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C HAPITRE 2 P ROFESSIONNALISATION :

1/ L’enfermement de différentiation

1.2 Devenir délinquant : la prison comme rite de passage

1.2.1 Techniques du corps en prison

Nous avons eu l’occasion d’évoquer lors du chapitre précédent la manière dont un détenu peut être l’objet de racket s’il n’a pas un réseau de sociabilité protecteur. Nous avions donné l’exemple de Pierre racketté en Belgique parce qu’il ne connaît personne et ne sait pas comment s’y prendre. En fait, lors de ses incarcérations suivantes, il a réussi à « faire comprendre » aux prédateurs potentiels qu’il étaient « mal tombés ». Pour ce faire, un véritable apprentissage corporel est nécessaire à celui qui ne veut plus avoir d’ennuis : être sûr

de soi, regarder dans les yeux, être plus costaud ou en tout cas être déterminé à la bagarre, etc. Ces processus doivent non pas/plus être analysés en termes de dressage du corps132 mais davantage en termes de techniques du corps133, véritables imitations et apprentissages corporels, adoption et incorporation d’un hexis délinquant, conçu comme passage obligé pour celui qui veut définitivement être tranquille en détention.

Le simple fait de marcher, par exemple, comme toute autre technique, revêt toujours une forme particulière, dont l’incorporation s’opère par des processus physio-psycho- sociologiques134. M. Mauss, théoricien des techniques du corps, a distingué trois types spécifiques : les techniques propres à chaque société, les techniques propres à chaque génération, et, ce qui nous intéresse particulièrement ici, les techniques propres à chaque groupe. Ici, la structure même de l’organisation carcérale impose une « primauté de l’honneur135 » entre surveillants et détenus dont l’attitude physique et l’aptitude à régler des conflits entre hommes – et non pas par une voie administrative, considérée comme indigne – n’est pas exempte. Au niveau des relations entre détenus, l’ambiance de prédation, prédisposée par l’économie carcérale de pénurie, nécessite, pour ceux qui veulent éviter tout ennui, d’adopter le comportement adéquat, centré sur les valeurs hypermasculines d’honneur, de dureté, ainsi que sur l’impératif ardent du respect individuel obtenu par l’exhibition agressive et l’actualisation périodique de la capacité à infliger de la violence physique136. Autant d’attitudes qui s’apprennent d’abord par imitation. « C’est précisément dans cette notion de prestige de la personne qui fait l’acte ordonné, autorisé, prouvé, que se trouve tout l’élément social137 ». Le large extrait de François est significatif : il démontre comment le jeune primaire doit apprendre la rudesse physique en prison, même si dehors il était déjà un « violent ». L’extrait suivant permet d’apprécier l’argumentation de François, enrichie par le fait que l’enquêteur est pris à partie : je suis considéré comme, potentiellement, une proie rêvée :

Ils voient que je dis bonjour à beaucoup de monde, donc tout de suite, ils se disent « ah lui, il a l'habitude de venir » et puis ils me reconnaissent de toutes façons, ils se disent « on va pas le faire chier, c'est un ancien ». Mais les arrivants quand ils arrivent, ils se font prendre leur blouson, leurs baskets… Mon codétenu, c’est un arrivant, je lui ai dit, « laisse-toi pas faire. Si on te demande tes baskets ou ton

132 Foucault, 1975. 133 Mauss, 1966. 134 Mauss, 1966. 135 Chauvenet, 1998. 136 Wacquant, 2001b, 41. 137 Mauss, 1966, 369.

blouson, tu dis « il y a rien ! », tu bagarres si il faut, tu prends une grosse tête, tu vas au mitard si il faut, mais au moins quand tu vas remonter, t’as ta fierté, tu vas aller en promenade, et tu peux regarder les gens droit dans les yeux. Il y a plus personne qui va t'emmerder, parce que tu commences à donner, les gens ils voient que tu donnes tes baskets, et après quand tu descends en promenade, t'as tout faux. T'es jamais tranquille, t'es plus tranquille. Tu peux pas tourner [aller en promenade], les gens ils te regardent, ils veulent tous te faire chier quoi. Et ça les petits jeunes, ils savent pas ça. Ils ont peur en général, ils voient deux ou trois mecs arriver sur eux, ça y est, ils ont peur, parce qu'ils savent très bien ce qu'ils font eux dehors déjà. T'auras beau être un voleur, parmi les voleurs, t'es à l'abri de rien du tout. T'es une victime comme tout le monde. Quand t'es arrivant, jamais venu, t'es tout désigné, t'as tout faux… Toi, par contre, je te verrais pas ici. Ne viens pas, s'il te plaît, ne viens pas ! Là, comment t'es, tu passerais pas. Les gens, ils se fient beaucoup au visage ou… T'aurais l'habitude de venir, ça va, tu connaîtrais des gens… Mais comme t'es là, tu viens la première fois, t'es sûr et certain, à 100%, il t'arrive quelque chose. Il y a quelqu'un qui vient te voir dans les dix minutes que t'es en promenade. Si t'arrives, t'as pas de belles baskets, ou un beau blouson, encore à la rigueur, ça passe. Mais si t'as un beau truc qui leur plaît, c'est foutu. C'est foutu (il rit, silence).

(François, 26 ans, maison d’arrêt, 8ème détention, tentative de vol avec effraction,

condamné, en détention depuis 3 mois).

Nous pourrions multiplier les exemples qui marquent l’opposition entre le primaire et l’habitué : c’est la reconnaissance physique par les pairs mais aussi l’attitude, « le visage », les premiers signes envoyés aux autres qui produisent la sécurité. « La deuxième fois, tu sais quoi dire, tu sais comment marcher, tu vas pas baisser les yeux », « quand tu reviens, tu fais pas les mêmes erreurs, tu t’imposes et tu mets le holà cash, direct », « après, tu montres que t’as pas peur », etc. Ces éléments constituent des techniques du corps qui contribuent à « fabriquer » le délinquant, et expliquent sans doute pour partie le constat « mystérieux » de nombreux délinquants qui, après un passage en prison, sont immédiatement « pistés » dans les magasins : « je sais pas, on dirait que c’est marqué sur mon front, je viens pour acheter, et c’est tout de suite, tout de suite, les videurs me lâchent plus ».