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Actions collectives et résistances individuelles : le temps arraché

C HAPITRE 4 L A MÉCANIQUE DU TEMPS VIDE

3/ Actions collectives et résistances individuelles : le temps arraché

La protestation met en cause le contrôle social, mais dans le but de rétablir les conditions d’une coopération plus satisfaisante. L’individu mécontent reste et essaye d’améliorer le système d’interaction de l’intérieur. Le dirigé dénonce la domination sociale, l’autorité, le pouvoir qu’il subit242.

Le droit pénitentiaire français est caractérisé par un archaïsme patent : le statut juridique des détenus est totalement conçu comme mineur par rapport à celui des personnes libres243. En particulier, ils ne bénéficient d’aucun droit constitutionnel et institutionnel d’expression et d’association ; ils ne peuvent se revendiquer, se regrouper, s’associer, se syndiquer, se défendre collectivement. Comme le souligne M. Herzog-Evans, ceux des détenus qui s’y risquent font le plus souvent l’objet de sanctions disciplinaires ou quasi-disciplinaires244. Cette dépossession des modes habituels de défense déplace les modes de protestation collectives et individuelles.

242 Bajoit, 1988, 332. 243 Herzog-Evans, 2002, 29. 244 Herzog-Evans, 2002, 29-30.

3.1 Des actions collectives illégales

En effet, bien qu’interdites, les protestations collectives existent. A. Chauvenet245 en énumère une série : traîner dans les coursives lors des mouvements, déborder les surveillants dans leur travail en les appelant sous tous les prétextes, les dénoncer lors d’écarts divers, faire la grève de la faim ou des plateaux, agresser le personnel – physiquement ou verbalement –, chahuter, refuser de se prêter à certains contrôles, se mutiner, prendre des otages, etc. Une forme caractéristique de l’action collective est l’émeute, parfois à l’origine pour défendre les intérêts spécifiques de détenus qui disposent de l’influence nécessaire pour lancer l’opération.

Là j'attends mon transfert [en centre de détention], parce que je peux pas rester là, je suis sous tension, là, je suis sous tension. Je suis un mec qui est hyper nerveux, hyper nerveux, je suis… Je démarre au quart de tour, on veut faire chier… Ils me connaissent ici. Hou là, ils me connaissent très très bien. Tu sais, j'ai quand même huit années de prison, huit années de placard, ça fait quand même beaucoup. Tout à l'heure, quand je te disais qu’on était à trois en cellule, et ben moi je suis pas à trois en cellule, moi, je suis seul, moi, j'ai besoin de personne avec moi, je suis dans ma petite cellule, j'accepte pas qu'on mette trois types dans une. Et moi je le revendique, ça (…) ils savent très bien que je démarre au quart de tour. Ils savent très bien que celui-là, il est capable de faire une émeute, ils vont pas risquer une émeute, tu sais je peux dire aux gars "hop, hop hop…".

(Adil, 31 ans, MA, 5 détentions, vol avec effraction, condamné à 21 mois de prison fermes, en détention depuis 1 mois).

Nous détaillerons au chapitre suivant la manière dont la menace de l’émeute prend une forme spécifique au sein des rapports sociaux en détention. Retenons ici que d’autres formes d’actions collectives existent, telles les collectifs de détenus, comme celui de la maison centrale de Lannemezan, qui tente de sensibiliser l’opinion publique en dénonçant leurs conditions de vie par le biais de lettres ouvertes, publiées dans des journaux, adressées au garde des Sceaux. Cependant, plus fondamentalement, le système de surveillance intime et omniprésent couplé à l’absence de droits de revendication, vient, en les dépossédant de leur autonomie, de leur indépendance, et en mettant à l’épreuve leur autocontrôle et en menaçant leur expressivité246, toucher les détenus au cœur de leur individualité propre. Deux ensembles distincts de protestations et de résistances individuelles peuvent alors se mettre en place ; l’acteur vise dans les deux cas, en œuvrant sur son propre corps, à rétablir l’intégrité de son

245 Chauvenet, 1998.

246 Indépendance, autonomie, autocontrôle et expressivité forment en effet la tétralogie de l’individualité moderne. Voir Martuccelli, 2002.

sentiment d’individualité, meurtri par la situation d’enfermement.

3.2 Résistance psychique, résistance physique : la recherche

d’une « tenue de l’intérieur »

Le premier ensemble de résistances individuelles consiste en une lutte contre l’apathie et le risque de déchéance physique qu’induit la situation l’enfermement. Pour saisir les multiples facettes de cette résistance, il faut d’abord expliciter l’interprétation des détenus selon laquelle le laisser-faire relatif du trafic de drogue en prison par les surveillants constitue un outil de production de l’ordre carcéral247.

Le mec qui pique du nez, il va pas aller mettre une droite au maton. Quelque part, ils laissent un petit peu faire. De temps en temps, ils laissent un petit peu faire. De temps en temps, ils en arrêtent un, pour dire « on en a pris un », mais il y en a qui vendent ça normalement en prison, et il y a de l’argent qui tourne à fond, c’est pas des petites sommes, c’est beaucoup.

(Fabien, 29 ans, chez lui, une dizaine de détentions, libre).

Parallèlement, une puissante rhétorique du soupçon traverse ainsi l’ensemble du système de soins en prison248 : psychotropes légaux et drogues illégales sont donc mis dans le même sac ; les détenus dénoncent ainsi une connivence entre équipes médicales et Administration pénitentiaire pour produire l’ordre carcéral. Evidemment, cette interprétation est largement rejetée par les psychiatres en prison, qui refusent d'être considérés comme des « dealers pénitentiaires », apportant camisole chimique et paix sociale. Ils mettront alors en valeur le pourcentage important de détenus présentant des troubles psychologiques antérieurs à l'incarcération249. Quoi qu’il en soit, les « cachets » apparaissent, pour les détenus, comme un instrument de production de l’apathie et de la docilité en détention.

La prison, c’est fait pour détruire, faut pas croire. Moi, j’ai vu des bonhommes rentrer, ils sortaient, c’était des légumes. Si tu savais les cachets qu’ils distribuent. A X., tu vois, ils leur donnaient même le subutex. C’est grave, franchement. T’en as, ils deviennent des légumes. Ils rentrent en prison, ils sortent, ils ont jamais été accro autant qu’en prison. C’est la réalité, c’est ce qui se passe en prison.

247 Voir Bessin, Lechien, 2000. 248

Ibid.

249 Une approche épidémiologique (Jaeger, Monceau, 1996) participe à la complexification du problème : les résultats font notamment apparaître des écarts importants dans la quantité de médicaments délivrés d’un établissement à l’autre.

Pourquoi ? Parce que pour eux, c’est une façon déjà d’éviter qu’il y ait la rébellion, par rapport au personnel, tu vois, pour avoir la paix, tout simplement. Alors ils vont détruire un jeune qui a 20 ans, ils vont le bourrer de médicaments, pour eux, c’est la solution. C’est légal…

(Julien, 36 ans, MA, 5ème détention, vol avec armes, condamné (20 ans), en

détention depuis 20 mois).

Les détenus dénoncent donc – à tort ou à raison, tel n’est pas ici le problème – une connivence entre les équipes médicales et l’Administration pénitentiaire pour produire l’absence de désordre en détention. C’est dans ce cadre que le sevrage des substances psycho-actives constituent une première forme de lutte contre l’apathie ; l’abstinence est vécue comme une manière de redevenir maître de soi-même, d’affirmer le refus du consentement, de mener une guerre symbolique contre l’institution.

Le jour où je suis tombé, je me suis dit « bon, c’est une chance, donc profitons- en », et j’en ai profité pour me sevrer. Donc ça a été très dur par rapport aux psy, et au corps médical, que je supporte pas en prison, parce que c’est vraiment des dealers, c’est des saloperies… Pour avoir la paix en prison, c’est simple, ils cachetonnent les gens à mort. A mort, à mort, à mort. Comme ça, ils dorment toute la journée, ça leur fout la paix, comme ça, ils sont tranquilles. Je voulais prouver à tous ces gens-là qu’ils avaient peut-être toutes leurs putains de statistiques, mais je voulais pas rentrer dedans, ça c’était clair. On m’a jamais mis une étiquette, on m’en mettra pas. Donc avec le dossier que j’avais, qui était un dossier vachement lourd au niveau toxique. Moi, je me shootais toutes les demi-heures, j’étais à un point grave, normalement irrécupérable, dans leurs stats’. Ça a été une fierté… Ça a été ma guerre, de leur montrer que je pouvais le faire…

(Séverine, 32 ans, bureau, 1 détention (+1 après entretien), ILS, 5 ans, libre)

Plus globalement, ce premier pan de résistance s’appuie sur une conception spécifique de sa propre individualité, selon laquelle, l’individu doit pouvoir trouver en lui-même une force morale qui lui permettra de se dresser contre le monde qui l’entoure et résister aux humiliations de toute nature250. Le souci de soi de celui qui sort de cellule, s’aère, s’abstient de prendre des drogues, reste propre, physiquement apte et harmonieux s’inscrit dans une volonté globale de « se tenir coûte que coûte », par soi-même et pour soi-même.

Michel, mon cocellulaire, ne supportait pas ce qu’il appelait les cafards. C’est les mecs qui ne sortaient que pour avoir des somnifères, et puis ils rentraient dès que possible pour aller dormir chez eux. Ils sont livides, ils sortent jamais, ils ont les yeux carrément explosés parce qu’ils sont en permanence devant la télé, ou ils dorment. Ils ont un physique assez particulier, et Michel ne supportait pas ce type de gars. Il refusait l’abattement, il mettait un point d’honneur à faire toutes ses sorties même si il faisait froid, il mettait un point d’honneur à ne jamais fermer la fenêtre, ça aussi c’était important. Il y avait toujours de l’air, même quand il faisait, même en hiver, il faisait zéro degré, il laissait la fenêtre ouverte. Il mettait un point d’honneur à se laver tous les jours, il avait une certaine hygiène…

(Théophile, 24 ans, chez moi, 1e détention, meurtre, liberté provisoire après 15

jours de préventive, non lieu).

Cette recherche individuelle d’une tenue de l’intérieur est multiforme. Donnons l’exemple de Stéphane qui, dans la quête d’une nouvelle forme de spiritualité251, trouve un support sur lequel appuyer sa protestation et sa résistance non-violente.

Le suicide, j’y ai pensé. C’est une éventualité par laquelle tu es obligé de passer. C’était une idée, ça te traverse l’esprit, quand les conditions de détention s’y prêtent. Parce que en plus, on me détenait souvent dans des conditions vraiment particulières, des quartiers d’isolement. Dans les quartiers d’isolement, t’as vraiment les boules, parce que t’es complètement coupé du monde, parce que tu deviens paranoïaque, parce que la haine prend le dessus, et bon, il y a rien de pire. Quoique il y a des gens pour qui la haine ça peut être bénéfique, parce que finalement, ça les empêche de sombrer… Bon, pour moi, la haine, c’est toujours négatif, ça c’est un point de vue actuel, qui est bouddhiste, à l’époque, j’étais pas bouddhiste. […] Alors, effectivement, on pourrait dire que c’est peut-être un exutoire, parce que je suis dans un contexte où la haine est favorisée, elle est entretenue, c’est un brasier. Donc échapper à ça, ça me paraît déjà la première des tentatives à faire. Donc c’est ce que je fais. Et par le bouddhisme, j’y suis parvenu. Or j’y croyais pas, au départ, je croyais que c’était vraiment des conneries, et qu’on pouvait pas ne pas haïr ceux qui vous font du mal. Et aujourd’hui j’en suis convaincu, parce que j’ai réussi à passer des étapes, et c’est entretenu, parce que la colère est l’aliment de la haine, donc il y a déjà le fait de pas s’énerver, rester cool, voilà, ce sont des mots simples, des attitudes simples, tu vois, malgré tout, rester cool. Voilà. Et essayer de comprendre pourquoi les gens s’acharnent à te faire du mal, à me faire du mal, à faire du mal aux autres, à faire du mal, et puis voilà. Donc le bouddhisme, c’est ça.

(Stéphane, 32 ans, MA, 1e détention, entreprise terroriste, vols à main armée,

tentative d'évasion + divers, en détention depuis 11 ans).

3.3 La résistance atomisée : l’atteinte au corps

Le deuxième ensemble de protestations individuelles ne s’enracine non plus sur le retranchement de l’acteur sur les bases, socialement construites, de son individualité, mais plutôt, symptôme ultime de l’atomisation vers laquelle tendent les relations sociales en prison252, à mettre son corps à mal pour en redevenir maître, à mettre sa santé en jeu pour

251 Dans la maison d’arrêt étudiée, la détention est également l’occasion pour de nombreux détenus de se convertir à l’islam.

retrouver un pouvoir de négociation avec l’Administration pénitentiaire. N. Bourgoin253, qui a mené une enquête quantitative sur les auto-agressions, est parti du constat que les conduites auto-agressives sont particulièrement fréquentes en milieu carcéral, et constituent des moyens d’expression et de revendication privilégiés destinés à faire pression sur l’autorité judiciaire ou administrative. Les conduites auto-agressives se distinguent donc des suicides en ce sens où elles constituent des moyens de pression, et portent en elles-mêmes une portée contestataire. N. Bourgoin note que les motifs des auto-agressions, tels qu’ils sont codifiés par l’Administration pénitentiaire, sont multiples : dépression, protestation contre les conditions de détention, difficultés familiales, grief contre le personnel, innocence, contestation de l’autorité judiciaire, problème médical, contestation de l’autorité pénitentiaire, solidarité envers d’autres détenus qui eux-mêmes protestent, volonté de transfert, dénonciation des conditions de travail, problème relatif à la toxicomanie. Ainsi, l’auto-agression, en retirant à l’institution le monopole de la violence légitime sur les corps254, permet au détenu d’en reprendre possession et, par là, de reprendre possession de son statut d’individu ; retranché sur ses bases ultimes, il (ré)ouvre un espace d’interactions conflictuelles au sein duquel il recherche des moyens pour améliorer sa condition.

Au mois de décembre, je voulais plus prendre de traitement parce que déjà, la visiteuse dépose un petit mot de mes enfants, rien d'important, elle dépose la lettre ici, dix jours après j'ai toujours pas reçu les cartes postales. J'en ai eu marre, j'ai arrêté le traitement… Je fais de l'asthme. Avant j'avais des ulcères, je pense pas que c'est lié. J'ai une hernie, j'ai les poumons en mauvais état, et en fait si j'arrête l'aérosol et le traitement, je refais des crises importantes. J'ai été voir le surveillant chef, je lui ai dit « j'ai arrêté le traitement pour la carte postale parce que c'est pas normal », parce que ça c'est se foutre de la gueule du monde ce qu'ils font. Du courrier qui est déjà à l'intérieur, au bout de dix jours, les détenus les ont pas, ça veut dire quoi ça ?

(Gérard, 40 ans, MA, une dizaine d’incarcérations, viols en réunion avec armes + divers, détention préventive, depuis 28 mois).