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PARTIE 3: L’ANALYSE DES RESULTATS DE L’ENQUETE DE TERRAIN

5.1 Stratégies d’ascension sociale

5.1.1 Une stratégie familiale orientée vers la prospérité.

Parmi les cas choisis, la famille Boeriu permet le mieux de configurer et de révéler les caractéristiques de cette première catégorie. La famille est composée de deux adultes entre 45 et 50 ans, et de deux enfants de 16 ans et de 18 ans, élèves au lycée. Les deux membres du couple exercent une profession libérale au sein du secteur privé. M. Boeriu est aussi professeur à l’Université de Bucarest et il a occupé pour de courtes périodes après 1989 des fonctions supérieures dans le Gouvernement roumain. Ils habitent dans la capitale, Bucarest. Cette famille, en saisissant les occasions favorables durant la période de transition postcommuniste, a construit une stratégie de vie familiale qui lui a apporté la prospérité et en même temps une ascension sur l’échelle sociale.

La définition de la situation actuelle

de soucis ni pour le présent, ni pour l’avenir. Pour donner une image plus réaliste du niveau économique de cette famille, M. Boeriu nous a déclaré que leurs revenus sont plus que satisfaisants, et que sa famille se situe dans la couche supérieure de la société roumaine actuelle. En outre, il apprécie que, par leurs conditions de vie et leur position sociale, lui et les siens fassent partie « de la haute classe, de ceux très contents de leur situation professionnelle (…) de la classe de ceux qui sont heureux. » Pour mieux comprendre cette situation, il faut tenir compte de plusieurs éléments. D’abord, l’emploi dans le milieu privé (professions libérales) apporte des revenus substantiels. Ce niveau économique élevé leur a permis d’habiter dans une zone résidentielle de Bucarest. Ils ont orienté aussi leurs investissements dans la scolarité des enfants qui font des études dans un lycée privé où les coûts sont très élevés. L’accès à ce genre d’institutions est limité, réservé aux familles qui ont un potentiel financier supérieur.

Dans l’analyse de cette stratégie familiale, il faut tenir compte aussi des relations de solidarité développées avec les parents qui se manifestent par des échanges et des services. Cette entraide se manifeste dans un double sens. D’abord la cohabitation durant de longues périodes avec les parents tant du côté de la femme que du côté de son mari, est considérée comme nécessaire et bénéfique. Les parents prennent en charge la plupart de tâches ménagères et s’occupent également de leurs petits-enfants, ce qui facilite la présence du jeune couple sur le marché du travail. En même temps, cette aide des parents permet au couple d’avoir plus de temps libre pour d’autres activités, culturelles ou de loisir.

L’importance de ces pratiques de solidarité est bien résumée par M. Boeriu qui affirme que « dans les périodes où nos parents habitent ici leur contribution est majeure car tout ce qui est rattaché à la cuisine ou aux tâches ménagères est pris en charge par eux. Nos parents ont une contribution majeure à notre foyer. »Pour les tâches ménagères, il y a aussi une personne (femme de ménage) qui vient de l’extérieur, ce qui suppose que la famille a un niveau économique et social élevé.

En second lieu, étant donné que les revenus des parents sont des pensions de retraites d’un niveau très faibles, l’entraide financière devient indispensable. Dans cette optique, M. Boeriu considère qu’aider leurs parents est un geste absolument « normal » et il résume cela ainsi:

« Bien sûr qu’on aide nos parents, sans discussion; ils peuvent s’en sortir comme s’en sort 80 % de la société roumaine, vivant d’une pension de 1 400 000 lei (l’équivalent de 70 euros) chacun. Pourtant, dans notre famille, il n y a pas une mise en commun financière, parce que nous habitons, en principe, des logements séparés. »

Le parcours de vie familiale de l’époque communiste à la période postcommuniste

Les expériences vécues par cette famille sont nettement différentes entre la période d’avant et d’après 1989. Si le vécu durant les années du communisme signifie une série de frustrations et d’ennuis, les changements postcommunistes sont chargés de satisfaction et ont des effets positifs visibles dans leur ascension professionnelle et dans leurs conditions de vie. Le souvenir de l’habitation dans des conditions précaires d’une banlieue de la capitale, la pénurie alimentaire, le manque d’électricité, de chauffage et les autres difficultés qui ont accompagné la crise économique des années 1980 sont présentés sous la forme d’une critique virulente envers l’époque communiste. M. Boeriu illustre ainsi ces moments vécus par sa famille:

« Avant 1989 nous travaillions dans le même domaine judiciaire et ce domaine a été en quelque sorte privilégié de point de vue matériel, même à l’époque communiste. Malgré ce fait, je dois dire, qu’avant 1989 nous avons vécu très difficilement surtout pendant les premiers deux ans de mariage. Nous avons commencé notre vie familiale pratiquement à zéro; nous avons habité comme locataires et nous avons acheté les choses nécessaires peu à peu, même celles qui sont essentielles au départ dans la vie du couple. Nous habitions à l’extérieur de Bucarest. En ville, il était très difficile d’obtenir un appartement. À ces difficultés on devait ajouter celles des conditions de vie, comme par exemple le manque de chauffage. C’était terrible: ma femme était enceinte et dans la maison nous avions une température de 5 degrés. La pénurie alimentaire nous a affectés, mais nous n’étions pas vraiment dans le danger de mourir d’inanition. Mais chaque aliment et chaque bien nécessaire que nous voulions nous procurer supposait une vraie aventure et la création de relations avec les vendeurs, relations dont nous n’étions pas toujours contents. Celles-ci sont les raisons pour lesquelles ni moi ni ma femme ne regrettons pas cette époque, nous ne sommes pas des ‘fans’ du régime communiste d’avant 1989. »

Le contexte d’après 1989 a créé des opportunités dont cette famille a profité. Bien que les changements apparaissent aujourd’hui remarquables, ils se sont produits de façon graduelle, selon une succession d’étapes. Comme l’a déclaré M. Boeriu, « les choses ne se sont pas améliorées radicalement, ni de façon spectaculaire; pratiquement les choses ont commencé à mieux fonctionner au moment où le Parlement a adopté les lois de privatisation transférant nos professions du secteur public au privé, lorsque nous avons cessé d’être liés à l’État. » Même si, avant 1989, certains professionnels du domaine juridique n’étaient pas des fonctionnaires de l’État, ils possédaient pourtant un certain statut, qui limitait leur liberté professionnelle. Ces contraintes visaient aussi les revenus.

À partir de 1995, la situation matérielle s’est beaucoup améliorée. Ce progrès matériel a donné aux Boeriu la possibilité de développer un nouveau projet résidentiel. Après une période durant l’époque Ceausescu, pendant laquelle ils ont résidé comme locataires, d’abord dans un logement appartenant à un propriétaire privé et puis dans un appartement de l’État, ils ont eu le droit d’acheter leur appartement grâce aux changements législatifs du début des années 1990. Depuis l’an 2000, ils possèdent une villa au centre-ville de Bucarest dans un quartier résidentiel qui leur offre le confort, la satisfaction et des conditions de vie très élevées. Mais la différence entre ces deux époques ne se fait pas seulement sur le plan matériel, une amélioration s’observe aussi, dans leurs stratégies de vie par rapport aux changements importants concernant les activités sociales et de loisirs. Ils se permettent des vacances et des voyages à l’étranger, ce qui avant 1989 était inimaginable en raison de la fermeture des frontières des pays du bloc communiste.

Au niveau symbolique, les représentations de cette famille sur les changements observés dans leur vécu familial et aussi dans la société roumaine en général, sont favorables. Selon M. Boeriu, le changement de la société roumaine est visible et dynamique sur tous les plans de la vie et il résume cela de cette façon:

« Notre société a changé. Catégoriquement! Et ici on inclut une multitude de facteurs, du moins de notre point de vue. Bien sûr que le bien-être est très important, mais nous pensons qu’à cela s’ajoutent d’autres caractéristiques de notre société en transition, ou

comment on veut la nommer. Néanmoins, généralement, c’est une société libre et la liberté, au-delà du bien-être dont on parle souvent, nous a offert d’autres possibilités: l’accès à l’information, les voyages, des aspects importants dont nous avons profité plus ou moins. Nous ne sommes pas une famille de globe-trotters, mais en général on essaie de saisir les occasions pour faire plaisir à nos yeux, et à notre esprit. »

La structuration des transformations postcommunistes

Dans la construction de la stratégie familiale orientée vers la prospérité durant la période postcommuniste, on identifie plusieurs éléments. Ainsi, parallèlement aux opportunités objectives sur le plan économique et social offertes par le contexte postcommuniste, on ajoute les ressources personnelles et familiales. Ainsi les ressources personnelles (l’âge des membres du couple qui se situe dans la catégorie des 45-50 ans), les ressources culturelles (leur formation universitaire), les ressources professionnelles (profession libérale) et les ressources familiales (l’entraide et le support affectif offert par leurs parents) leur donnent un meilleur positionnement dans la hiérarchie sociale. Néanmoins, le passage des professions du domaine public au domaine privé est le facteur essentiel qui oriente l’action de cette famille vers une mobilité sociale ascendante. Cependant, on doit prendre en compte la position politique occupée par M. Boeriu, position qui lui a certainement apporté un capital de prestige et a donné à sa famille un statut privilégié.

L’accès à la propriété privée leur a permis d’abord d’acheter l’appartement dans lequel ils habitaient et puis de le vendre pour ensuite acheter un logement de standing et plusieurs voitures. Ces actions ont eu une signification importante, dans l’amélioration du confort de la famille. En même temps, la solidarité familiale dans la famille Boeriu est très importante, elle faisant partie de la continuité de l’entraide mutuelle. Les aspects que nous avons pu voir dans cette solidarité nous amènent à la conclusion qu’elle est sans doute fondée sur l’affectivité, mais elle a également une dimension pragmatique. La prise en charge des tâches domestiques par les parents autant du côté de la femme que du côté de l’homme durant leurs périodes de cohabitation avec la famille Boeriu, a été une aide importante. Cette aide permet au couple de se consacrer davantage à la carrière et en même temps d’avoir plus de temps libre. Mais l’entraide a un sens double dans ce cas. Les dons d’argent que la famille Boeriu offre aux

parents dont les pensions sont d’un niveau très bas, ont également une importance dans la sécurité matérielle de la famille.

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