), formes d’autorité, coopération, services, soutien moral, etc.

277 Chauvenet, 1998, 92. 278 Chauvenet, 2000, 131.