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Une stratégie familiale de survie avec des ressources minimales

PARTIE 3: L’ANALYSE DES RESULTATS DE L’ENQUETE DE TERRAIN

5.2 La stratégie familiale de repli

5.2.1 Une stratégie familiale de survie avec des ressources minimales

La définition de la situation actuelle

Notre premier cas à analyser ici, est la famille Bujor composée des deux membres du couple avec quatre filles. La cadette est élève dans le secondaire, deux autres sont élèves au lycée et la fille aînée majeure est intégrée sur le marché du travail. La femme a 43 ans et l’homme 50 ans; leurs filles sont dans la tranche d’âge comprise entre 13 et 24 ans. Quant à la formation scolaire des membres du couple, celle-ci est de niveau réduit. Vu que la femme a eu un très jeune âge lors de son mariage elle n’a pas réussi à finir les études de niveau secondaire, restant sans qualification professionnelle. Durant toute sa vie de couple, elle a été femme au foyer et s’est occupée de la garde des enfants et de l’agriculture. Son mari a une formation professionnelle minimale, ayant des études secondaires suivies d’une formation professionnelle de chauffeur. Il travaille présentement au noir, comme ouvrier non qualifié, étant le pourvoyeur principal de la famille. La fille aînée a fini le lycée et elle travaille comme cadre administratif moyen à temps partiel, son salaire étant très réduit.

Étant donné qu’ils habitent en milieu rural, dans une région montagneuse, défavorisée, les Bujor éprouvent de fortes difficultés à trouver un emploi. La région a eu un fort dynamisme économique durant la période communiste grâce à une exploitation minière, mais durant les années 1990 cette mine a cessé son activité. À l’époque communiste, dans cette région montagneuse, on a développé aussi le tourisme offrant des possibilités d’emploi, mais durant la transition, le potentiel touristique n’a plus été exploité. Le système de production dans cette région, après 1989, n’a pas offert de grandes possibilités. La population est confrontée à une crise d’emploi, les seules possibilités étant les exploitations forestières qui se font de façon chaotique, ou de petites boutiques, la plupart ouvertes dans le milieu familial. Etant donné que c’est une région montagneuse, l’agriculture n’a pas été collectivisée à l’époque communiste, mais ce domaine a été et reste encore peu développé; il s’agit surtout de petites fermes familiales et de la culture de légumes sur les lopins de terres aux alentours de la maison. Il y a aussi dans cette région des bergeries archaïques avec une activité saisonnière.

Les petits entrepreneurs forestiers, les soi-disant « patrons » qui détiennent des exploitations privées, emploient généralement au noir, et les gens de la région doivent accepter ces emplois très mal payés. Comme l’affirme M. Bujor: « qu’est- ce qu’on peut faire, on n’a pas de choix, pour survivre nous devons accepter ces emplois très durs et mal rémunérés. » Lui travaille pour un de ces patrons et son appréciation est très critique. Il résume la situation ainsi:

« Avant (pendant l’époque communiste) le salaire et l’emploi étaient stables, maintenant tu peux perdre ton emploi après un mois; pour ces patrons l’homme ne représente rien, ils (les patrons) ne respectent pas de règles, tous te trompent (…) Moi je travaille depuis des années mais je n’ai pas un livret de travail, ni de droits sociaux, ni d’ancienneté. Avant, on avait une dictature, ou ce (…) que c’était sous Ceausescu, mais la loi était la même partout, d’un bout à l’autre du pays. »

Dans la stratégie économique de cette famille, l’héritage d’une maison parentale et d’un lopin de terre qui entoure la maison a été d’une grande contribution. Cet héritage provient des parents de la femme. L’homme faisant partie d’une famille nombreuse a hérité un petit lopin de terre situé sur les hautes cimes de la montagne, difficile à cultiver. L’apport économique résultant de cette exploitation agricole, même s’il est important pour la subsistance de cette famille, ne couvre que le minimum de leur consommation alimentaire. La famille cultive des pommes de terres, du maïs et quelques légumes et élèvent des animaux (une vache, cinq moutons, et un porc). Les produits obtenus ne sont pas vendus sur le marché, les bénéfices économiques étant minimes. Etant donné qu’il s’agit d’une région montagneuse, l’agriculture n’est pas très profitable. L’espace résidentiel est composé d’une maison ancienne, de trois chambres et d’une cuisine. L’espace est réduit pour les six personnes qui l’habitent. La maison n’est pas dotée d’une salle de bain, les conditions hygiéniques en général sont très précaires. Les ressources économiques limitées et l’orientation de l’investissement vers les études des enfants ont limité les possibilités de rénovation et d’amélioration des conditions de vie.

Cependant, la stratégie économique implique aussi une forte contribution de la sœur de Mme Bujor qui leur donne une aide monétaire et des cadeaux, avec des vêtements et d’autres éléments nécessaires aux enfants à l’école. Ils reçoivent également une forte aide de la part

d’une tante et d’un oncle de Mme Bujor qui habitent dans le voisinage. Du côté de M. Bujor, les relations avec la parenté ne sont pas très développées. Ainsi, les problèmes et les difficultés ressentis sont très profonds. L’aide extérieure, même si elle est substantielle, ne suffit pas pour couvrir les besoins. Quant aux rencontres avec la famille élargie, elles sont occasionnelles et seulement lors des événements familiaux. Ils ne se permettent pas de participer à beaucoup de réunions, compte tenu de leurs moyens financiers limités. Cette situation relationnelle a été résumée par M. Bujor ainsi : « nous, on a de bonnes relations avec la famille, mais on se voit seulement lors d’un mariage ou d’un enterrement, car on ne se permet pas des rencontres très souvent; étant une grande famille. »

Le parcours de vie familiale de l’époque communiste à la période postcommuniste

Le parcours professionnel dans ce cas a eu des conséquences sur la vie familiale. Ainsi, après leur mariage dans la deuxième moitié des années 1970, le couple Bujor a vécu durant dix ans dans plusieurs villes. Peu avant 1989, ils sont retournés à la campagne où ils habitaient lors de notre entrevue. Les deux membres du couple ayant une formation scolaire minimale et une qualification très basse, leur intégration sur le marché du travail a été fortement limitée. La femme n’a jamais travaillé, l’homme a changé plusieurs fois d’emploi (avant et après 1989). Il a travaillé comme chauffeur jusqu’en 1984, puis comme berger en 1987. À partir de 1989, et jusqu’en 1992, il a travaillé comme mineur. Après cette date, il a été licencié en bénéficiant de l’indemnisation de chômage durant un an et demi, soit la période légale. Depuis 1995, il travaille au noir au sein d’une petite exploitation forestière privée.

Malgré leurs difficultés matérielles d’avant 1989, les Bujor donnent une appréciation moins critique de cette période en comparaison avec la période postcommuniste. Le discours de M. Bujor est fortement imprégné d’un sentiment de nostalgie pour l’époque communiste. Il nous a expliqué tout cela ainsi:

« On n’est pas satisfait! Avant 1989 on vivait mieux. Ma profession était plus stable… On prenait en compte le métier tandis que maintenant en travaillant pour un patron, on ne prend pas en compte la qualification… Je n’ai pas un emploi stable, (…) On fait ce qu’on te donne à faire. Les patrons sont pires que l’État, je ne suis pas content.

Auparavant, on avait d’autres droits; l’homme était plus sûr de lui-même, on avait plus de sécurité matérielle que maintenant (…) Avant, je ne connaissais pas le chômage, jusqu’au moment où je suis devenu chômeur. »

Mais la perception des transformations postcommunistes est très différente d’une génération à l’autre dans cette famille. La fille aînée de la famille, âgée de 24 ans, a une vision en contradiction avec son père. Elle se rappelle qu’avant, pendant l’époque communiste:

« Il fallait manger ce qu’on trouvait, un peu de sucre et un peu d’huile, on ne pouvait pas acheter davantage comme on peut acheter maintenant. Maintenant on est libre. On peut avoir ce qu’on veut. Avant, non (…) il fallait prendre ce qu’ils nous donnaient, non ce qu’était bon. On étaient contraints. Dans une grande famille comme la nôtre qu’est ce qu’on pouvait faire avec un quart de kilo de sucre pour une personne par mois, et 500ml d’huile par mois? Maintenant on a la liberté de choix. On peut acheter combien on veut, d’où on veut; le marché offre tout ce qu’on veut. »

Toutefois, malgré l’abondance qu’elle observe aujourd’hui en comparaison avec la pénurie d’avant 1989, elle reconnaît le manque de ressources en raison de l’intégration problématique sur le marché du travail. Cela diminue le pouvoir d’achat et les conditions de vie. Elle ajoute ainsi:

« …mais le problème est un problème financier. Tout est cher. Moi par exemple, je travaille pour le salaire minimum. Qu’est ce que je peux acheter avec ce salaire? Nos revenus sont insatisfaisants, car on est nombreux: trois enfants à l’école, mon père, ma mère et moi. »

L’aînée de la famille, tout comme son père, reconnaît la difficulté de l’intégration sur le marché du travail dans cette région. Elle affirme: « on ne trouve pas d’emplois car chez nous, on ne peut pas s’engager que vendeuse au magasin, ou serveuse au bar; mais combien de temps le patron te garde? Si tu n’amènes pas de profit au patron, il n’a aucun intérêt à te garder. »

Le manque de ressources limite beaucoup la mobilité sociale. Les dépenses sont orientées vers la scolarisation des enfants, mais le père ne peut couvrir que le niveau élémentaire des études de ses filles. La fille aînée s’était inscrite à l’université dans un programme

d’enseignement à distance. Pour payer ses études, elle a trouvé des petits emplois. Ces efforts de scolarisation sont très grands et elle doit les assumer. Les ressources provenant du salaire du père et des allocations familiales de trois autres filles sont orientées vers leurs études et vers la survie du foyer.

Ces difficultés se sont répercutées sur la cohésion familiale. Ainsi, M. Bujor croit qu’il y a des familles beaucoup plus unies que la sienne, car dit-il:

« Ce sont des familles de salariés qui partent ensemble, reviennent ensemble et à la maison font tous les travaux ensemble, tandis que chez nous les choses se passent autrement. La mère est occupée avec les enfants et moi je suis parti dès le matin jusqu’à la nuit; c’est pour cela qu’il y a d’ennui et des problèmes. »

Même si on n’a pas suffisamment de données pour établir un lien de causalité entre la situation matérielle et le niveau de cohésion dans cette famille, nous pensons toutefois que les relations dans l’ensemble sont influencées, voire altérées, par les aspects économiques. Les mots de M. Bujor sont suggestifs en ce sens. Il affirme: « nous, dans la famille, on s’est toujours bien entendu, mais il apparaît parfois des problèmes, des querelles, mais dans des limites raisonnables. »

La structuration des transformations postcommunistes

Les éléments qui marquent le parcours de vie de cette famille sont principalement d’ordre économique et ont des répercussions dans l’organisation de la famille. On observe une trajectoire professionnelle chargée de difficultés, tels le chômage et le travail au noir, qui réduisent beaucoup les possibilités de s’épanouir et d’améliorer les conditions de vie. L’économie traditionnelle, basée sur l’exploitation agricole rudimentaire, constitue une source importante de survie. Même si l’agriculture fournit les ressources nécessaires, elle demeure très modeste, ne permet pas d’investissements et ne génère pas de profit.

L’entraide de la part des autres membres de la parenté, même substantielle, n’est pas une source stable capable de couvrir les besoins de la famille. Le manque de ressources réduit la

mobilité sociale de la jeune génération et limite les aspirations à l’ascension sociale. Au niveau symbolique, des expériences vécues et des représentations des changements familiaux et sociaux, les membres de ce couple expriment un sentiment de nostalgie pour l’époque communiste. Ils ont une attitude critique par rapport aux changements postcommunistes. Leur fille aînée a une vision différente à ce sujet. Même si elle déplore les possibilités limitées offertes par le marché de l’emploi, elle apprécie pourtant la liberté et la multiplication des opportunités.

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