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C HAPITRE 2 P ROFESSIONNALISATION :

1/ L’enfermement de différentiation

2.4 Les ficelles du métier

2.4.2 Le sale boulot

Comme dans de nombreux métiers, tout n’est pas rose : des tâches sont plus ingrates que d’autres. « Comme on le sait, un métier ne comprend pas une tâche mais plusieurs ; certaines d’entre elles constituent le "sale boulot" du métier, et ce sous plusieurs rapports : simplement parce qu’elles sont physiquement dégoûtantes ou parce qu’elles symbolisent quelque chose de dégradant et humiliant170 ». Medhi, fournit un exemple, brutal mais significatif, de ce « sale boulot ».

Medhi et le « milieu »

Medhi est Tunisien ; il a 37 ans au moment de l’entretien ; celui-ci fut réalisé en maison d’arrêt alors qu’il est détention préventive. Ses parents sont décédés. Il a sept frères et sœurs. Medhi est d’origine

aisée : son père était préfet. Il a le niveau baccalauréat (terminale G2). Il était marié avant son incarcération présente, mais sa femme ne lui donne plus de nouvelles depuis qu’il est à nouveau en prison. La première fois qu’il a connu l’institution pénitentiaire, c’était en 1981. Il passe 12 jours en détention préventive pour coups et blessures volontaires, mais la victime, respectueuse des règles du « milieu », refuse de l’accuser ; il sort de prison et aucun procès n’a lieu. En 1990, il est condamné à 18 mois de prison ferme ; en 1993, il est incarcéré pour port d'armes et ILS, et est condamné à 4,5 années de prison fermes. La narration de cette sortie de prison est pour lui la première occasion, au cours de l’entretien, de fustiger la notion de réinsertion, qui est tout simplement « inexistante en prison ». Je suis sorti, j'avais de l'argent de côté, 25 000 francs, que j'ai mis de côté en travaillant en faisant des économies. L'État me les a retirés en sortant pour la contrainte douanière. On me les a retiré, on m'a laissé sortir avec 112 francs et vingt centimes. Je m'en souviens bien, j'ai signé le papier, j'ai rigolé. Et le train, de Chartres, j’étais à Chateaudun, de Chateaudun à Paris, le train, il coûtait 156 francs. J'avais même pas pour le train. Déjà en sortant de la prison, j'ai resquillé, j'ai eu une contravention dans le train. Pour te dire, alors quand ils parlent de réinsertion, j'aimerais bien le bouffer le mec qui me parle de réinsertion, j'aimerais bien le voir en face de moi et qu'il me dise « la réinsertion, c'est ça, il y a des associations », il y a mon cul oui ! Vous me lâchez dans la rue après 4 ans et demi avec 100 balles dans la poche, et vous me dites « devenez correct », mon cul ! A sa libération, il ne restera que sept mois dehors pour « réintégrer » la prison en 1997 pour ILS, recel, falsification de documents administratifs. Il est en détention préventive depuis 12 jours lorsque nous réalisons l’entretien. Le récit de Medhi est dual : d’un côté il raconte son parcours singulier, de l’autre, c’est à une véritable micro-histoire du « milieu », ou plutôt « des milieux » arabe et asiatique qu’il se livre : évolution des activités, des rites, des mythes, des règles, des crises, etc. Le « milieu » forme son monde social, et la cohérence et la précision de Medhi permettent un va-et-vient permanent entre ce contexte et la singularité biographique de son parcours. Après une « formation de terrain » – racket de riches Saoudiens « bourrés de liquide » à la sortie de boîtes de nuit , trafic de stupéfiants – et une pause légale au « bled » (affaire de confection durant laquelle il s’est trop ennuyé), Medhi se spécialise dans la « protection » de trafiquants de drogue. Son activité consistait essentiellement en assurer, par sa présence et la terreur, le monopole d’un territoire à son client.

Les tâches de Medhi, « protecteur », sont essentiellement des tâches de visibilité : montrer qu’il « est là » pour dissuader les concurrents. Mais lorsque la dissuasion échoue, c’est le « sale boulot » qui s’impose, tâche honteuse autant qu’essentielle. Dans l’extrait suivant, deux choses essentielles apparaissent : Medhi, d’un côté, se compare à un vrai professionnel – il dit faire un travail similaire à celui d’un « flic » – dont l’activité revêt une ensemble structuré de tâches multiples, et, de l’autre, le « sale boulot » le hante parfois jusque dans son sommeil.

Des mecs qui faisaient leur business sur Paris, et qui se faisaient emmerder, ils m'ont contacté, je suis descendu à Paris, j'ai fait 3-4 jours dans les endroits où il faut qu'ils me voient avec eux, et après je suis reparti tranquille là-bas, et tout le monde sait que… Ben c'est tout ça marche à la réputation, et ça marche au risque, si on s'attaque à toi. Le premier accro que tes protégés ont sur place, genre le mec qui veut pas l'argent qu’il doit, tu te ramènes, tu règles le problème. Et tu laisses un exemple pour 6-7 mois de tranquillité.

Quel genre d'exemple ?

Moi je suis bien organisé. Je mets 15-20 jours à surveiller ce type, où il habite, ses fréquentations. Pour ne pas prendre de risques, parce que tu sais jamais à qui tu t'attaques. Faut toujours réfléchir, parce que c'est facile de se ramasser une balle dans la tête. C'est très facile. Alors tu surveilles le mec, tu t'organises, il te faut les moyens aussi : louer une estafette pour bien se cacher ; regarder à côté de chez lui… Tu fais le même truc que flic, sauf que toi tu arrêtes pas le mec, tu le massacres de coups, c'est tout. C'est la seule différence (il rit). Moi, mon système, c'est comme ça. Tu le kidnappes, tu le prends, tu lui donnes une leçon, il paye ce qu'il doit, et il rajoute un intérêt par-dessus. Là on est en train de faire l'histoire du milieu (il rit).

Un peu, oui, on dirait, mais ça m’intéresse…

Pour toi oui (il rit). Mais pour moi ça me rappelle des mauvais souvenirs et des bons souvenirs (silence). On peut pas faire ça sans faire de mal qu'on regrette. Je regrette d'avoir frappé des gens, pourtant ils le méritaient, mais c'était pas dans mon tempérament. Lorsque j'ai fait du mal, toujours j'ai des regrets. Je suis obligé de me jeter dans les boîtes de nuit pour oublier un petit peu ce que j'ai fait. Et ça revient, même des années après, ça revient. La nuit ou, je sais pas, tu regardes un film, tu vois une scène, qui se rapproche un petit peu de ce que tu as fait toi, et le film, il revient dans la tête, tu vois ce que je veux dire… (silence).

(Medhi, 37 ans, MA, 4 détentions, ILS, en détention préventive depuis 12 jours).

Hughes a montré que tous les métiers comportent un sale boulot. Il est difficile d’imaginer un métier dont les membres ne sont pas, à un moment ou à un autre, obligés d’apparaître dans un rôle dont ils pensent qu’ils devraient avoir un peu honte. Dans la mesure où un métier implique une notion de dignité personnelle, ses membres devront probablement, de manière plus ou moins régulière, faire quelque chose qu’ils considèrent comme infra dignate171. Pour d’autres, c’est le centre même de l’activité qui apparaît comme fondamentalement immoral : Ainsi, Fehrat estime qu’un autre jugement l’attend après celui de la justice.

Vendre en gros l’héroïne, je l’emporterai pas au paradis, ça je le sais, mais y a pas le choix, on s’adapte à notre temps. Après la mort, je sais que j’ai encore un procès, c’est le procès de la terre. Je suis musulman avant tout, j’ai grandi dans l’islam quand même donc il y a toujours des choses qui restent gravées, je suis musulman non pratiquant, et je sais que je l’emporterai pas au paradis, c’est sûr. J’ai vendu la mort autour de moi, comment veux-tu… Pendant que je mangeais au restaurant, ils étaient en train de crever le queman [verlan de « manque », d’héroïne], je les voyais quand je rentrais le soir donc je sais ce que c’est.

(Fehrat, 25 ans, 5ème détention, violence volontaire avec arme, condamné-prévenu,

en détention depuis 15 mois).