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programme de recherche

1.5 Une approche intégrative …

L'hypothèse de base d'une approche évolutive repose sur la constatation, faite dans de nombreux domaines scientifiques, que les phénomènes présentent des similitudes dans leur manière de se réaliser dans le temps. L'hypothèse évolutive consiste alors à considérer qu'il existe effectivement une cohérence entre les processus évolutifs, et cela quel que soit le contexte (physique, biologique, culturel) dans lequel ils se réalisent. Si les modalités déterminant cette cohérence sont identifiées, il serait alors possible d'envisager une articulation des phénomènes et des champs du savoir qui les étudient.

De nombreux auteurs (par exemple Laszlo, 1987, 1991; Callebaut &

Pinxten, 1987; Plotkin, 1987; Campbell, 1974, 1987; Roth & Schwegler, 1990, Delorme, 1997b) voient dans l'approche évolutive une approche unificatrice, qui

16 Arber A. (1947), ´Analogy in the History of Science´, in M.F. Ashley Montagu (1947) (ed.), Studies and Essays in the History of Science and Learning, New York, Henry Schuman.

Cité par Kapp (1961:59n17).

intègre les différentes disciplines scientifiques en une théorie générale ou méta-théorie. Cette idée rappelle l'approche systémique de la théorie générale des systèmes initiée par le biologiste Ludwig Von Bertalanffy (1968). De fait, l'approche évolutive repose partiellement sur la systémique. Toutefois, si elle intègre la notion de système, elle va au-delà en proposant le concept de processus pour la prise en compte de la dimension dynamique de l'évolution. En fait, elle fait du processus le concept de base de sa représentation du monde.

1.5.1 Une vision évolutive du monde

On connaît l'influence des "révolutions scientifiques" (Kuhn, 1962) sur notre perception du monde et la représentation que l'on s'en fait. Par exemple, le changement de perception de la vision géocentrique (ptolémaïque) à la vision héliocentrique (copernicienne) a engendré une vision du monde radicalement changée, quand bien même le nouveau système comprenait les mêmes constituants que l'ancien17. Afin de définir les hypothèses spécifiques à l'approche évolutive, nous présentons rapidement le type de vision du monde qu'elle propose et sur laquelle elle repose.

Selon le philosophe Elliott Sober (1984), "evolutionary theory is (…) a theory of change"18. Le changement peut être constaté lorsque l'on compare une situation après changement (ex post) à la situation avant changement (ex ante).

Toutefois, cette façon de faire relève de la statique comparative et ne convient pas à une approche évolutive. Cette dernière a comme objectif de comprendre la dynamique du changement : quelle est l'origine du changement ? Comment se manifeste-t-il ? Sous et dans quelles conditions ?

Pour Plotkin (1987), répondre à ce type de question nécessite de renoncer à une "métaphysique du mécanisme" et recourir à une "métaphysique du processus". Pour Bohm (1969:43), "[i]n the metaphysics of process, creation and transformation of order is always taken to be the deepest and most fundamental account of the laws of a process."19. La "métaphysique du processus" implique une vision où tout est changement et transformation :

17 La permutation entre terre et soleil implique la transformation du centre (la terre) en élément périphérique et d'un élément périphérique (le soleil) en centre (Morin, 1990).

18 Cité par Langlois & Everett (1994:11).

19 Bohm D. (1969), ´Some Remarks on the Notion of Order´, in Waddington C.H. (ed.), Towards a Theoretical Biology, Edinburgh, Edinburgh University Press, pp.18-60. Cité par

All is process. There is no thing in the universe. Things, objects, entities are abstractions of what is relatively constant from a process of movement and transformation. (Bohm, 1969:42) 20

On retrouve la "métaphysique du processus" chez les auteurs qui préconisent une théorie générale de l'évolution. Pour Ervin Laszlo (1987, 1991), l'approche évolutive constitue un nouveau paradigme qui émerge dans de nombreux champs de la science. Ce nouveau paradigme conduit au remplacement de l'approche déterministe issue du mécanisme et axée sur la notion d'équilibre, par une approche reposant sur le concept de processus, intégrant le changement, l'indéterminisme, l'irréversibilité et le devenir :

La pensée évolutionniste est une pensée sur les processus. Les choses ne sont pas telles qu'elles ont été créées ; elles sont ce qu'elles deviennent. Le devenir est un processus de changement qui ne revient jamais à son point de départ : le changement évolutionniste est irréversible. Le changement évolutionniste est aussi indéterminé. (Laszlo & Laszlo, 1993:25)

Reposant sur le concept de processus, une approche évolutive n'exclut pas l'état d'équilibre, mais elle le considère comme un cas particulier, le processus de changement constituant le cas général. Une approche évolutive intègre ainsi la notion de stabilité dynamique, qui peut être comprise comme l'équilibre momentané de changements opposés les uns aux autres. De même, envisager l'évolution en termes de processus n'exclut pas de recourir à des notions de structures ou de systèmes. Toutefois, dans ce contexte, l'usage de ces termes fait référence à des réalités momentanées. Ainsi, l'approche évolutive envisage les situations dites d'équilibre dans le cadre d'une dynamique générale de mouvement et de transformation.

1.5.2 Temporalité et continuité : l'hypothèse évolutive

Adoptant une vision du monde évolutive, une approche évolutive envisage l'existence d'un ou de plusieurs principes universels, communs à l'ensemble des processus. Ces principes universels, que nous appèlerons également méta-principes, reposent sur le fait que tout processus se réalise dans le temps.

En effet, l'une des caractéristiques essentielles de l'approche évolutive est non seulement d'intégrer de manière explicite la dimension temporelle, mais de faire reposer tout son programme de recherche sur le postulat de l'écoulement

20 Cité par Plotkin (1987:77).

unidirectionnel du temps21. L'hypothèse évolutive consiste en effet à considérer qu'il existe une dimension temporelle (en fait spatio-temporelle) générale au sein de laquelle tous les processus se réalisent. Cette dimension temporelle engloberait les trois concepts de simultanéité, de succession et de durée (Barreau & Costa de Beauregard, 1996). La combinaison de ces trois concepts permet d'envisager la dimension temporelle comme une suite continue de durées qui à la fois se chevauchent et se succèdent. Le temps apparaît alors comme une notion dialectique première : il est et devient à la fois. Au sein de la dimension temporelle, il n'existe pas de frontière absolue entre des instants distincts, mais bien une continuité entre le passé, le présent et le futur. Le présent est à la fois issu du passé et constitutif du futur. Cette continuité fondamentale est à la base de l'hypothèse évolutive, qui considère que l'émergence d'étapes évolutives comme l'émergence de la matière, l'apparition de la vie, et celle de la culture font partie d'un processus global d'évolution continue, la "grande évolution"

(Grasset, 1996). Au sein de ce processus évolutif global, chaque étape apparaît à la suite des étapes précédentes (succession des étapes évolutives) avant de co-évoluer en parallèle avec elles (simultanéité des niveaux d'organisation).

Reposant sur cette vision dialectique du temps, l'approche évolutive envisage alors une double unité entre les phénomènes : (a) une unité diachronique, mettant en évidence l'émergence continue et successive d'étapes évolutives distinctes, sorte de paliers évolutifs de la "grande évolution", et (b) une unité synchronique, mettant en évidence la réalisation simultanée des niveaux d'organisation existants.

Distinguer ces deux sortes d'unité nous sera utile. L'unité diachronique permettra de mettre en évidence qu'au sein de la "grande évolution", chaque palier d'évolution est issu des interactions complexes des paliers précédents et demeure intrinsèquement dépendant de ces derniers. Ainsi la dimension culturelle, bien que présentant des propriétés spécifiques et irréductibles, demeure fondamentalement dépendante du bon fonctionnement des types de fonctionnement qui lui ont précédé –les paliers évolutifs antérieurs–, et en particulier du bon déroulement des cycles écologiques naturels qui se poursuivent en parallèle à la dimension culturelle. L'unité synchronique va nous permettre d'envisager les multiples dimensions du développement

21 Précisons d'emblée que des renversements locaux de l'effet du temps (réversibilité locale) sont parfaitement intégrés dans l'approche évolutive, l'écoulement irréversible constituant la

socioéconomique comme éléments constitutifs du processus de développement lui-même.

Les connaissances scientifiques sur l'évolution cosmique confirment l'existence d'un processus continu reposant sur l'émergence successive de paliers évolutifs. Mais elles mettent également en évidence à quel point les modes de fonctionnement spécifiques à chaque étape évolutive sont différents les uns des autres. Dès lors, si l'évolution, en tant que témoin de l'écoulement du temps et de la succession des phénomènes, apparaît comme une notion potentiellement intégrative de la science, les différences fondamentales qui caractérisent les différents paliers évolutifs empêchent d'envisager une vision uniformisée de la science.

1.6 … et non réductionniste

L'hypothèse de continuité des étapes évolutives permet d'envisager l'existence de principes communs dans la réalisation des processus évolutifs. Ces principes communs seraient intrinsèquement liés à la réalisation dans le temps des processus. Autrement dit, il existerait des "lois de réalisation" spécifiques à la dimension temporelle, et tout processus évolutif s'y conformerait. Toutefois, et nous ne saurions trop insister sur ce point, une approche évolutive associe à l'hypothèse de l'existence des principes communs un corollaire essentiel : les conditions de réalisation de ces principes sont toujours spécifiques; elles constituent un contexte, dont les caractéristiques exercent sur les processus concernés une influence systématique.

Le processus de changement permet d'illustrer ce point. Prétendre que

"tout change" peut sembler banal. Pourtant, cela revient à énoncer un principe évolutif universel. Toutefois, tant que l'on ne précise pas le type de changement auquel on fait référence, ce méta-principe reste vague, ou virtuel. Autrement dit, sans contexte spécifique, la notion de changement demeure purement conceptuelle. Or, tout changement réel dépend de conditions de réalisation spécifiques. Plus encore, ce sont les spécificités de réalisation des processus de changement qui déterminent les caractéristiques observables de ceux-ci (Hondt, 1996). Ainsi, tout processus de changement réel constitue la manifestation d'un principe universel –le changement– réalisé dans les conditions particulières d'un contexte spécifique.

Selon une approche évolutive, les différents contextes de réalisation des méta-principes reflètent l'émergence de différents paliers de la "grande évolution". Avec l'émergence de nouveaux paliers apparaissent de nouvelles propriétés : nouveaux types d'organisation collective, nouvelles propriétés des éléments constitutifs, nouvelles relations avec le milieu, autant d'éléments inédits et spécifiques à la nouvelle étape évolutive. Dès lors, pour prendre en compte la spécificité qu'acquiert la réalisation des méta-principes à chaque nouvelle étape évolutive, il ne peut être question de reproduire le type d'explication adapté à la description des paliers évolutifs antérieurs : seule un type de description adapté aux caractéristiques du nouveau palier peut être envisagé. En ce sens, et bien qu'elles soient reliées par une continuité fondamentale, les étapes évolutives conduisent à des types d'organisation spécifiques, dont les caractéristiques sont essentiellement distinctes les une des autres :

Inorganic matter, living organisms, and human society, while intrinsically linked with each other, must nevertheless be regarded as essentially different and special levels of organization. While these structures are continuous both in the evolutionary sense and in the sense that the social includes the other two (the organic "envelops" the inorganic), each exhibits, at the same time, qualitative differences and is marked by different degrees of complexity.

Indeed, so marked are the differences that each of the three levels of organization may actually be regarded as unique kinds of structure. For this reason also each of the three levels of organization, although connected and interrelated, raises new questions and special problems which cannot be adequately dealt with in terms of concept and principles that may have proved suitable to the others. (Kapp, 1961:75)