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PARTIE 2 : CADRE CONCEPTUEL ET METHODOLOGIQUE

4.2 L’histoire de vie – fondements épistémologiques

En choisissant « l’histoire de vie » pour étudier les trajectoires familiales durant la période postcommuniste, nous nous inscrivons dans une vision interprétative et constructiviste de la recherche. Celle-ci renvoie à la perspective épistémologique dans laquelle le chercheur réalise l’exploration du social tout en prenant en compte le sens que les acteurs sociaux donnent à leur réalité. Cette conception de la connaissance du réel privilégie l’expérience « humaine » en reconnaissant au sujet les capacités de conscience critique, d’initiative et d’action (Bertaux, 1980 : 218). Selon Ferrarotti, les individus sont porteurs des éléments de l’univers social et historique dans lequel ils vivent, offrant ainsi la possibilité de connaître la réalité sociale à partir de la spécificité irréductible d’une praxis individuelle comprise à travers leurs actes et leurs pratiques (Ferrarotti, 1983). La notion de praxis ne considère pas l’homme comme un objet passif soumis aux déterminismes sociaux (Houle, 2003), au contraire : les comportements expriment une praxis qui transgresse les déterminismes généraux de la société. Selon cette conception, on peut observer dans les actes et dans les comportements humains autant la présence des conditionnements sociaux que de la praxis par laquelle l’individu intériorise et transforme les structures sociales (Ferrarotti, 1983 : 50-51).

Dans les débats sociologiques, cette stratégie fondée sur l’histoire de vie est considérée souvent comme privilégiant la connaissance individuelle et subjective au détriment d’une connaissance holiste de la réalité sociale. Mais cette division entre général et individuel s’atténue quand de l’histoire de vie de l’individu, on passe à l’histoire de la famille car ainsi on peut mieux saisir autant le jeu des rapports sociaux que les actions sociales (Bertaux, 1976). Dans cette perspective le groupe familial favorise une meilleure connaissance du social parce que c’est dans la famille (en tant que groupe primaire) qu’on trouve des forces constitutives de la réalité sociale qui créent en permanence du lien social ainsi que les cadres sociaux d’une mémoire collective (Farrugia, 2000 : 71).

4.2.1 L’approche de l’histoire de vie et son usage

L’histoire de vie, a comme objet d’étude la construction du sens à partir des événements vécus par les acteurs. Elle présuppose un processus d’expression et d’expérience (Pineau et Le Grand, 1993). Mais cette vision générique recouvre une multitude de pratiques, s’agissant des histoires provenant du quotidien, des pratiques intergénérationnelles des mémoires familiales aussi des pratiques transitionnelles qui orientent la vie scolaire ou professionnelle. Quant à son objet d’utilisation, cette approche est employée dans plusieurs domaines des sciences humaines et sociales. En sociologie, l’histoire de vie s’oriente vers l’analyse des pratiques et des processus sociaux. Dans l’ethnographie et en anthropologie, cette approche vise à mettre en lumière les caractéristiques du milieu socioculturel. En histoire, cette méthode est employée afin de reconstituer le passé dans un contexte de changement culturel. On observe aussi l’emploi de cette approche dans le champ de la psychologie, moins dans la recherche, mais plutôt comme pratique en psychanalyse et dans la thérapie familiale. En littérature et linguistique, il s’agit d’une réflexion sur la dimension narrative, l’histoire de vie mettant en évidence la dimension structurelle ou l’exploration des situations interculturelles et des identités sociolinguistiques.

Au delà des cadres disciplinaires, Pineau et Le Grand (1993 : 109-110) identifient des modèles stratégiques d’exploration du social où l’approche de l’histoire de vie est utilisée. Parmi ces modèles d’analyse et d’interprétation, les auteurs rappellent :

- la notice biographique - cette approche est utilisée dans l’analyse statistique et dans divers cas quasi administratifs;

- le récit de pratiques - celui-ci vise un tronçon du vécu d’un certain nombre de personnes correspondant à une pratique sociale;

- l’entretien prébiographique - le chercheur réorganise les informations données par le narrateur sur divers phases de son vécu;

- l’histoire de vie sociale approfondie - le chercheur collabore avec le narrateur ce dernier devenant un partenaire analytique et critique au cours de la réalisation du travail, y compris la rédaction finale et la signature du texte;

- l’autobiographie - celle-ci comprend la présentation par le sujet lui-même des données de son itinéraire individuel, comme l’origine, la carrière, la mobilité, la situation familiale;

- le témoignage - celui-ci vise une présentation, soit de l’expérience vécue dans un cadre institutionnel défini (media, justice, groupe religieux, association), soit le vécu personnel dans un débat historique, philosophique, existentiel, culturel, éducatif;

- l’histoire de vie en groupe - celle-ci concerne un groupe de personnes qui présentent leur récit de vie en présence d’autres personnes;

- l’histoire de vie de groupe - celle-ci représente les trajectoires biographiques croisées de personnes faisant partie du même groupe ou de la même communauté;

- l’histoire de famille - c’est un cas proche du précédent (l’histoire de vie de groupe), et inclut des récits concernant la sphère familiale dans son ensemble;

- l’histoire de vie collective - celle-ci fait référence à des situations d’un vécu commun dans une collectivité comme par exemple, une entreprise, un village, une association, un parti, une institution.

Quant à la mise en œuvre de cette méthode, les auteurs citent plusieurs ouvrages de références où l’histoire de vie est parfois combinée avec d’autres approches de terrain. Pineau et Jobert (1989) et Pineau et Le Grand (1993) évoquent les travaux de l’École de Chicago qui comprennent des témoignages autobiographiques des immigrants polonais faits au cours des années 1920 et 1930 et publiés par Thomas et Znaniecki. Les auteurs cités évoquent également deux autres livres. Le premier « Les enfants de Sanchez » paru durant les années 1950, révèle à travers la biographie une articulation entre l’évolution des structures sociales et les mouvements historiques. Le deuxième livre, « Tante Suzanne » de Maurice Catani, paru en 1982, est un récit de vie ayant une dimension symbolique prononcée et qui met l’accent sur la transformation du système des valeurs rurales traditionnelles vers celui de l’économie urbaine moderne, tout en montrant certaines caractéristiques par lesquelles l’ancien se transmet dans le présent. Durant les années 1970 Daniel Bertaux développe en France des réflexions sur l’histoire de vie et sur la méthode biographique en mettant ainsi en place l’approche ethnosociologique. Nous ajoutons aussi à ce répertoire le livre de Bourdieu et de ses collaborateurs « La misère du Monde » (1993), qui présente des histoires de vie dans le

but de reconstruire le milieu social et les pratiques spécifiques aux différentes catégories sociales.

4.2.2 Le récit de pratique en situation

Dans notre étude de terrain, nous nous sommes inspirées de l’approche de récit de vie mise en œuvre par Daniel Bertaux. Il s’agit d’une stratégie de connaissance de la réalité sociale purement objectiviste car cette approche n’est pas centrée sur la compréhension des schèmes de représentations ou le système de valeurs d’une personne isolée, mais la démarche vise à étudier un fragment particulier de la réalité socio-historique. Le but est de comprendre comment fonctionne et comment se transforme cette réalité. Pour ce faire, l’étude est orientée vers les configurations des rapports sociaux, des mécanismes, des processus, des logiques d’action qui la caractérisent (Bertaux, 1997). Dans cette perspective, les trajectoires familiales sont vues comme une partie de la réalité socio-historique qui permet de comprendre par les actions et les configurations de rapports sociaux qu’elles sous-tendent, certaines caractéristiques de la dynamique sociale.

Étant donné que nous nous intéressons à une période historique spécifique, nous avons orienté les récits de vie vers la forme de récits de pratiques en situation. Comme le conseille Bertaux (1997), l’étude des pratiques aide à comprendre les contextes sociaux au sein desquels elles se sont inscrites et qu’elles contribuent à reproduire ou à transformer. Le récit de vie permet dans cette optique non seulement de dégager les pratiques et leurs significations, mais favorise également la compréhension des processus, des situations, des interactions, des événements et des actions collectives, réfléchies au niveau des consciences individuelles (Bertaux, 1976). À partir des récits de vie des acteurs, et à travers leur évocation, on peut également comprendre certains événements, considérés comme des repères dans la trajectoire.

Dans notre étude, l’intérêt ne porte pas sur toute la trajectoire d’une vie, mais sur une période précise, un « tronçon » de vie familiale durant les années de transition postcommuniste. Dans cette optique, ce sont des morceaux révélés dans les récits de vie, considérés comme des récits de pratiques dont nous cherchons à reconstruire la logique au moment de la transition

postcommuniste. Ainsi, nous avons demandé à nos répondants de donner la description des expériences vécues dans leur quotidien, car les « situations tissent la trame de petits modes de vie, eux-mêmes définis par les interactions qui s’y produisent » (Javeau, 2003 : 58). En outre les situations sociales n’ont pas d’autre réalité que celle qui leur est conférée, en raison d’une définition commune, par ceux et celles qui y prennent part (Javeau, 2003 : 57).

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