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C HAPITRE 2 P ROFESSIONNALISATION :

1/ L’enfermement de différentiation

1.1 La construction d’une « groupalité » délinquante

1.1.1 Triptyque vicieu

La première détention de Fabien s’inscrit dans une logique similaire à celle de François : elle apparaît comme inéluctable. Cependant, alors qu’à travers le récit de ce dernier, la récidive semblait inextricablement liée à une solitude de plus en plus forte – où les pairs de défonce ne formaient pas un groupe solidaire mais une simple sociabilité forcée d’échange de produit –, Fabien récidive lui parce qu’il est de plus en plus intégré à un groupe de délinquants au sein duquel il a d’autant plus sa place qu’il est passé par la prison. Cette force des liens délinquants constitue un élément du triptyque vicieux qui forme le cœur de l’argumentation de Fabien ; les deux autres sont l’éloignement du monde du travail et les efforts immenses qu’il faudrait pour le réduire d’un côté, le stigmate dont il est objet au sein de sa famille de l’autre. Les citations qui suivent permettent de mieux appréhender comment chaque élément se mêle aux deux autres. Dans l’extrait qui suit, ce sont d’abord les processus de l’exclusion du monde du travail et de la notoriété délinquante qui « jouent » entre eux.

En général, il y a beaucoup de personnes que tu retrouves en prison parce qu’ils sont dans le cycle, ils ont rien d’autre à faire. Quand ils vont ressortir, on va leur demander d’aller faire des papiers à droite, à gauche. Mais… C’est pas qu’ils sont pas motivés mais, déjà c’est des longues démarches. Une fois c’est à Lille, une fois, c’est à Tourcoing, c’est des heures d’attentes, alors les jeunes qui habitent dans un quartier, avec leurs connaissances, qui traînent les rues, ils ont pas vraiment le goût de faire ces papiers-là. En fait il y a pas assez de suivi, tu vois pour ces jeunes qui sortent de prison. Et franchement, c’est dommage parce que au lieu de sortir de prison et qu’ils vont se reprendre en main, ils vont dire « et ben rien à foutre et je continue de plus belle », Tu comprends ? « Voilà, maintenant, j’ai une notoriété », tu vois ? « Ah, celui-là, il assure… », les mecs ils ont 16 ans, 17 ans… Pour celui qui est perdu, c’est un peu, une voie.

Une voie…?

Ben ouais, parce que quand tu as cet âge-là, 16-18 ans, tout il te réussit plus ou moins, tu te fais rarement choper, donc t’as toujours de l’argent. Tu sais que tu vas gagner, des 3 000 francs par jour par exemple… Tu vas pas aller dire « je vais aller travailler à l’usine », tu vas pas penser comme ça, c’est pas possible. Tu te dis « non, dans cinq-dix minutes, je me suis fait 3 000 francs, 5 000 francs, pourquoi est-ce que j’irais travailler à l’usine ? ». T’as pas vraiment de raison pour t’en sortir parce que il y a personne qui t’as poussé.

Dans l’extrait suivant, c’est davantage le rejet familial qui explique la force symbolique de l’accueil par les pairs délinquants et la solidarité qu’ils lui manifestent :

Quand t’es jeune, bon maintenant je pense plus ça, c’est complètement idiot, mais bon, quand t’es jeune, t’as fait six mois de prison, t’as pas balancé les copains, tu ressors, eux ils ont pas été en prison, ils sont contents de te revoir, donc toi t’es content de les revoir. Ils te disent « ça va ? T’as tout ce que tu veux ? », « Ça s’est bien passé ? », c’est bien, t’es respecté. Et ça c’est quelque chose que t’as pas trouvé, peut-être dans ton foyer. T’as pas trouvé ces choses-là, avec tes proches. Donc, quelque part, t’es parti là dedans, et pour en ressortir, c’est quand même assez difficile, parce que tu te dis « j’ai l’argent, j’ai le respect, maintenant si je sors de là, j’ai plus rien, je vais me faire chier à la maison ». C’est tout un piège. Je te dis, t’es respecté, et ça, quelque part, c’est quand même quelque chose qui te fais assez plaisir. Tu gagnes le respect de ces gens-là, bon, malgré que t’es pas respecté par les autres personnes, ceux qui t’ont condamné par exemple.

(Fabien, 29 ans, chez lui, une dizaine de détentions, libre).

Enfin, les difficultés pérennes à trouver un travail sont d’autant moins faciles à supporter qu’elles viennent se cumuler aux reproches familiaux :

C’est à toi de faire tout pour t’en sortir, mais t’as aussi l’environnement ! Les personnes elles te font des reproches, parce que bon, un mois il est passé depuis que t’es sorti de prison, bon t’as pas trop le moral, c’est vrai, tu viens d’être enfermé longtemps, t’as pas trop le moral, tu te dis quand même qu’il faut que tu t’en sortes, trouver un boulot, mais bon tout de suite les reproches ils vont venir assez vite tu vois. Avec la famille, ça va pas aller. En fait, déjà, c’est rare que les personnes qui sont en prison, c’est rare que quand ils sortent, ils ont un bon environnement.

(Fabien, 29 ans, chez lui, une dizaine de détentions, libre).

Quelle que soit la « face négative », travail ou famille, de l’intégration délinquante, le passage en prison ne correspond pas pour Fabien à un coup de frein de sa carrière délinquante, mais au contraire à une étape essentielle de son développement. Le passage en prison semble constituer un véritable rite de passage, qui consacre l’évolution d’un statut de petit délinquant, de « branleur » à celui qui a une certaine autorité, une expérience et un savoir à transmettre et partager.

On a vu comment le récit de Fabien se structure autour d’un triple processus : rapport aux copains, rapport à la famille et rapport au travail s’imbriquent et donnent le « sens du vent » qui souffle décidément trop fort pour Fabien :

Moi, j’avais fait une grande peine de prison, voilà, j’étais sorti. Les projets que j’avais faits, tu vois, pendant tout ce temps qui passait, ça se concrétisait pas vraiment, ça partait un peu en couilles, pour dire vrai. Donc, t’as pas trop le moral. Qu’est-ce que tu vas faire ? Bon, tu vas te péter un peu la tronche avec les copains,

et bon, tes proches, ils vont pas apprécier, c’est juste, c’est légitime, il y a pas de problème là-dessus. Et donc après c’est les reproches qui vont fuser, du genre « va chercher du travail, ceci cela ». Voilà, donc t’es un peu dégoûté. Tu sais qu’ils ont raison, mais des fois tu l’admets pas, et t’en trouves pas, tu te dis tant pis, tu balances tout, « rien à foutre », et c’est reparti comme avant, tu vas où est-ce que le vent il t’emporte.

(Fabien, 29 ans, chez lui, une dizaine de détentions, libre).

La nature profondément relationnelle et non substantive du concept de stigmate permet d’illustrer le triptyque vicieux qui s’esquisse ici. Le stigmate désigne « un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler. L’attribut qui stigmatise tel possesseur peut confirmer la banalité de tel autre et, par conséquent, ne porte par lui-même ni crédit ni discrédit126 ». L’idée relationnelle de la notion de stigmate contient bien plus qu’un enjeu théorique. En effet, que l’enchaînement des détentions constitue un accélérateur de désaffiliation – en même temps qu’elles en constituent un marqueur – est une chose ; que parallèlement, ou plutôt conjointement, dans un même processus, un phénomène de ré-affiliation s’opère, cela constitue un élément crucial pour notre propos. La détention devient un rouage double-face qui construit le délinquant en tant que tel, aux yeux des institutions comme aux yeux des pairs.

Ce processus peut donc se définir à partir de l’analyse de la double face de l’enfermement de différentiation : marqueur de désaffiliation et distinction délinquante. Nous pouvons alors parler de groupalité délinquante. Le concept de groupalité regroupe trois notions. D’abord celle de "Communalité" qui dénote le partage d’un attribut commun, ici la passage en prison ; ensuite la "connexité", relative aux attaches relationnelles qui lient les gens entre eux ; enfin, un sentiment d’appartenance commune donne toute sa force symbolique à ce nouveau regroupement127. Le stigmate partagé, le galon distinctif et la récidive délictueuse s’inscrivent donc dans le cadre de cette groupalité.

Goffman lui-même avait perçu, en d’autres termes, plus simples, les liens entre communalité et connexité. « Les personnes appartenant à une catégorie stigmatique donnée ont tendance à se rassembler en petits groupes sociaux dont les membres proviennent tous de cette

126 Goffman, 1975, 13. 127 Brubaker, 2001, 79.

catégorie128 ». C’est en ce sens que les incarcérations tendent, par les interactions qu’elles créent en prison et qu’elles interdisent du fait même de l’enfermement, ainsi que par le stigmate post-carcéral, à réduire la sociabilité du détenu à ses relations délinquantes.