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C HAPITRE 2 P ROFESSIONNALISATION :

1/ L’enfermement de différentiation

2.2 Un métier de choix ?

2.2.1 Une vie formidable

La rhétorique de la « vie formidable », dont on a déjà perçu quelques aspects à travers le récit de Séverine doit être contextualisée dans le cadre de la production de l’entretien au cours d’une interaction en face à face. Ce type de présentation biographique peut sans doute aussi être analysé comme une tentative de garder la face au cours de l’entretien, de rejeter la situation d’échec que viendrait affirmer la condition de détenu. On glisse parfois, au cours de la discussion, vers une argumentation basée sur l’idée que celui qui n’a pas connu la vie d’aventure du délinquant ne pourra pas « vraiment comprendre », tant il « faut la vivre » : les montées d’adrénaline, la gloire, la flambe, toutes ces choses ne s’expliquent pas, elles se vivent. Les récits des vies « formidables » prennent donc sans doute diverses significations pour les acteurs au moment de l’entretien : carapace psychologique visant à supporter les conditions difficiles de la détention, volonté d’affirmer – selon une tentative déjà mise en lumière – que « l’on n’est pas en prison pour rien », etc. C. Dubar et P. Tripier soulignent en commentant Le voleur professionnel de Sutherland que comme d’autres témoignages du même type, les propos de Conwell155 à Sutherland ne sont pas exempts de mégalomanie. Leurs récits constituent souvent des histoires d’exploits personnels, de « coups » ingénieux et de "ruses" délicates156. Plus globalement, ces récits s’inscrivent dans une tentative de renversement du stigmate : retourné, assumé, voire revendiqué. Le récit de Sylvain, parce que son regard à la fois singulier, distancié mais aussi attiré sur ces processus, forme une bonne entrée pour l’analyse du « choix délinquant » : il se pose en observateur « tenté ». L’examen

155 Conwell est l’interlocuteur privilégié, quasi-exclusif, de Sutherland. 156 Dubar, Tripier, 1998, 100.

de son récit permet en outre de développer un peu plus la situation idéale-typique de l’incarcération préparée.

Sylvain, l’incarcération préparée

L’entretien avec Sylvain, âgé de 47 ans au moment de l’entretien, s’est réalisé chez lui. Français, ses parents, de milieu populaire, sont retraités. Il est marié, a deux enfants. Il a effectué des études supérieures en informatique. Sylvain est accueillant, nous réalisons l'entretien (durée 2H) chez lui, autour d'un café. Il a accepté de participer à l'entretien à la fois pour me rendre service, mais aussi mû par une volonté de « témoigner » de son expérience. Son discours est clair, cohérent, précis. Il sait, en outre, en quoi consiste la réalisation d'une enquête sociologique. Militant dans des groupes d'extrême gauche depuis 1968, Sylvain se dirige vers des groupes plus « radicaux », à partir de 1980. Il est alors dans une optique où il « défendait les actions radicales collectives, et refusait de condamner les actions militaires ». Il est également animateur radio, et participe à une émission dont le but est de transmettre les messages des familles de détenus aux détenus, et vice versa. Il a donc une activité militante par rapport à la prison. Sylvain est l’interviewé dont l’expérience se rapproche le plus de la « pureté » de l’idéal-type de l’incarcération préparée. Ces ennuis-là, je pouvais m’y attendre. D’un point de vue politique, d’un point de vue militant, je pouvais m’attendre à ça. Bon, d’une certaine manière, j’y étais préparé, aussi, donc moralement. Sa préparation n’était pas que morale, elle consistait également à être capable, en cas de procès, de se défendre seul, sans avocat, à apprendre donc à manier le discours juridique, à comprendre son mode de fonctionnement – pratique courante des militants de groupes proches du sien. Un jour, Sylvain est arrêté, spectaculairement. Il y avait un aspect démonstratif voulu par les policiers. Pas tellement par rapport à moi, mais par rapport aux gens qui étaient hébergés chez moi, enfin qui étaient recherchés. C’était un gros coup du point de vue des médias. Donc c’est vrai que les gens qui arrivent dans un immeuble qui a été à moitié dévasté par cinquante policiers armés, qui ont tout cassé, c’est impressionnant. Le déploiement qui dure des heures parce qu’il y a des perquisitions qui durent des heures, etc., c’est aussi très impressionnant, ce qui fait qu’il y a un climat (il rit), quand on rentre chez soi après (il rit), on est regardé de travers, pendant un moment quoi. Ainsi, alors qu’il vivait d’un emploi stable dans une administration publique, il est incarcéré en 1985 pour recel de malfaiteurs et recel de détention d'armes. On lui reproche d’avoir hébergé des activistes appartenant à l’organisation Action Directe. Il passera sept semaines en détention préventive. Acquitté en première instance, il sera condamné en appel, et devra retourner, quatre ans plus tard, pour six semaines en semi-liberté, période que Sylvain juge « plus dure » que la détention ferme. Cinq années de lutte judiciaire et de stratégies pour réussir à retrouver, à la limite de la légalité, un travail dans une autre administration, ont eu raison de sa lutte militante.

Sylvain, parce qu’il se considère comme un « politique » – et non comme un « voyou » intégré à une structure du crime organisé –, porte un regard distancié sur ceux qui ont « choisi » une voie délinquante professionnelle. Cette distance n’est cependant pas pure : la fascination et l’envie sont également présentes dans son discours.

Je pense que si l’issue n’avait pas été favorable, c’est-à-dire que si j’avais pas pu sortir de prison rapidement, j’aurais pu être tenté de rentrer dans une vie délinquante quoi.

Tenté, pourquoi ?

Tenté parce que on est jamais seul, il y a la famille, les amis, tout ça. C’est un choix, on peut essayer, on n’est pas obligé non plus de se lancer d’un coup. D’abord, il y a une chose qui est sûre, c’est que quand on est emprisonné, on a envie d’en découdre. Un deuxième point, c’est effectivement que ceux qu’on rencontre en prison, c’est des gens qui, à ce niveau-là de délinquance, c’est des gens qui vivent comme ça. C’est-à-dire que même si ils sont momentanément en prison, ça prouve que c’est possible. Donc, pourquoi pas, a priori. Si, effectivement, par rapport à une vie normale entre guillemets, il faut ramer beaucoup pour gagner à peu près sa croûte, où on a toutes sortes de contraintes, ça peut être un choix. Ces gens-là manifestent un choix, que l’on peut qualifier de professionnel pratiquement. C’est-à-dire que c’est pas seulement un choix au départ, c’est aussi se donner les moyens d’assumer ça, etc., etc. Ça devient quelque part professionnel. Les discussions, c’est « comment on fait ça, comment on fait ci », etc., c’est-à-dire que c’est vraiment la formation permanente (sourire) du prisonnier à travers les discussions.

(Sylvain, 47 ans, chez lui, une détention ferme de sept semaines en détention préventive, recel de malfaiteurs, recel de détention d'armes, libre).

Le rejet d’une vie laborieuse et l’accès à un certain type de liberté forment donc une part non négligeable de l’argumentation. Fehrat confirme :

Si tu a une crise, ou si c’est chaud, c’est tout, tu vas chercher un billet d’avion tu prends l’avion et tu te casses, à Ténérife ou n’importe. Tu cherches pas à comprendre : elle est là l’argent, y a personne qui te retient. T’es pas obligé de venir signer tous les matins. T’as envie de partir, tu pars y a personne qui va se demander où tu vas, et qu’est ce que tu fais c’est tout c’est ça. J’en connais plein qui travaillent pour 5 000 balles… Si c’est pour avoir toute une vie avoir des traites à payer, t’achètes rien tu te dis je vais donner ça à ça, ça à ça, non merci, payes cash et personne qui te casse la tête et t’es tranquille, l’argent, elle est là, t’as pas de crédit, t’as rien, le soir tu dors, moi j’ai 25 ans, j’ai pas de cheveux gris, quand je vois les gens ils ont mon âge ils ont des cheveux gris.

(Fehrat, 25 ans, 5ème détention, violence volontaire avec arme, condamné-prévenu,

Une distinction s’opère alors entre celui qui « plâtre », c’est-à-dire qui accumule des biens et de l’argent, et celui « qui a rien compris », qui « a rien du tout », dénigré, rejeté, « pitoyable ».

La signification du voyou, pour moi, c’est le mec qui est fainéant et qui a des goûts de luxe.

Tu te considères comme voyou ?

Voyou… Plus tellement maintenant. Plus maintenant parce que bon, j’ai quand même quatre enfants. Là, je suis sorti des six mois pour une histoire bidon, j’y suis pour rien, pour une histoire de coups et blessures, j’y suis pour rien. Avant si, j’avais des grosses affaires.

(Paul, 33 ans, chantier extérieur, 4 détentions, fin de peine).

On voit ici que le voyou ne se définit pas uniquement en fonction d’un rapport à l’argent, mais aussi par son célibat, la qualité de ses « affaires », ainsi que par la capacité à accumuler des biens durables :

J’ai ma maison, et ça on pourra jamais me la prendre. J’ai ma maison, j’ai une voiture, une moto… La maison, elle est meublée comme je veux. Pour avoir tout ce que j’ai, il aurait fallu travailler 40 ans. Voilà (rires). J’ai pris de l’avance.

… Elle vaut la prison, l’avance… ?

Non, elle vaut pas mes années de prison. Parce que la liberté a pas de prix. Mais faut pas regretter. Faut profiter. Les gens ils arrivent pas à comprendre. Parce que t’as le petit machin, le petit merdeux de HLM ; et puis t’as le voyou. Moi, si tu veux, j’ai fait des trucs, mais bon, j’ai acquis quelque chose, tu vois ?

(Paul, 33 ans, chantier extérieur, 4 détentions, fin de peine).

La rhétorique de la « vie formidable » ne s’arrête pas à l’accumulation de biens ou d’argent : loin de se cantonner dans un matérialisme pur et dur – et ce bien que les signes distinctifs de richesse semblent primordiaux –, c’est l’ensemble des dimensions de la vie délinquante qui est glorifié. Séverine structurait son discours autour de l’idée que chaque période de sa vie a constitué une expérience unique et positive : la prostitution, ce « sacré boulot » multi- dimensionnel157 lui a fait définitivement comprendre la « psychologie des hommes » et les « problèmes du mariage », ses amis « grands braqueurs » lui ont fait comprendre le « sens de la vie » – notamment ceux qui sont devenus écrivains –, plus généralement la séduction, la marginalité, le monde de la nuit, les poussées d’adrénaline forment autant de mondes et de « sentiments purs » qui ne sont pas à la portée du premier être normal venu. Détaillons ces

157 Séverine était à la fois confidente, assistante sociale, collègue lorsqu’elle travaille avec les commerciaux. On retrouve dans son récit quelques aspects développés dans Pryen, 1999 : l’activité prostitutionnelle comme service personnalisé et comme métier « d’utilité publique ». D’après Séverine, la prostitution lui a également permis, parallèlement à sa toxicomanie, de « faire le deuil » des viols qu’elle a subis durant son enfance.

derniers éléments. Séverine raconte comment elle échappa à une arrestation, et, dans son enthousiasme, elle décrit la joie et le plaisir des poussées d’adrénaline.

Je te passe tous les détails, mais style dans la gare du nord, j’avais soudoyé un mec de l’équipe d’entretien qui m’ouvrait une porte spéciale personnel qui me permettait, je descendais du train, je descendais les marches, j’allais pas au métro, il y avait une porte sur la droite, je prenais la porte, je refermais derrière moi, j’allais au bout du couloir, je montais et j’arrivais carrément derrière la gare du nord, où il y a tous les taxis arabes, je chopais un taxi, et pschuut, je prenais l’avion. J’avais plein de plans comme ça (elle rit). A une époque, carrément, dans les aéroports, je le faisais à l’arraché quoi. J’avais un kil’ dans mon sac, je passe le sac aux rayons X, avec un kil’ dedans et je faisais la con. Du genre, j’avais un petit couteau comme ça, Laguiole, je l’avais dans ma poche. Aux rayons X, je passais le portique et le petit couteau, bien sûr il sonnait. Le temps que le mec il s’inquiète de ce qui sonne, le sac, il était passé. Moi, je fais la con… « Vous avez quelque chose ? », je faisais « ah oui, attendez, c’est ça, vous inquiétez pas, je vais pas vous braquer avec ça » (elle rit), je faisais toujours la con, avec l’humour et tout, ça passait. Ou style, je planquais juste sur le dessus de mon sac, une grosse bombe de Spray, t’as pas le droit d’avoir ça en avion. Au-dessus de 300 millilitres, ça peut être considéré comme une arme, parce que t’appuies, tu fous le feu, ça marche très bien, je le sais je me suis défendue une fois comme ça. T’appuies, tu fous le feu, c’est carrément un bazooka, ça fait une torche. Donc ils ouvrent le sac, « excusez- moi, mademoiselle, je suis obligé de confisquer ça », « il y a pas de problème », je suis passée plusieurs fois, je faisais les trucs à l’arraché comme ça… Et donc je te dis, tu as un sentiment de pouvoir et de puissance dans ce que tu fais. (…) Je saute en parachute, j’ai ma licence, j’adore ça… Tous ces trucs-là, ouais, c’est ça, je suis accro à l’adrénaline, au risque et tout ça. Et dans ce boulot-là, c’est ce qui m’éclatait le plus, c’était… Passer les frontières, passer les aéroports, les gares. (Séverine, 32 ans, bureau, 1 détention (+1 après entretien), ILS, 5 ans, libre)

Si Séverine est prolixe, l’argumentation qu’elle développe n’est pas singulière : Miloud, à son niveau, vit des exploits qui, (re)produits au cours de l’entretien, construisent ce que nous sommes tenter d’appeler un petit mythe biographique.

Quel est le bourgeois qui a déjà posé son cul dans des Porsche, dans des grosses BM 16 soupapes. Même si elles étaient volées, quel bourgeois l'a fait ? Aucun. T'as qu'à regarder dehors. Et pour moi, c'est peut-être des petits trucs, mais lui, il l'aura jamais fait. Qui a sauté d'un ravin, à 15 mètres ? Jamais fait ? Tu t'es déjà fait tirer dessus par des keufs, les balles, elles te frôlent, grave. T'as déjà monté à 280 sur une moto, sans casque sans rien à trois dessus ? Non ? Moi ouais. Des trucs de malade quoi, quand tu repenses.

(Miloud, 29 ans, Lieu formation placement extérieur, une dizaine d’incarcérations, violences (divers), fin de peine).

Le rejet du travail laborieux constitue un élément central du « choix » délinquant. Pour la majorité sans diplôme, sans expérience professionnelle légale et sans capital social qui aideraient la recherche d’emploi, c’est l’usine qui apparaît comme l’une des seules perspectives pour celui qui veut se ranger. Pour quelques autres, comme David, ce n’est pas

l’absence d’opportunité mais bel et bien une lassitude générale, sorte d’incapacité psychologique à « vivre normalement ».

Je volais des vélos au début. Après à 14 ans, c'est devenu les mobylettes, les motos, et là, première incarcération, vol de moto. A la sortie de prison je fais un stage dans un laboratoire de prothèse dentaire, durant un an. Ensuite le chômage, ensuite, j'ai retravaillé quand j'ai eu mon permis de conduire dans une société de transport. Et très vite, disons que le boulot que je faisais me plaisait pas. Je me suis laissé un peu aller. L'argent facile, le vol. Et puis c'était très bien avec ça. Sans se lever tôt. C'est un milieu qui peut attirer aussi, parce que c'est un milieu où l'argent circule. La plupart de ces gens ont le même désir de vivre pleinement ce qu'ils ont envie de vivre, sans trop en chier. Gagner facilement de l'argent pour pas devoir aller travailler. Profiter un maximum de la vie. Que ça soit les loisirs, faire de la planche à voile, faire de l'équitation, des trucs comme ça que j'aime bien. Je préférais passer une après-midi sur une planche à voile que dans un bureau, où il fallait poser ses jours de vacances bien avant, c'était un truc qui me plaisait pas du tout. Pas devoir attendre d'être en vacances ou en week-end pour vivre carrément.

(David, 39 ans, MA, 4ème détention, recel d’habitude, escroquerie, préventive, en

détention depuis 14 mois).

La délinquance professionnelle peut donc apparaître comme un choix, argumenté tant d’un point de vue « interne » – les avantages du métier – qu’externe – la médiocrité des autres possibilités ; mais un autre système d’argumentation : celui de la « voie sans retour », s’entremêler à la rhétorique de la vie formidable ; chaque choix restreint le domaine du possible, et constitue en ce sens une contrainte potentielle.