• Aucun résultat trouvé

Risques et fautes professionnelles

C HAPITRE 2 P ROFESSIONNALISATION :

1/ L’enfermement de différentiation

2.4 Les ficelles du métier

2.4.3 Risques et fautes professionnelles

Tout métier comporte son système de risques, et tout travailleur peut, un jour ou l’autre, commettre une « faute professionnelle ». Concentrons-nous sur ces deux notions.

Le braquage, ça m’a jamais trop dit. Je préfère les petits coups. Je sais les risques. Parce que quand tu fais quelque chose, tu connais les risques. Braquage, ça peut monter loin. Recel, c’est limité quand même. T’as pas le vol, t’as pas tout ça, qui rentre en ligne de compte. J’évite d’avoir trop de risques au niveau pénal. C’est comme tout métier. Dans la menuiserie, tu risques de te faire couper une main, tu montes sur un échafaudage, tu risques de tomber. Là, le métier de voleur, le risque, c’est la prison (rires). Alors tu vois, tu calcules les risques, pareil. Sur les échafaudages, il y a des garde-fous, et ben nous c’est pareil, on en a aussi. C’est un métier que tu choisis quelque part. Tu sais que pendant tant d’années, tu pourras faire ça, tu pourras pas faire autre chose. Donc tu te consacres qu’à ça.

(Paul, 33 ans, chantier extérieur, 4 détentions, violence volontaire, fin de peine).

Ici, la notion de risque du métier éclaire une dimension caractéristique de l’idéal-type weberien de l’incarcération calculée, dont un travailleur social nous a décrit une forme quasiment épurée.

Il y en a pour certains, faut le savoir quand même, pour certains, la détention est calculée. Ça veut dire il sait très bien les conneries qu'il fait, il sait très bien qu'au bas mot ça va lui prendre autant, il voit toujours un petit peu plus large. Et c'est des gars qui sont pas embêtés. Ils reçoivent des mandats régulièrement, ils savent qu'ils sont à la touche pendant huit neuf mois parfois un an, quatre mois… Mais sa détention, elle est assurée, organisée. Pour organiser sa détention, c’est très simple, il faut que régulièrement t'aies des visites, et que régulièrement on t'envoie des mandats pour que tu puisses cantiner. Faut rien demander à personne parce que quand tu demandes quelque chose après là-dedans, t'es toujours redevable. Les gars ils le savent. J'ai pu identifier le profil des gars qui organisent sa détention. C'est pas des gens qui sont tenus par le produit [la drogue]. C'est des gens qui sont rentrés, bon à la rigueur des vols avec effraction, ou les voitures béliers tout ça, les gens qui font du bizness. C'est pas des gens qui sont tenus par la drogue.

(Travailleur social, Mission Locale).

L’exemple de Patricia est particulièrement significatif pour analyser les fautes professionnelles parce que, comme Fehrat, elle deale de l’héroïne sans la consommer, s’affirmant ainsi comme une « pro ». Alors que la plupart des toxicomanes mettent en avant leur dépendance pour justifier la revente, parfois piteuse, de quelques « képats » (petits paquets d’un quart de gramme d’héroïne), Patricia se distingue elle par ce qu’elle considère

constituer une condition sine qua non d’un « bon business » : l’abstinence. Sous peine d’être punie. L’entretien a été réalisé dans un foyer d’accueil, en compagnie d’une de ses amies, visiblement « sous produit », « défoncée » ; ses commentaires à propos de son amie, toxicomane mais sans rapport avec le business, permettent d’autant mieux de juger de la faute professionnelle commise.

Mon copain, je lui disais : « Fais attention : ne te mets jamais là-dedans parce que regarde dans l'état où ils sont les autres ». « Mais nan... », il me disait… Puis un jour il m’a baratiné : « Ouais tu vois Patricia, je vais en Hollande mais faut que tu comprennes, faut que je goûte, c’est le business ». Et il a goûté, il a goûté, il a goûté... Il m'a énervée parce que je le voyais défoncé. C'était vraiment une épave ! J'avais horreur de le voir piquer du zen, comme elle, là... [désignant son amie qui déploie quelques efforts pour suivre la conversation] (elle rit) [S’adressant à son amie, visiblement défoncée] Toi, ça va : t'es ma copine ! Mais lui, c'était mon mec (rires). [A l’enquêteur] Alors, franchement, il m'énervait, j'avais envie de le taper des fois. Il est tombé dedans, ce connard ! C'était bien fait ! Et, moi je lui ai dit : « Ecoute, si tu veux qu'on reste à deux, fais une cure... Parce que moi, je reste pas avec un machin comme toi ! » Il devenait bizarre… Là, j'ai dit : c'est tout, c'est terminé ; on va aller en prison (rires). Je voulais arrêter : je savais qu'on allait se faire attraper ; j'avais un pressentiment. Il parlait beaucoup trop, il avait confiance en tout le monde... De toutes façons, c'était entre toxicomanes, alors il y avait plus rien à faire. Le jour où il est tombé dedans, franchement, c’était foutu ! « La gamelle, on va la manger172 » ! C'est obligé. Parce que quelqu'un qui fait du

business et qui tombe pas dedans, ça va... Parce que déjà, il se fait de la thune ; il a pas besoin de consommation, donc, il se fait sa thune. Mais quelqu'un qui commence le business et qui tombe dedans : c'est terminé !

(Patricia, 34 ans, foyer, 2 détentions, ILS, libre).

Avoir adopté un appareillage conceptuel issu de la sociologie des professions est un choix qui met en valeur la transposition possible des bagages théoriques. Nous aurions pu, plutôt que d’insister sur la « profession délinquante », opter pour la démarche particulariste de description des techniques de neutralisation que nécessite l’activité délinquante. L’analyse des techniques de neutralisation ont permis à Sykes et Matza173 de montrer comment les délinquants, précisément parce qu’ils ne sont pas coupés des valeurs du monde « conventionnel », sont amenés à affirmer quatre sources de moralité : sentiment de honte par rapport à l’acte commis, respect et affection des honnêtes gens, choix des victimes potentielles en fonction de diverses appréciations sociales – ne voler que les « riches », que les « salauds », etc. –, connaissance des lois. Ici, l’apprentissage de la déviance ne consiste pas à intérioriser les valeurs d’une sous-culture mais également à acquérir la maîtrise des

172 « Manger la gamelle » signifie « aller en prison ». 173 Sykes, Matza, 1957.

techniques de neutralisation permettant à l’individu de maintenir sa croyance dans la validité de l’ordre légitime tout en en violant les règles174.

Pour ce faire, Sykes et Matza expliquent que les délinquants développent cinq types de techniques différentes : le déni de responsabilité qui consiste à expliquer sa délinquance par des causes externes, le déni du mal causé, le déni de la victime, l’accusation des accusateurs, et, enfin, la soumission à des loyautés supérieures. Il serait aisé d’organiser une présentation du matériel empirique qui corresponde assez précisément à ces cinq techniques. Voici par exemple un type d’argumentation typique du « déni du mal causé ».

Le trafic de voitures est bénéfique, et pas trop immoral quelque part. Parce que les voitures, c'est des voitures de prestige, donc elles sont volées, les assurances remboursent, et de la façon dont elles sont vendues, elles peuvent pas être ressaisies à l'acquéreur. C'est des voitures qui viennent de l'étranger, les papiers sont trafiqués, elles sont revendues en France. En France, les préfectures délivrent des cartes grises malgré que le véhicule est volé. [Explication précise de la manière dont la construction de l’Europe va compliquer ce type de trafic] La voiture devient légale puisque la préfecture livre un document, donc si l'acquisiteur a payé de bonne foi, on le fait plus chier. Si il a pas acheté la voiture bien en dessous de sa valeur réelle, il peut pas être impliqué, le pays lui laisse (silence). Non, c'est pas trop immoral. C'est les compagnies d'assurance qui trinquent, (…) Je me suis toujours limité au recel, recel d'objet, de matériel, mais toujours du gros matériel, pas du matériel volé chez du particulier. Du matériel d'entreprise, des trucs comme ça, du gros matériel. Des vols avec armes, c'est toujours des agences bancaires. Donc je m'attaquais à des compagnies, à des compagnies d'assurance. Il y a pas de drogue derrière, pas d'armes derrière, pas de violence, pas de mœurs, pas d'attaque à particulier directe.

(David, 39 ans, MA, 4ème détention, recel d’habitude, escroquerie, préventive, en

détention depuis 14 mois).

Il nous a semblé que l’approche de Hugues, par sa transversalité, gagne en pertinence et en généralité, et évite, de surcroît, un ethnocentrisme teinté de jugement moral selon lequel seuls les délinquants devraient déployer des rhétoriques pour éviter d’être honteux. Ne faudrait-il pas au contraire renverser la perspective, et, lorsqu’on étudie des professions légitimes, tenter l’opération intellectuelle inverse ? Jusqu’à quel point les techniques d’argumentation, de justification des quelques « tâches indignes » des métiers légitimes et honnêtes, (justifier un licenciement, justifier un recrutement arbitraire à l’Université, justifier l’injonction au surmenage en entreprise) peuvent-elles être analysées comme des techniques de neutralisation ?