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De la criminologie spontanée

C HAPITRE 2 P ROFESSIONNALISATION :

1/ L’enfermement de différentiation

2.3 L’analyse de sa propre condition

2.3.1 De la criminologie spontanée

Les discussions en détention sur le fonctionnement de la justice prolongent les discussions sur les délits. Les « affaires » sont constituées autant de la nature des actes réprimés que de la forme de répression de ces actes. Les possibilités de faire appel, les manières de sortir plus vite de prison, telles les demandes de mise en liberté provisoire, les facteurs qui permettent de faire diminuer la durée de la peine (se présenter libre au tribunal, jouer sur sa « maladie » toxicomaniaque) et autres systèmes de défense sont sujets à débats et controverses. Au cœur de cette criminologie spontanée, structurée essentiellement autour de l’idée d’un traitement

judiciaire différencié, une trilogie dénonciatrice émerge plus particulièrement : justice de classe, justice quasi-raciste, justice aléatoire. Détaillons ces trois premiers exemples.

Si Adil prend en compte le facteur récidive pour expliquer la peine de deux ans qui vient d’être prononcée à son encontre, il renvoie ensuite sa situation à des causes plus profondes : justice à « deux vitesses » et règne de « l’argent ».

Tu sais cette peine-là, elle est cher payé. Deux ans, c'est cher. Ça aurait été quelqu'un d'autre, tu sais il aurait pris combien, il aurait pris six mois, allez, 8 mois à tout casser. A cause de mes antécédents ils m'ont mis deux ans. La Procureur, quand elle s'est levée, elle disait (d'un ton caricatural) « Ouais, je réclame à l'encontre de monsieur A… ». Parce que c'est un théâtre, pour moi, je te dis franchement, c'est du théâtre… et puis l'avocat qui arrive… Mais attention, j'ai besoin de la loi, parce que si il y a pas de lois, ça serait l'anarchie, tout le monde flingue tout le monde. On a besoin de loi, mais c'est une loi bafouée, parce que c'est une loi à deux vitesses. T'as une loi pour les riches, et une loi pour les pauvres. Quand tu vois Bernard Tapie qui a fait un carnage au Crédit Lyonnais, plus le Focea, plus Marseille, tu crois que c'est beaucoup ce qu'il a pris ? Il a rien pris lui. Il est à l'aise, en semi-liberté. Le docteur Garretta, il en a tué combien avec le Sida ? C'est payé ça ?! Non, c'est pas payé. C'est les pépettes, l'argent.

Vous avez pas confiance en la justice ?

Si, j'ai confiance en elle, parce que si il m'arrive un truc, je porterai plainte. J'ai confiance en elle, mais j'ai plus confiance en elle en étant voleur. Tu comprends ce que je veux dire, en étant voleur, j'ai plus confiance en elle, parce que si je passe devant elle, en ayant commis un délit, je suis mort, là, ils me claquent. Mais j'ai besoin de la loi, parce que si il y en un qui touche à ma femme, soit je porte plainte, ils font quelque chose, soit je porte pas plainte, j'en tire une. J'ai besoin de la loi. (Adil, 31 ans, MA, 8 détentions, vols divers, condamné, en détention depuis 1 mois)

Miloud ne peut lui non plus nier le facteur récidive, mais a nettement l’impression que son origine maghrébine joue sur le prononcé de la peine. S’il refuse l’explication simpliste selon laquelle les juges seraient explicitement racistes, il exprime néanmoins le sentiment d’une différence de traitement, et en appelle pour cela à la représentation statistique qui prouverait « scientifiquement » ses dires.

Tant que tu côtoies pas la justice de près, tu peux pas comprendre. Moi, quelque part, moi, en arriver à me faire à chaque fois plomber pour des trucs minables, tu sais… C’est des trucs… Sur ton passé, ils te jugent plus sur ton passé que sur l’affaire en elle-même quoi. Ils se disent « ce mec-là, il a l’habitude »… J’analyse que… Qu’ils nous brisent quoi. Nous, moi en particulier, moi enfant d’immigré… Je veux dire que… On nous saigne. Dans ma tête, je pense comme ça, tu sais. Peut-être tu verras autre chose, mais je veux dire, moi qui ai côtoyé la justice de près, qui est rentré en prison plusieurs fois, je comprends que ça va pas. Quelque part, il y a une couille quelque part, il y a quelque chose qui va pas. Tu vois, par exemple, la juge, elle peut être très bien… Dire « Ouais je suis pas raciste… », mais, tu sais, inconsciemment, et ben quand ils te jugent, ils vont pas

juger un bonhomme comme nous, je veux dire… C'est pas un Européen, tu sais, inconsciemment. Donc il y aura pas… Même si tu prends les statistiques, tu prends dix étrangers, de n'importe quel horizon, qu'il soit black ou… Et tu prends dix Français, tu les prends pour les mêmes affaires, des affaires similaires, tu les fais passer au jugement, là tu vas voir les conclusions, probantes… Je te dis, c'est comme ça. Je dis pas que c'est du racisme, mais je veux dire, c'est pas la même justice. Il faut bien saisir la chose. Je dis pas qu'ils sont racistes, mais… La loi, ils ont tendance à l'appliquer pour les gens comme moi, plus sévèrement. C’est un problème.

(Miloud, 29 ans, lieu formation placement extérieur, une dizaine d’incarcérations, violences (divers), fin de peine).

Enfin, la justice est assimilée par de nombreux enquêtés à une loterie. Quelques facteurs empêcheraient cette loterie d’être complètement livrée au hasard, mais constitueraient des sources d’inégalités supplémentaires : le lieu du procès qui interviendrait dans le règlement de certains délits – de nombreux détenus expliquent qu’ils auraient eu des peines moins lourdes, ou plus lourdes, concernant des infractions à la législation sur les stupéfiants selon la région dans laquelle ils ont été jugés –, le pouvoir discrétionnaire du juge qui distribuerait les peines selon son bon vouloir – bon vouloir influencé par ses positions politiques et sa vision de la répression nécessaire des délits –, etc.

On est tombé sur une juge vraiment répressive. Parce que normalement, ce que le procureur, c’est toujours celui qui demande le plus, une peine exemplaire, et la juge, elle demande toujours moins. Bon, moi, j’avais entendu des TIG, je me dis « ben, c’est bon, je suis dehors » quoi. Délibéré : « six mois fermes ! » Donc la justice, heu… Parce que il y en a dans mon affaire, bon on est passé à sept, il y en a, ils ont pris un an, moi, j’ai pris six mois, et le troisième, il est passé comme vendeur, et tout ça, alors qu’il est récidiviste, et qu’il a déjà pris deux ans pour les mêmes faits. Et que moi je suis primaire. C’est pour ça, il y a quelque chose de pas logique dans la justice.

(Gaston, 23 ans, MA, 1ère détention, ILS, condamné, en détention depuis 4 mois).

Finalement, on peut s’apercevoir que cette criminologie spontanée, qui ne s’appuie sur aucune donnée statistique, sur aucun savoir savant, n’est pas complètement contradictoire avec les discours des criminologues eux-mêmes. Par exemple, au niveau législatif, A. Pires et P. Landreville ont montré que le code pénal criminalise particulièrement les comportements qui sont accessibles aux membres des classes subalternes, tandis qu’il évite la criminalisation des comportements, autant sinon plus dommageables socialement et économiquement, propres aux membres des couches moyennes et supérieure163. B. Aubusson de Cavarlay, quant à lui, au terme de son étude sur ce qu’il nomme « la légalité de l’inégalité », a brutalement résumé : « l’amende est bourgeoise et petite-bourgeoise, l’emprisonnement avec sursis est populaire,

l’emprisonnement ferme est sous-prolétarien164 », et a défendu la thèse selon laquelle le système pénal est éclaté en sous-sytèmes distincts dont chacun ne s'adresse finalement qu'à certaines classes sociales au travers du cumul de classements dont l'autonomie n'est qu'apparente. Ph. Robert et P. Tournier ont, quant à eux, mis à jour les variables qui expliquent la sur-représentativité des étrangers dans les prisons en France, parmi lesquelles une préférence à l'emprisonnement : quoique sous-représentés dans les instructions pour crimes, ils apparaissent finalement plus fréquemment placés en détention provisoire165 ». L. Wacquant a, enfin, montré que l'origine ethnique apparaît comme un facteur discriminant aux différentes étapes du processus pénal166.

La comparaison systématique et approfondie de leurs « affaires », durant les longues discussions en cellule, de l’ensemble du processus pénal qui va des rapports policiers jusqu’à la mise sous écrou en passant par le prononcé de la peine et son aménagement, renvoient à des processus mentaux proches de ceux des criminologues, et, en conséquence, produit des résultats similaires. Tel un sociologue critique, cette criminologie spontanée se base donc sur une prise au mot du discours judiciaire qui affirme l’égalité de tous devant la loi et la justice, comme principe de justice sociale à partir duquel on mesure la réalité ; l’écart entre le discours judiciaire et l’application de la loi, entre le juridique et le sociologique, la justice « telle qu’elle devrait être » et « telle qu’elle est » forme alors la base de la dénonciation. Les analyses de C. Montandon et B. Crettaz, que nos données confirment, avaient mis en valeur quelques représentations des détenus : la police était considérée comme un corps professionnel relativement violent, les avocats comme des pique-assiettes inutiles, l’expert psychiatre comme un « jargonneux » déformant la réalité. Plus généralement, ils avaient mis en évidence une argumentation au cours de laquelle les détenus dénoncent l’inégalité devant la justice, doutaient de l’impartialité des juges, démontent les mécanismes subtils qui influencent les législateurs. Ces auteurs pointent alors un réel problème : s’il serait étonnant que les détenus fassent un éloge global du système de justice pénale, une justice jalouse de son image auprès de la population devrait méditer de ces dénonciations167 : comment, en effet, croire que le sentiment d’injustice profondément ressenti par les justiciables ne débouchera jamais sur un irrespect profond qui pourra s’avérer, en retour, largement contre-productif au regard des missions officielles du système pénal ?

164

Aubusson de Cavarlay, 1985, 308. 165 Tournier, Robert, 1991, 88-89. 166 Wacquant, 1998.