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Rêves d’envol et fantasme institutionnel : le temps refusé

C HAPITRE 4 L A MÉCANIQUE DU TEMPS VIDE

4/ Rêves d’envol et fantasme institutionnel : le temps refusé

253 Bourgoin, 2001. 254 Voir Bourgoin, 2001.

La défection [ou l’ « exit »], qui est le contraire absolu de la loyauté, supprime à la fois la coopération et le contrôle social255.

L’évasion s’ancre sur un refus en bloc de la sentence et du processus pénal censé la légitimer. Les deux personnes rencontrées qui ont tentées une évasion – l’une l’a réussie, l’autre non – mettent tous les deux en avant la longueur de la peine, précédente ou présente, pour justifier leur acte : le temps carcéral, juge insupportable est refusé.

Ma deuxième affaire aux Assises, j’ai été condamné à 10 ans. Quand je me suis évadé, je venais de faire 7 ans, je sors d’ici. Je suis sorti en septembre, et ils m’arrêtent en décembre, c’est-à-dire 3 mois après. Je suis resté trois mois dehors… Depuis 93, plus un mois de cavale, ça fait 4 mois quoi (silence). J’avais qu’une idée, c’était m’en aller, c’est partir de cette prison, parce que déjà les sept ans que j’ai faits juste avant, ça a été terrible pour moi, je pensais jamais revenir en prison [périodes d’isolement prolongées], je pensais jamais revenir, les sept ans, ça a été très dur de les faire, retomber en prison comme ça, c’était… Alors c’est pour ça que j’ai voulu m’évader.

(Julien, 36 ans, MA, 5ème détention, vol avec armes, condamné (20 ans), en

détention depuis 20 mois).

L’évasion nécessite la plupart du temps des ressources financières et relationnelles spécifiques : la capacité à acheter la complicité d’un surveillant et le soutien de personnes extérieures prêtes à mettre en jeu leur propre liberté semblent souvent indispensables. Stéphane a été incarcéré pour « infraction à la législation des armes et explosifs, entreprise terroriste, destruction de biens immobiliers de l'Etat, atteinte à la sûreté de l'Etat, vols à main armée » revient sur sa tentative d’évasion. L’extrait proposé met en scène, entre autres, deux personnages : le « surveillant-complice » de l’organisation de l’évasion, et le « détenu- balance ». Leurs actions respectives montrent que la contention de la population pénale dans l’enceinte close que constitue la prison n’est pas analysable à partir d’une stricte opposition surveillant-détenu.

Donc la maison centrale de X., ça a été une aventure. Moi, je faisais des démarches légales pour obtenir une confusion, il y avait aussi une possibilité de confusionner partiellement le restant de mes peines, et puis en fait mon avocate est venue me voir, et m’a dit « on est bloqué complètement par l’ancien juge d’instruction », (…) Donc à partir de ce moment-là, j’étais au pied du mur : j’avais le choix, ou je subissais, ou… Quand t’as une perspective, comme ça, c’est des années et des années de prison, t’as du mal à t’y faire. T’as du mal à t’y faire. Autant quand c’est deux-trois ans, un an, ça va, mais quand c’est 5-10-20, dans ces eaux-là, t’as du mal à t’y faire (silence). Il me restait un petit capital, je l’ai mis à profit. J’ai payé un surveillant qui m’a fait rentrer un calibre, j’avais monté un plan qui tenait bien

la route, je devais me tirer. C’est vrai que ça incluait une prise d’otage, j’étais forcé de la faire, mais j’étais fermement décidé quand même à ne pas verser de sang, ça c’était clair. Entre temps, le surveillant avait informé un autre détenu qu’il avait fait rentrer une arme, ce détenu était un indicateur, et donc il a donné l’information, je me suis fait serrer, ils sont venus me chercher pendant la nuit… Ils ont pas trouvé l’arme immédiatement, ils ont cherché, etc., voilà j’ai été transféré dans la nuit. J’ai été transféré à la maison d’arrêt de Y., au quartier disciplinaire. Dans la foulée, ils ont organisé une fouille, ils ont trouvé l’arme chez un autre détenu. Ce détenu, il a commis l’erreur, je lui avais laissé un mot, parce que j’avais quand même envisagé que je pouvais me faire attraper, me faire serrer, donc je m’étais dit, au cas où, que quelqu’un en profite. Il a gardé le mot, donc ça fait que je me suis retrouvé avec une lettre écrite de ma main, comme preuve. Je niais tout au départ, mais j’ai dû réviser, d’autant plus que le surveillant avait été identifié… Il y a eu une instruction qui a duré des années, et une condamnation qui est intervenue de 8 ans supplémentaires pour moi. Pour eux, ça a été 18 mois pour le surveillant, avec 6 mois de sursis, et ça a été 30 mois pour l’autre.

(Stéphane, 32 ans, MA, 1e détention, entreprise terroriste, vols à main armée,

tentative d'évasion + divers, en détention depuis 11 ans).

Plus simplement, le rêve d’envol, et ce a fortiori pour celui qui s’est déjà évadé une fois, est aussi, en lui-même, un moyen de passer le temps en prison256 :

Si je pouvais m’évader maintenant, j’hésiterais pas, tu vois. J’arrive à me dire que « bon, voilà, J., on t’a condamné là, 20 ans » et que j’encaisse le coup, j’accepte pas, parce que je le comprends pas. Pourquoi ? Parce que je sais que je le mérite pas. J’ai pas de sang sur les mains. Qu’est-ce qu’ils me font ? Alors maintenant, si je vois que je peux avoir cette occasion… Parce que là, je vais tourner en maison d’arrêt, et après ils vont me mettre dans une centrale, je vais me retrouver dans une cellule, je vais me retrouver dans une promenade grillagée, je pourrais même plus bouger : m’évader, je vais m’enlever ça de la tête, ça sera impossible. Donc si j’ai une occasion avant… je verrais. Je pense que j’essaierais. Honnêtement j’y pense tout le temps. Il y a pas un jour où j’y pense pas. Parce que je me dis, j’ai réussi une fois, il y a pas de raison que je réussisse pas deux fois…

(Julien, 36 ans, MA, 5ème détention, vol avec armes, condamné (20 ans), en

détention depuis 20 mois).

Ne nous méprenons pas, les évasions sont rares. Du point de vue institutionnel, une enquête sur les relations entre évasion et sécurité257 a permis de briser des idées reçues : la pénétration d’intervenants non pénitentiaires n’augmente pas le risque d’évasion, et l’investissement sécuritaire technique, aux coûts frôlant parfois l’absurde, ne les diminue pas. Or, comme l’a remarqué C. Faugeron, non seulement le « fantasme sécuritaire » dispense d’une réflexion approfondie sur la politique pénitentiaire, mais il conduit à des allocations de ressources aux dépens d’aménagements urgents des établissements. On peut alors se demander à quoi correspond cette surenchère technologique qui finit par remplacer une discussion

256 Le film La grande évasion illustre, dans le contexte de prisonniers de guerre, le processus. 257 Davreux et al., 1996.

démocratique sur la définition des politiques258. Point aveugle de la détention, le fantasme de l’évasion détermine la structure de l’institution, et vient rappeler l’objectif essentiel de la prison : la contention des détenus dans une enceinte close259.

Conclusion

La journée en détention, à la fois « haletante et étirée260 » marque la centralité du temps vide, comme fondement de la peine sociale et du châtiment que doivent endurer les détenus. Ahmed exprime le caractère pathogène de ce temps vide, qui met le détenu « en face de son propre néant261 » :

Vis-à-vis de mon cas, ce qui en résulte de l’incarcération, c’est une perte de temps, on devient des légumes. C’est-à-dire au lieu qu’ils font des activités… Bon, il y a des activités sportives, mais c’est très limité. J’étais dans le sport mais… Même à l’école, c’est très limité. Il y a rien. Les promenades, c’est pour fumer, pour aller dire des gros mots. On peut pas évoluer en prison. On peut pas évoluer parce qu’il y a une barrière, et le jour où vous rentrez en prison, vous savez à quoi vous pensez, au jour où vous sortez. Et alors pendant tout ce temps-là, si on va travailler, on va faire ça, on va faire ça, mais pour la sortie, non, aucun projet. Affronter la réalité, c’est très difficile. Une personne qui sort de l’incarcération, on déprime, parce que pendant l’incarcération, t’es enfermé dans ta tête, ton cerveau (silence). Là, je suis ici avec vous, mais mon esprit, il est ailleurs. Lorsque vous sortez, il y a des trucs qui vous marquent le cerveau et puis on en a marre, on re-sombre, et c’est la dépression… La plupart de ceux qui sortent de prison, je pense qu’ils doivent être dépressifs. Ils doivent être dépressifs parce que je crois pas qu’ils construisent des prisons où… T’as la faculté de penser, mais penser, tu peux rien faire, alors penser penser penser, si tu peux rien faire… Tu vois, ça te bousille quelque chose à l’intérieur, parce que toujours en train de penser, toujours en train de dire… « Pourquoi je suis là ? ».

(Ahmed, 28 ans, stage emploi, 5 détentions, libre).

La fidélité, l’apathie, la résistance et l’exit nous ont permis de décrire empiriquement les réactions individuelles au temps carcéral, et d’en approcher ainsi la nature, vide. Ainsi, le sentiment d’illusion du chercheur n’était autre que le constat de la « définalisation262 » des

258 Faugeron, 1996, 14. 259 Faugeron, 1996, 39. 260 Rostaing, 1997, 125. 261 Lucas, 1995, 426. 262 Kaminski et al., 2001.

actions entreprises en prison, de la confusion morale des catégories de la pratique qui en résulte, du sentiment de leurre263 qui traverse, de part en part, la détention. On peut encore citer N. Frize, libre observateur du système, pour se rapprocher encore un peu plus de ce non- sens difficilement palpable :

Dans ces conditions d’enfoncement solitaire, dans un soi hors de soi, la peine est non seulement indolore, mais elle ne s’inscrit pas en réponse ou en écho à quoi que ce soit, elle est sans objet ni événement, sans continuité nu rupture, sans sujet ni construction, sans alimentation ni défection, profondément destructrice mais sans douleur ou presque, hors su sens264 !

L’approche s’est donc révélée féconde ; il faut maintenant poursuivre la réflexion en cherchant à décrypter les fondements des capacités d’action différenciées entre les détenus. Quels sont les modes d’actions des détenus ? Comment est produite la structure de domination en détention ? Quel rôle joue l’Administration pénitentiaire dans cette production ? La production des inégalités patentes entre détenus relèvent-elles de mécanismes propres à l’enfermement et à l’organisation carcérale ?

La poursuite de l’analyse de l’économie du consentement carcéral et de la production de l’absence de désordre en détention doivent donc mettre en œuvre d’autres perspectives pour saisir la manière dont la prison réduit de manière différentielle les marges d’initiative dont « bénéficient » les détenus. Comme nous le détaillerons, les attentes, évaluations et projections qui déterminent pour une part les systèmes d’actions des détenus dépendent largement des positions objectives de chacun au sein de la hiérarchie carcérale, élément constitutif de l’ordre négocié de la détention et équilibre toujours fragile de multiples arrangements dans le cadre de relations de face à face, toujours à recommencer et, à jamais, incertaines.

263 Chauvenet et al., 1994, 58. 264 Frize, 2003.