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La « fidélité » à l’institution : le temps évidé

C HAPITRE 4 L A MÉCANIQUE DU TEMPS VIDE

1/ La « fidélité » à l’institution : le temps évidé

La loyauté [ou fidélité], par le conformisme qu’elle suppose, a pour effet de conserver la coopération et de consolider le contrôle social. L’individu mécontent continue d’adhérer aux finalités de la coopération et à faire confiance au mode institué de contrôle social232.

L’ « adhésion aux finalités » peut s’inscrire, au sein de la structure sécuritaire de la prison, dans la mise en place d’un système d’activités dont l’unique but est de « tuer le temps ».

La première chose que tu fais, c’est ta toilette. Tu fais du café… Ça prend du temps quand même, parce qu’on a pas les cafetières électriques. Mon emploi du temps quand je suis en prison, c’est le matin, première chose que je fais, je me lave la figure, hop, je fais un café, je déjeune à la limite, ça dépend des périodes. Je déjeune, et puis là, on a promenade. Soit tu peux sortir en promenade, ou alors tu peux regarder la télé, ou, si t’es avec quelqu’un jouer aux cartes, ou des trucs comme ça. Bon, en général, tu vas en promenade, et quand tu reviens, tout de suite, c’est la bouffe. Si t’as les moyens de t’acheter à manger, tu te fais à manger, ça, ça te prend déjà une matinée. Entre deux, tu joues aux cartes, tu peux jouer aux échecs, tu peux jouer aux dames. Ça passe relativement vite, hein, la prison. Même que il y a des gens qui vont te dire « ouais, c’est long, c’est chiant », je veux dire quand t’as pas d’occupation, tu trouves même pas le temps des fois de dire « ouais, je vais écrire à ma famille », parce que t’as pas trop d’idées, mais aussi parce que il y a un beau film, maintenant il y a la télé dans toutes les prisons, il y a un beau film, tu joues une partie d’échecs, allez, tu vas en refaire une, et puis une autre, donc « tiens, j’ai pas trouvé le temps d’écrire aujourd’hui », tu vois, ça, ça arrive. (Fabien, 29 ans, chez lui, une dizaine de détentions, libre).

Le rythme carcéral est d’abord un rythme de quotidienneté, dont la nature émerge du modèle cellulaire et sécuritaire de la prison. La gestion du temps carcéral, principe dominant d’organisation du travail entre surveillants, s’articule à la gestion des "mouvements" des détenus dans l’espace carcéral ; la régulation du temps et de l’espace est ordonnée autour de ce concept fondamental233, et sa mise en pratique structure fortement les activités hors cellule.

232 Bajoit, 1988, 331.

En cellule en revanche, la structuration du temps, plus floue, résulte essentiellement du type de relation – au sein de laquelle les rapports de domination peuvent être prégnants et explicites – instaurés entre les différents co-cellulaires. Chaque activité : faire du café, faire à manger, jouer aux échecs, mais aussi lire une lettre, écrire, discuter avec son codétenu, est étirée ou inlassablement répétée.

Là, quand on travaille, on travaille… Sinon, essayer de regarder au maximum la télé, écrire, dessiner, j’envoie des dessins à mes enfants. Comme j’ai pas beaucoup de correspondance, parce que ma femme, elle m’écrit… Ben on essaye de s’arranger, par exemple, le matin de bonne heure, je me lève, je prépare le café, comme si j’étais chez moi, ben j’attends qu’ils soient installés, hop, l’eau elle est chaude, je leur donne du café. Comme eux, après, ils font pareil. J’ai jamais bu autant de café ici que chez moi (il rit), et… on essaye de passer le temps sur n’importe quoi. Que ça soit… Le linge ou n’importe quoi.

(Bernard, 45 ans, stage emploi, homicide involontaire, libre après 14 mois de détention).

Ce « jeu » temporel dépasse la quotidienneté : les événements plus ponctuels, tels les parloirs familiaux, forment autant d’occasions de leurrer sa propre perception du temps carcéral.

Les parloirs, c’est toutes les semaines, tous les quinze jours, ou tous les mois, si c’est moi qui le désirais, tu vois, je disais une fois par mois, on prend deux heures au lieu d’une demi-heure, une fois par mois, ça me suffisait, je trouvais que c’était mieux parce que le temps il passait plus vite pour moi. Tu vois, un parloir, c’était un mois pour moi. Une visite, c’était un mois qui s’était écoulé. Tu vois ? Ça, je m’en suis servi pour dire d’espacer un peu le temps (silence).

(Fabien, 29 ans, chez lui, une dizaine de détentions, libre).

On peut alors considérer que la « loyauté » consiste, en prison, en la recherche d’un évidement du temps. Cet évidement, si difficile à saisir pour celui qui n’est pas détenu, permet d’un peu mieux comprendre la récurrence, à travers les entretiens, de l’affirmation selon laquelle le temps passé en prison ne parvient pas à s’inscrire sur le calendrier biographique de l’individu :

Le travail, tu peux l’avoir aussi. Ça, c’est quand t’as une plus grande peine, c’est quand t’as pris un an, deux ans, là tu peux demander du travail. Là, les journées, je te dis, ils passent vite. En fait, moi, j’ai jamais trouvé, j’ai déjà trouvé le temps long en prison, mais… Allez, je vais te dire, j’ai déjà passé deux, trois ans en prison, que le jour où je sortais, que je me disais « merde, le jour où je suis rentré, c’est comme si c’était hier ». Tu vois, tellement, c’est pas… Et des années de prison, j’en ai fait beaucoup, tu vois. Quand j’y repense maintenant, je me dis… Ben je me rappelle maintenant la première fois que je suis rentré, tu vois, et ça me paraît pas tellement loin, tu vois.

Comme Fabien, Miloud ressent un vif décalage entre les années « objectivement » passées en prison et sa perception des choses : le corps semble avoir vieilli sans avoir vécu. E. Goffman avait déjà perçu le processus : « le reclus finit par penser que la période correspondant à la durée de son séjour forcé – sa peine – a été pour lui une période d’exil total, hors de la vie234 ».

Tu sais, moi, en tant que mec qui est rentré la première fois il y a plus de dix ans maintenant, ben tu sais, il y a un décalage par rapport au temps et à moi. Je vis tout en étant décalé par rapport au temps. Moi, je me considère pas comme un mec de 29 ans, tu vois quoi ? Ouais, je me sens pas vieillir, tu sais. Et quelque part, la prison… Je me sens pas vieillir… Et j'arrive pas à assimiler que j'ai 29 ans, c'est vrai. J'arrive pas à assimiler que j'ai 29 ans, bientôt 30. C'est bizarre hein.

(Miloud, 29 ans, Lieu formation placement extérieur, une dizaine d’incarcérations, violences (divers), fin de peine).

Tuer le temps par l’hyper-activité résulte de la nécessité de gérer la « pression », terme couramment utilisé par les détenus, qui pèse sur eux. L’activité peut constituer un défoulement, une distraction qui permet de gérer leurs tensions235. L’exemple sportif est typique :

Le temps passe en prison, quand tu sais t’occuper. Par exemple, tu vas faire du sport. Moi personnellement, j’étais à trois heures, quatre heures de sport par jour. Pendant deux ans, trois ans comme ça. Et si je faisais pas du sport pendant une journée, j’étais électrique, j’étais fou. J’ai toujours, je me suis toujours occupé. (Fabien, 29 ans, chez lui, une dizaine de détentions, libre).

L’allongement de la durée de chaque acte de la vie quotidienne sont des préoccupations fortes : l’un lit et relit toute la soirée une courte lettre reçue, recommence des dizaines de fois sa réponse les jours qui suivent ; un autre fait trois heures de ménage par jour ; un autre encore travaille 13 heures par jour en cellule. Activité et hyperactivité s’inscrivent dans cette même logique : « ne pas penser », ou, au mieux, « penser à autre chose ».

Une place de balayeur, je saute dessus ; là, ils me proposent une place, j'y vais direct ! Bouger de la cellule quoi... Changer. Ça te passe le temps à fond ! Le matin, tu passes le café, tu nettoies toutes les douches à brosser, tu passes la

234 Goffman, 1968, 113.

gamelle, t'as pas le temps... Tu calcules rien, et tu vois pas le temps passer. C'est bien, balayeur.

(Daniel, 30 ans, MA, 7 détentions, tentative de vol aggravé (+ divers), condamné- prévenu, depuis 1 mois et demi).

Ne rien calculer, ne rien comprendre, ne pas penser, tel semble l’extrême vers lequel tend la fidélité en prison. L’action ne s’inscrit plus dans une perspective, elle n’a d’autre but que d’en finir, d’annihiler l’épreuve spatio-temporelle. L’adaptation à la prison, « faire avec les contraintes », « se faire une raison », consistent en une routinisation radicale de l’activité.

Vous prenez la vie du bon côté si on peut dire. Vous êtes bloqué, vous êtes bloqué, bon, ben c’est fini, on rentre dans le système, on sait qu’on se lève à 7H30, bon ben, on finit à 11H30, on mange, et après, ça devient une chaîne… C’est la routine. On cherche pas à comprendre.

(Bernard, 45 ans, stage emploi, homicide involontaire, libre après 14 mois de détention).

Le cadre carcéral surajoute à cette routinisation, processus de répétition mécanique des mêmes actions aux mêmes moments de la journée236 une « torpeur amnésiante237 » qui la transforme en une robotisation, terme utilisé par les personnes enquêtées qui vient exprimer, précisément, le vide existentiel de cette routinisation.

En fait les journées c'est toujours répété, c'est toujours pareil, c'est toujours la même chose. On est robotisé dans le sens où qu’on sait où qu'on va quoi. On est guidé quoi. On est guidé, on sait où qu'on va. Quand on revient du travail… Ben le travail c'est normal c'est des journées, c'est toujours, c'est comme si vous travaillez, vous travaillez à la chaîne quoi, on sait ce qu'on va faire sur place quoi, et on est robotisé.

(Daniel, 30 ans, MA, 7 détentions, tentative de vol aggravé (+ divers), condamné- prévenu, depuis 1 mois et demi).

On notera ici la comparaison que Bernard effectue entre la prison et l’usine, venant rappeler la non-spécificité sociologique de l’univers carcéral, qui constitue plutôt le théâtre d’exacerbation de rapports sociaux perceptibles à l’extérieur. Miloud nous indique un dernier aspect de la « fidélité » carcérale, lorsque la structure sécuritaire est parvenue à modeler le corps et le psychisme au son d’un même diapason ; l’individu épouse, littéralement, les contraintes du monde extérieur, et le « monde extérieur » prend fin aux murs de la prison :

236 Soit un processus relativement banal, notamment dans le monde professionnel. Voir Hughes, 1996. 237 Lhuillier, Lemiszewska, 2001, 10-11.

La routine. C’est la routine en prison, t’es réglé comme une horloge. Le matin à 7 heures et demi, ils t’ouvrent, le déjeuner, des trucs comme ça. T’étais réglé. Ton horloge biologique, elle est réglée. T’as faim aux mêmes heures, l’heure de la gamelle, tu fais les mêmes choses… Moi, ça va, de ce côté-là. La détention, c’est ça en vérité : t’es réglé. C’est d’une certaine heure à une certaine heure, t’as des habitudes, ton horloge biologique et ton horloge mentale qui sont réglées pareil. (Miloud, 29 ans, Lieu formation placement extérieur, une dizaine d’incarcérations, violences (divers), fin de peine).