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1.3 (Re)constructions du passé

3/ Survivre et sortir

3.1 Compter les pertes

Bernard et Félicie ont été interviewés alors qu’ils étaient récemment sortis de prison. Ces sorties se situent bien loin des rêves d’un autre monde, ou du moins d’une autre justice, d’A. Garapon : « On pourrait, une fois la peine accomplie, proposer des cérémonies de réintégration dans la vie sociale mais nos sociétés démocratiques sont toujours plus promptes à organiser des cérémonies d’exclusion211 ». Si Bernard était loin d’envisager une telle cérémonie collective qui marque son retour à l’air libre, il avait néanmoins, comme beaucoup d’autres, décidé de « marquer le coup », de « faire la fête », acte symbolique pour « tourner la page » d’une mauvaise période.

Quand la sortie approche, on commence à se dire, « Je vais faire ça, je vais faire ça ». Aller manger au restaurant, prendre une bonne cuite. Et tout compte fait, j’ai rien fait. Tout ce que j’avais prévu, j’ai rien fait. J’ai même pas pris de cuite, j’ai même pas été au restaurant,

(Bernard, 45 ans, stage emploi, homicide involontaire, libre après 14 mois de détention).

Si le rite de réintégration était devenu hors sujet dès l’instant où Bernard eût passé la dernière porte le séparant de l’extérieur, ce n’est plus, ici, en vertu de l’adage pénitentiaire « plans de prison, plans bidons » ; c’est plutôt parce que, précisément, la page n’est pas tournée : la rupture entraînée par la prison est encore bien présente, au-delà de la détention :

La prison, elle fait encore partie de ma vie, faut pas croire. Avant d’aller en prison j’étais honnête, maintenant pour eux, je suis un voyou.

Pour « eux » ?

Ben pour la société. On m’a enlevé le droit de vote, on m’a tout enlevé. On m’a enlevé mon permis, on m’a enlevé mon travail, on m’a mis plus bas que terre, alors que j’avais jamais rien eu à la société. Et du jour au lendemain, je me vois catalogué, et puis c’est fini.

(Bernard, 45 ans, stage emploi, homicide involontaire, libre après 14 mois de détention).

Ainsi, Bernard compte les pertes. A celles des droits civiques, du permis de conduire et du travail s’ajoutent la femme, le logement, les économies, les amis :

Tous mes copains m’ont laissé tomber. Du jour que je suis rentré en maison d’arrêt. J’ai écrit, j’ai écrit, j’ai jamais eu de réponse. Quand vous rentrez dans ce milieu, c’est fini, vous perdez tout. Ou alors, il faut avoir un milieu de voleur, un milieu de délinquant. Là, il y a pas de problème, la prison, les gens s’en foutent. Mais à partir du moment où vous êtes quelqu’un de bien, c’est fini.

Ils vous ont pas répondu, et une fois sorti ?

J’ai pas cherché à les voir. Ils m’ont ignoré pendant 14 mois. Même pas envoyé un petit mandat, même pas un petit mot… C’est pas possible, je pouvais pas faire l’hypocrite, parce que pour moi, ça aurait été faire l’hypocrite… Ou eux auraient fait l’hypocrite « ah bah on t’a écrit, t’as pas dû recevoir la lettre », je crois que je l’aurais mal pris hein.

(Bernard, 45 ans, stage emploi, homicide involontaire, libre après 14 mois de détention).

Il peut voir ses enfants un week-end tous les quinze jours, mais le plus petit d’entre eux ne le reconnaît pas comme son père. Pour tenter malgré tout d’enrayer l’actualité de la prison, Bernard évite les parcours post-carcéraux institutionnalisés :

Je mettais de l’argent de côté quand même, je suis sorti en gros avec 5 000 francs, parce que je savais pertinemment que j’aurais rien. Ma belle-sœur m’avait prévenue. Je mettais de l’argent de côté, en prévision de retrouver un logement et… Si j’avais pas fait ça, j’aurais dû me retrouver en foyer, et en foyers, tous les délinquants que vous avez en prison, vous les retrouvez, faut pas croire (silence). (Bernard, 45 ans, stage emploi, homicide involontaire, libre après 14 mois de détention).

Condamné également à une peine de prison avec sursis, il est encore, au moment de l’entretien, sous contrôle judiciaire. Le comité de probation lui propose alors de faire un stage « recherche d'emploi ». D’abord sceptique, c’est ensuite par pragmatisme qu’il accepte : le stage lui permet de stopper temporairement la diminution inquiétante de ses allocations chômage. Il n’espère plus, par contre, trouver un emploi.

Félicie, elle, interprète sa détention comme l’aboutissement d’une faiblesse générale, d’une soumission passive et « bête » que les sept années de détention ont permis d’anéantir.

La prison, ça m'a fait réfléchir sur certaines choses que j'avais pas eu le temps auparavant ; j'étais trop gentille auparavant, et pas assez forte de caractère. On me prenait pour une bonne poire. Maintenant, je tomberais plus dans le même piège. Si on a un problème maintenant, je saurais comment m'en sortir quoi. J'ai fait le point sur ma situation et je me suis dit : « tu feras plus les mêmes conneries dans ta vie ». Maintenant, c'est clair, c'est net : le même problème peut se poser : soit j'interviens par moi-même, et je mets des coups, c'est clair (elle rit) : il en prendra, j'en prendrai

peut-être mais bon... Parce que là, j'ai... Non-assistance à personne en danger, et complicité.

(Félicie, 42 ans, dans mon bureau, complicité de viol sur mineur par ascendant, une détention, 7 ans, libre).

Terminant sa peine dans le cadre d’un chantier extérieur, Félicie a appris à rédiger des CV, à découvrir l’informatique. Elle découvre le « monde du travail », qui lui était totalement étranger lorsqu’elle était une femme soumise à l’oppression de son mari. Elle effectue deux stages avec les « petites sœurs des pauvres », où elle aide des personnes âgées à domicile. Mais son parcours d’insertion est semé d’embûches ; l’une de celles-ci est qu’en sept années de prison, les papiers administratifs de base nécessaires aux diverses démarches administratives n’ont pas été réalisés !

8 mois que j'ai fait une demande de carte d'identité : je l'ai toujours pas. Ma carte de sécu : pareil. Donc là, je me suis énervée : j'ai téléphoné la semaine dernière, après votre coup de fil, d'ailleurs. J'ai téléphoné, puis j'ai dit à la préfecture de B. que j'avais toujours pas ma carte d'identité, que ça faisait autant de temps ! Qu'est- ce qu'ils m'ont sorti ? Ils m'ont sorti que j'étais de V., donc que ça avait dû être envoyé à la mairie de V. Or, j’en revenais ! Je savais très bien que ma carte n'était pas là : je venais juste de demander. Donc, j'ai demandé si ils me prenaient pour des cons. De là, il m'a dit : « Ben, on va voir ; ça a peut-être été renvoyé sur B. [centre de détention] et tout ». J'ai dit : « Non, ça a pas été renvoyé à B. ; je me suis renseignée avant de sortir ». Et pour ma carte de sécu, même topo... Dans ce que j'ai fait, j'ai râlé donc ils m'ont envoyé une attestation, et de là, avec mon attestation, je suis repartie à la sécu de V., qui m'ont fait la même attestation. (Félicie, 42 ans, dans mon bureau, complicité de viol sur mineur par ascendant, une détention, 7 ans, libre).

Félicie conçoit son insertion comme une succession d’étapes qu’il ne faut surtout pas brûler. Avoir un logement est la première nécessité – elle est hébergée chez son amie de détention, libérée quelques mois avant elle. Ensuite, elle pourra commencer à chercher un travail. C’est seulement après l’obtention de celui-ci qu’elle pourra envisager de reprendre ses enfants, confiés à une famille d’accueil lors de la mise sous écrou.