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C HAPITRE 1 ENGRENAGE : DÉLINQUANCES ,

2/ Trajectoire carcérale et détention

2.3 La construction d’un monde social par-dessus les murs

2.4.1 Une détention turning point

Ce turning point est caractérisé par quatre phénomènes : la longueur de la détention, qui caractérise un changement de rapport à l’enfermement ; les tentatives de sortie de galère qui suivent cette détention ; une accélération du processus de désaffiliation, enfin, les échecs et les retours plus rapides encore en prison. Détaillons.

Je venais de faire une peine de deux ans, fermes, entiers quoi, deux ans pleins, et ça m'a fait réfléchir parce que j'étais habitué à des petits 6 mois, 4 mois, huit mois, donc ça passe assez vite encore. Quand tu fais deux ans pleins, ça te travaille dans la tête beaucoup plus. Moi, je m'étais dit « je sors, j'arrête les conneries ».

(François, 26 ans, maison d’arrêt, 8ème détention, tentative de vol avec effraction,

condamné, en détention depuis 3 mois).

Le facteur « récidive », ou l’évolution des délits, entraîne une plus longue détention liée à une peine prononcée plus sévère. Un processus d’emballement enraye la situation de routine

88 Voir plus loin La mécanique du temps vide.

89 Voir plus loin L’ordre négocié pour une description détaillée de ces dépossessions et tactiques. 90 Voir Hughes, 1996.

carcérale durant laquelle un mode de vie se dessinait autour de petites peines s’enchaînant à des rythmes réguliers.

Différentes tentatives d’arrêt de trajectoire peuvent intervenir après une incarcération d’emballement. Nous détaillerons ces tentatives dans un paragraphe spécifique. Celles-ci passent essentiellement par des tentatives d’arrêt de la carrière toxicomaniaque et par l’acceptation du statut de pauvre précaire mais honnête. La subjectivation spécifique qui définit la détention « emballement » se définit au cœur d’une tension précise : alors même qu’elle brise une trajectoire de routine, elle en est la suite logique. L’emballement peut donc aussi prolonger les détentions conçues comme des breaks. La longueur de la cure est plus longue, ce qui peut être perçu et vécu comme une chance.

Ça va faire 13 mois que je suis incarcéré. Les autres fois, c'était des petites peines, je restais quoi, 2 mois, deux mois et demi, trois mois. En trois mois, je dis pas qu'on est guéri, mais on a fait une petite cure, ça fait du bien pour le corps, mais en réalité, on sort d'ici, c'est la même chose. Sur cette peine-là, je compte au moins trois ans. Je pense qu’avec les 13 mois d'incarcération que j'ai depuis que je suis incarcéré, j'ai pas touché à l'héroïne. Je suis content d'un côté… Content… pas que je suis en prison, mais je suis content de décrocher. Et je pense que je suis réparé pour ça.

(Fouad, 30 ans, MA, 5e détention, ILS, en détention préventive depuis 13 mois).

La misère de Justin

Justin, d’un milieu ouvrier, a arrêté l’école tôt, sans diplôme. Il a grandi et vit dans le quartier de Belfort, à Lille-Sud. Vers 15 ans, il s’amuse avec ses copains, commet des petits délits, fume des joints. A partir de 16 ans, il consomme de l’héroïne, et va une première fois 15 jours en prison pour vol et dégradation volontaires. En sortant, il est envoyé en postcure à Paris, de laquelle il s’en va au bout… d’une heure. Depuis, les incarcérations (mais il a aussi eu de nombreux procès qui n'ont pas donné lieu à des incarcérations) se sont enchaînées à un rythme impressionnant : deux fois en 1993, deux fois en 1994, deux fois en 1995, trois fois en 1996. Les motifs d’incarcération sont : sept fois pour vol de voiture, une fois pour vol avec violence, une fois pour vol à la roulotte. Ses infractions dehors sont plus diversifiées que ce pour quoi il entre en prison : cambriolages, agressions, etc. En ce sens, une incarcération peut parfois constituer une pause d’une dérive délictueuse, qui évite de « tomber » pour plus longtemps. Une meuf elle faisait la pute, elle prenait un client avec, elle le ramenait dans le quartier, dans un coin calme. Nous on arrive en voiture volée, elle ouvrait les portes de la voiture, on prenait le type, il nous donnait son code de gré ou de force. Après c'est parti plus loin encore, après on allait jusqu'à sa maison, on le ligotait, on prenait les affaires, et après moi je suis tombé en prison, et les copains, après ils se sont fait attraper, ils ont pris huit ans, l'autre six ans. L'autre qui était

jamais venu en prison, il a pris six ans la première fois. Ça a été loin. Heureusement après je suis rentré en prison pour un petit vol bidon, sinon je serais peut-être parti aussi pour six, huit ans. Actuellement, il est pour la onzième fois en prison, condamné à trois ans de prison pour vol de voiture, délit de fuite et coups et blessures. Justin est un habitué des « préparations à la sortie ». Hormis les papiers – carte d’identité, sécurité sociale, etc. – il affirme que celles-ci ne servent à rien : « ils font trop galérer ». Parfois, il commence un CES, vite interrompu par une nouvelle incarcération. Depuis 1992, la plus longue période qu’il a passée à l’extérieur est de trois mois. Il a fait trois overdoses, dont l’une a failli lui être fatale. Quand il est arrivé à la maison d’arrêt, il pesait 45 kilos. Après 13 mois de détention, il en fait 70. Il résume les différents aspects de sa vie sous un même mot, la misère : misère de la drogue, misère du manque, misère de la prison, misère pour la famille. Il a 23 ans et a passé à peu près cinq ans en prison. En sortant, il aimerait enfin « se prendre en main » ; mais « partir droit » ne sera pas « facile ». Le plus dur sera de ne pas suivre ses amis drogués dans leurs « conneries », de ne pas se droguer à nouveau, de se déshabituer à « l’argent facile », et de « trouver une situation ».

La détention plus longue a, au cœur de la trajectoire, un double statut : il est à la fois un événement et une continuité « logique ». Ainsi, Justin espère que, cette fois-ci, l’autre adage pénitentiaire que constitue l’expression « plans de prison, plans bidons », ne soit plus systématiquement confirmé par la réalité, comme à chacune de ces différentes sorties.

Avec les voitures volées, je fais des vols, mais ils m'ont jamais arrêté pour les vols. C'est juste pour vols de voiture. Sauf là, là j'avais bu un peu, ils m'ont pris en chasse, moi j'ai fait poursuite avec eux et j'ai écrasé un inspecteur, et tout, tout. C'est pour ça que j'ai trois ans. Là, ça m'a fait réfléchir. Ça fait treize mois que je suis là, j'ai eu le temps de bien réfléchir. Je vais sortir et je vais essayer de marcher droit. J'ai déjà dit ça plus d'une fois, mais là je le pense vraiment, c'est pas pareil. Pourtant ici, j'ai déjà eu l'occasion de prendre de l'héroïne, je l'ai pas pris, tandis qu'avant je l'aurais pris. Avant combien de fois… Sur ce point de vue-là, j'ai changé, et j'espère qu'en sortant, ça va être la même réaction : les copains qui sont dedans, « bonjour, au revoir », et je continue mon chemin.

(Justin, 23 ans, MA, 11 détentions, vol de voiture, délit de fuite, coups et blessures, condamné à 3 ans, en détention depuis 13 mois).