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Le gros coup comme sortie de galère

3.1 « Commencer sa vie » ou des rêves de normalité

3.3 La manche, la mort ou le gros coup

3.3.3 Le gros coup comme sortie de galère

Une autre sortie de la trajectoire d’engrenage est l’entrée dans un autre type de parcours, que nous examinerons en détail au chapitre suivant : le parcours de professionnalisation. Ici, la délinquance n’est plus perçue en termes de fatalité, de destin et d’engrenage où la prison

marquerait une continuité dans cette misère, mais plutôt comme un choix de vie rentable, où le temps passé en prison serait une contrepartie obligée d’un métier à risque. Les délinquants professionnels sont enviés par les autres, parce qu’ils « ne viennent pas en prison pour rien ». Ainsi, le mythe du braquage, du gros coup, comme mode d’ascension sociale qui permettrait de sortir du circuit de la galère et de la misère, est régulièrement activé au cours des entretiens.

Quand je vais sortir, il faut que je trouve un boulot, faut que je me case. Ou alors que je prends un fusil et que je vais braquer, c'est encore mieux. Parce que là, ça cumule, ça cumule, sans rien avoir pratiquement.

(Jean-Paul, 36 ans, MA, une douzaine de détentions, vol avec violence, condamné, en détention depuis 3 mois).

Une étude a montré que pour des enfants d’immigrés stigmatisés, l’engagement dans une délinquance professionnelle, ou du moins véritablement rentable, peut constituer une stratégie valorisante, une possibilité de devenir quelqu’un115, et de retourner un stigmate lourd. Cela ne concerne pas uniquement les enfants d’immigrés. Puisque l’expérience de la prison réduit l’acteur à n’être « plus qu’un délinquant », se construit le sentiment selon lequel « quitte à en avoir les honneurs, autant en avoir les avantages ».

Ces trois options ne sont pas décrites unilatéralement mais coexistent et s’articulent au sein de mêmes discours. L’extrait suivant témoigne de cette coexistence : après avoir introduit la notion d’impasse, Lionel évoque l’émancipation délinquante (la réalisation de délits enfin rentables, mais risqués pénalement et dangereux), ensuite l’image du clochard, rejeté et haï, enfin la tentation suicidaire.

Je sais pas quoi faire. Je sais pas si je dois faire un gros braquage, un truc de fou, et si ça passe, ça passe, après je suis tranquille, et si ça casse, je viens là, mais j'ai pas envie, moi, j'ai pas envie de faire des trucs comme ça. C'est vraiment si je vois que je commence à être trop vieux, toujours pas de travail rien… Parce que arrivé un moment, on est foutu. Je vais pas finir SDF à la gare en train de picoler du rouge et tout, non [ton de dégoût]. C'est pour ça, je sais pas qu'est-ce qu'il va se passer. C'est le destin (silence). Des fois, il y a des idées qui passent dans la tête. Comme une fois je suis parti au mitard, pendant deux jours, j'étais pas encore passé au prétoire, et j'ai pété un plomb, j'ai dit « allez, nique », j'ai enlevé mon lacet, je me suis pendu, ah ouais, j'ai dit « j'en ai marre ». Je me suis pendu, j'ai rien senti « ahh… », et je suis tombé, boum, heureusement que mon lacet il a cassé, sinon, je serais pas là ici. J'ai dit « allez, c'est quoi ça ? J'en ai marre, j'en ai marre ! J'ai envie d'être tranquille » et mon lacet il a cassé.

(Lionel, 22 ans, MA Loos, 3 détentions, ILS, condamné, en détention depuis 14 mois).

Conclusion

Ces récits d’engrenage forment en quelque sorte l’archétype du récit de l’ « inutile au monde » contemporain. Au cœur de ce récit de la désaffiliation, empreint d’un fatalisme radical, l’incarcération apparaît comme l’aboutissement inéluctable d’une galère. La description de systèmes de vie définis par une certaine routine carcérale rompt avec l’idée d’une opposition radicale entre l’intérieur et l’extérieur. La construction d’un monde social par-delà les murs, les stigmates, la désaffiliation, puis, éventuellement, la « déculturation », l’asilisation et les incarcérations volontaires, montrent comment les passages en prison participent à la mise en forme de trajectoires d’exclusion.

Un retour sur le caractère diffus du processus de criminalisation secondaire s’impose ici. L’observation des opérations de désignation et de stigmatisation institutionnelle ont montré que les différentes décisions d’intervenir de la part des éducateurs, policiers et autres intervenants, ne dépendent pas uniquement de la nature de l’activité délinquante, mais également de leurs représentations sociales de la délinquance : ses « ressorts », son « évolution », et le « devoir » de la punir. En ce sens, un puissant effet de destin s’opère à travers ce processus, en contribuant largement à produire les destinées énoncées et annoncées116. La dialectique sociale délinquance-répression relève donc pour une part de ce que Popper puis Watzlawick117 ont appelé « l’effet Œdipe » pour souligner le rôle important de l’oracle dans le déroulement des évènements qui conduisent à la réalisation de sa prophétie, produisant ainsi des prédictions qui se vérifient d’elles-mêmes. La maison d’arrêt constitue une forme aboutie de cet effet : réservée aux « vrais » délinquants, elle accélère largement un processus de désaffiliation qui prédispose ensuite au retour en prison, venant « confirmer » le diagnostic initial. En ce sens, si une part des recherches sur la prison semblent caractérisées par un déplacement idéologique par rapport aux thèses de M. Foucault118, notre enquête montre, d’un point de vue longitudinal – biographique – et microsociologique, le caractère heuristique de l’outil d’analyse que constitue la notion d’illégalisme119. En effet, nos observations ont permis de décrire les modalités d’applications

116

Bourdieu, 1993. 117 Watzlawick, 1985. 118 Chantraine, 2000. 119 Lascoumes, 1996.

concrètes de sélection de certains comportements au sein d’un ensemble de phénomènes relevant de l’expérience de la galère, et de leur « production » en tant que délinquance. La fonction de la maison d’arrêt est ici, de fait, celle d’une neutralisation temporaire. Si pendant longtemps, les prisons avaient pour vocation, dans les discours au moins, d’être des maisons de correction qui visaient à surmonter la résistance et faciliter la soumission120, notre époque semble novatrice en ce sens que cette « vocation », ce discours légitimateur, s’effrite au fur et à mesure qu’un pan de la « population-cible » des prisons n’est plus une main d’œuvre potentielle en manque de cœur à l’ouvrage, mais plutôt une catégorie d’ « irréductibles inemployables ». Z. Bauman a souligné que les tentatives faites pour remettre les détenus sur le chemin du travail ne prennent sens que par l’existence effective du travail. Ainsi, dans les circonstances actuelles, le confinement est plutôt une alternative à l’embauche, « une manière de canaliser et de neutraliser une partie considérable de la population dont on n’a plus besoin dans la production, et qu’on ne peut pas "remettre" au travail, parce qu’il n’y en a plus…121 ».

Cette fonction de neutralisation se double d’un puissant mécanisme de différentiation sociale. Que cette neutralisation s’inscrive dans le cadre d’une courte peine de prison ou sous le statut de la détention préventive, l’incertitude du temps de détention, et, plus fondamentalement, la structure même de la maison d’arrêt, réfute l’idée selon laquelle le détenu prépare, en prison, son insertion future. Il s’agit au contraire d’une insertion carcérale, marquée du sceau de la stigmatisation et de la disqualification. Cette neutralisation temporaire s’avère éminemment pathogène, en ce sens que la prison devient progressivement un support de l’existence qui lie l’individu à la prison par un ensemble de processus socio-psychologiques complexes. Un directeur de prison, lucide, résume le fonctionnement de son institution :

La mission d'un établissement comme celui-ci, c'est pas l'insertion du détenu. Pourquoi ? On n’a pas le temps, on n’a pas les moyens, et on a trop de détenus à notre charge (…) On a des gens pour lesquels on a l'impression que la prison, et ben elle fait complètement partie d'un parcours logique… D'allers-retours, alors on l'a intégré, alors on a trois mois qui étaient dans la nature, tout à coup, on va les exécuter, on revient, on sait pas trop comment, pourquoi. Et là, c'est extrêmement difficile de parler de réussite de l'insertion pour cette population-là, parce que on a toute la population des prévenus ici, et on en a quand même 49%, pour eux, on peut pas parler d'insertion, on sait pas où ils vont, on sait pas, ils sont pas condamnés, ils sont vraiment dans la phase du procès pénal, donc là, la prison, c'est vraiment la prison comme auxiliaire de la justice, et la détention provisoire qui est vécue comme avant le procès, et on verra une fois qu'on sera condamné. Et puis le

120 Bauman, 1999, 166. 121 Ibid, 168-169.

reste, c'est 51% de petits condamnés, qui sont là pour des peines d'un mois, deux mois, trois mois, jusqu'à six mois, pour lesquels il est extrêmement compliqué de mettre un projet en place, pourquoi, d'abord parce que il y a déjà plein de choses qui ont été tentées, qui ont échoué. Deuxièmement, la durée de séjour est tellement brève que on a du mal à monter quelque chose qui tienne la route. Et troisièmement, c'est des gens qui sont là depuis… Qui reviennent, on a tout essayé, et puis eux ont pas forcément envie de s'investir dans quelque chose. Ça arrive aussi. C'est pas que ça leur va, mais c'est qu'ils se sont adaptés. "Je sors, mais je vais recommencer à dealer ou braquer parce que c'est plus simple que de trouver un boulot"… Et on a du mal à savoir qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné ça s'arrête. Parce que ça s'arrête. Ils ont pas 50 ans, hein, ils sont jeunes. Voilà, de vingt à trente ans, on fait 4-5 passages à la maison d'arrêt de Loos, et à partir de trente ans, on va s'arrêter.

(Directeur de maison d’arrêt).

La différentiation sociale s’impose donc, au terme de l’analyse de ce premier ensemble de récits, comme le mécanisme, éminemment stigmatisant, qui, en liant inextricablement un ensemble de pratiques délinquantes et une répression singulière, constitue un marquage social qui réduit petit à petit l’ensemble de l’existence d’un individu aux statuts de délinquant et de prisonnier. Le second ensemble de récits que nous allons maintenant explorer relève lui aussi de la différentiation sociale ; mais, comme nous le détaillerons, le stigmate est cette fois-ci retourné, ouvrant là des pistes pour des formes de ré-affiliation singulières. Délinquance et répression s’y lient d’une autre manière, produisant de véritables carrières délinquantes, des trajectoires de professionnalisation.