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Mystère et polissage de l’horreur

1.3 (Re)constructions du passé

1.2.2 Mystère et polissage de l’horreur

Pour pallier le fait que les conceptions de soi sont largement mises à mal par des actes considérés comme immoraux, l’une des facettes du travail biographique peut aussi consister en un polissage de l’horreur. Adélaïde, détenue 5 mois pour des viols et délits associés, minimise les faits, et rejette par là l’identité monstrueuse qu’ « on » voudrait lui attribuer. Le polissement consiste alors – souvent de « bonne foi » –, à se concevoir comme certes coupable de certaines choses, mais aussi victime d’une oppression sentimentale. Adélaïde déploie, en quelque sorte, une batterie de circonstances atténuantes. Tel le parcours de libération de Félicie, évoqué plus haut, Adélaïde (l’entretien a été réalisé alors qu’elle est en liberté provisoire) détaille sa situation conjugale, où, « victime d’un chantage », elle ne peut qu’accepter sans les dénoncer les actes délictueux. L’évolution de la relation d’entretien a ensuite permis l’émergence d’une description sommaire d’une part active à ces activités ;

mais Adélaïde refuse néanmoins une catégorisation juridique qui viserait à la définir comme adulte abusant d’enfants :

Bon en fait, j’avais 16 ans, j’ai connu quelqu’un qui avait 32 ans à l’époque. Bon, l’histoire a évolué, et puis on s’est mis ensemble, on s’est marié, on a eu un bébé, mais entre deux, il y a ses filles de son premier mariage qui ont débarqué chez nous. Et on va dire qu’il en a profité. Donc voilà le gros de l’histoire en gros. Donc j’ai été embarquée parce que j’étais au courant de certaines choses. J’ai fait certaines choses que je n’aurais pas dû faire, ça c’est clair. Et puis voilà.

OK, lui il est parti en prison pour une affaire d’inceste…

Non, initialement viol sur mineur de moins de 15 ans. Et ça s’est transformé en beaucoup de choses. C’est-à-dire ça s’est transformé en proxénétisme aggravé, viol et agression sur mineur par ascendant… Et puis après je sais pas (silence). Et moi, même chose. Proxénétisme, viol et agression sur mineur. Par ascendant. Alors je précise qu’aujourd’hui, les deux filles ont 16 et 17 ans. J’en ai 22, hein ! Agnès, elle mesure 1 mètre 81, Colombine 1 mètre 70, donc l’histoire de l’ascendant je le conteste, mais bon, c’est la loi.

(Adélaïde, 22 ans, dans mon bureau, proxénétisme aggravé, viol et agression sur mineur par ascendant, + divers, en détention préventive pendant 5 mois, puis ordonnance de mise en liberté).

L’autre manière de minimiser le délit est, de manière plus classique, d’affirmer que les victimes présumées sont responsables elles aussi de ce qu’elles ont vécu :

D. [l’une des présumées victimes] était une peste, et c’est tout. D. est ce qu’elle est, c’est-à-dire elle est frivole, tout ce que vous voulez. De toutes manières, D. l’a dit, la situation ne lui déplaisait pas, bon, c’est clair que c’est son père qui lui a appris à aimer ça, mais malgré tout, elle aimait ça.

C’est-à-dire ?

Les fesses. Tout simplement, les histoires de fesse.

(Adélaïde, 22 ans, dans mon bureau, proxénétisme aggravé, viol et agression sur mineur par ascendant, + divers, en détention préventive pendant 5 mois, puis ordonnance de mise en liberté).

Le rapport d’Ingrid à son passé est plus ambigu. Ingrid correspond à l’une des descriptions d’A.-M. Marchetti qui a travaillé sur des récits de détenus condamnés à la réclusion à perpétuité : quand l’endeuilleur est également l’endeuillé, il est doublement susceptible de souffrir202. Lorsque l’acte commis frôle l’indicible, comme c’est le cas pour Ingrid qui, après avoir accouché dans les toilettes de son lieu de travail, a tué son bébé nouveau-né d’une manière spectaculaire, le « passé » ne peut être glorifié parce que c’est forcément « quelque part » dans ce passé que se trouvent les « racines du mal », le « pourquoi ». Ce pourquoi et le silence qui l’accompagne la laissent dans la tristesse et l’incompréhension.

La triple remarque de J. Katz, loin d’une psychologie de bas-étages, permet d’approcher un peu plus l’expérience d’Ingrid. D’abord, J. Katz explique, pour qu’il y ait meurtre, le tueur potentiel doit interpréter la scène et la conduite de la victime d’une façon particulière. Il doit concevoir que la victime s’attaque à ce que, lui, le meurtrier, considère comme une valeur éternelle, en conséquence de quoi la situation exige qu’il prenne activement la défense de ses valeurs personnelles fondamentales. Ensuite, le meurtrier en devenir doit être sous le coup d’un processus émotionnel spécifique : il faut qu’il transforme ce qu’il ressent comme un état d’humiliation en un état de rage qui le rend aveugle à son futur. Enfin, le futur meurtrier doit « réussir » à organiser son comportement de manière à préserver, tout au long de l’accomplissement de son projet, la posture émotionnelle que celui-ci requiert. Son projet est de répondre à l’offense qu’il a subie en marquant violemment le corps de la victime quand cela se termine par la mort ; cela se présente comme un meurtre sacrificiel203. A travers le récit d’Ingrid, qui n’a malheureusement été que partiellement enregistré, la naissance de son enfant, conjointement à son isolement sentimental, apparaissait comme un affront à des conceptions morales du Bien et de la famille qui prirent, le temps du meurtre, le dessus. Pour elle, cependant, le mystère reste entier. Elle parvient bien à isoler quelques éléments qui ne favorisèrent pas son bonheur, telle la « solitude »,

La solitude à tous niveaux. Niveau professionnel parce que j'ai changé de service, bien que j'ai des collègues avec qui je m'entendais très bien, mais je travaillais pas tout le temps avec donc… je les connaissais pas suffisamment. Solitude au niveau de la famille parce que c'est très particulier… Solitude au niveau de ma relation avec le père du bébé parce que il était plus tellement présent du tout… Il était plus présent. Et puis au niveau « amis », c'est pareil, je les ai tous perdus.

(Ingrid, 27 ans, MA, meurtre sur mineur de moins de 15 ans, en détention préventive depuis 13 mois).

mais l’incompréhension domine. Ce qui n’est pas le cas, par contre, de ses codétenues, et, plus encore, des journalistes, qui semblent avoir moins de peine qu’elle à construire une théorie explicative, disqualifiant dans leurs colonnes Ingrid au rang de « monstre », statut qui facilite grandement la compréhension d’un passage à l’acte.

Cette incompréhension fondamentale pourtant qui la caractérise aux yeux des autres comme à ses propres yeux, ne peut s’appréhender sans tenir compte de l’expérience – typiquement humaine – qui donne l’espace d’un instant, par un processus physio-psycho-sociologique complexe et difficilement dicible, le « droit de tuer », dont J. Katz poursuit l’exploration.

Après leur agression mortelle, écrit-il, les meurtriers reconnaissent souvent qu’ils ont été la proie d’un sentiment déterminant de compulsion. Ici, les affirmations du type « j’ai été emporté » ou « je ne savais pas ce que je faisais » ne doivent pas, ou peu, être interprétées comme des moyens de sauver la face ou de chercher à adoucir la punition puisque, selon J. Katz, « les meurtriers, souvent, ne tentent pas de s’échapper et appellent spontanément la police pour passer aux aveux. Parfois, l’urgence qu’ils mettent à appeler les autorités et à se condamner apparaît comme une tentative visant à prouver qu’ils ont regagné le contrôle d’eux-mêmes – qu’ils sont rationnels et que le meurtre a été un moment aberrant. Et ils peuvent donc être réellement perturbés par la question : "Pourquoi avez-vous fait ça ?"204 ».