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La dégradation irréversible de la thermodynamique classique Alors que la vision mécaniste était à son apogée, l'industrialisation et le

2 Evolution et physique

2.2 La dégradation irréversible de la thermodynamique classique Alors que la vision mécaniste était à son apogée, l'industrialisation et le

développement des moteurs thermiques (les machines à vapeurs) ont été à l'origine du développement d'une nouvelle discipline physique, la théorie mécanique de la chaleur, qui deviendra la thermodynamique. Rendue possible par les travaux de Joseph Fourier (1768-1830) (loi de propagation irréversible de la chaleur), la thermodynamique, qui démontre les conditions dans lesquelles la chaleur peut être transformée en travail mécanique, doit beaucoup aux développements de Sadi Carnot (1796-1832). En 1824, Carnot montre que la transformation de chaleur en travail mécanique entraîne toujours une perte irréversible de chaleur inutilisable. Il en déduit que la qualité de l'énergie, i.e. sa

27 Il illustrait exactement la définition que donne Morin (1990) de la réduction, soit l'unification de ce qui est divers. Cf. note 6, p.15.

28 Beaude J., ´Mécanisme´, Encyclopaedia Universalis, édition 1996, Corpus 14, p.781.

capacité à fournir du travail mécanique, se dégrade irréversiblement : une fois le travail mécanique fourni, il est impossible de recouvrer l'intégralité de l'énergie sous la forme qui était disponible avant la transformation. Carnot met également en évidence que lorsque l'on isole un système de son milieu extérieur –en empêchant les échanges de matière et d'énergie–, la qualité de l'énergie à l'intérieur du système se dégrade irréversiblement sous "l'action" du temps (Grinevald, 1990).

Le principe de la dégradation de l'énergie de Carnot (le principe de Carnot) sera repris et intégré par Rudolf Clausius (1822-1888) dans la première présentation, publiée en 1850, de la théorie mécanique de la chaleur. L'auteur allemand est alors le premier à présenter les deux principes de base de la thermodynamique, et de faire de cette discipline la science de l'énergie. La science de l'énergie est alors fondée sur deux lois : (1) la loi de conservation quantitative de l'énergie, selon laquelle la quantité totale d'énergie, considérée sous toutes ses formes, demeure toujours constante; (2) la loi de la dégradation qualitative de l'énergie, selon laquelle la qualité de l'énergie (i.e. sa capacité à fournir du travail mécanique) se dégrade irréversiblement. La seconde loi est aussi connue, à la suite de Clausius (1865) comme la loi de l'entropie. La loi de l'entropie est unidirectionnelle : sans apport extérieur d'énergie, l'entropie est toujours croissante, une quantité donnée d'énergie se dégrade au fur et à mesure que le temps passe.

Si la loi de conservation de l'énergie a été accueillie comme une notion première et rapidement vulgarisée, il n'en a pas été de même pour la loi de l'entropie jugée souvent obscure29. Nécessitant, pour être comprise, de recourir à une appréciation qualitative de l'énergie, l'entropie introduisait une dimension éliminée par les conceptions mécanistes dominantes du XVIIe au XIXe siècle : l'existence d'une direction du temps, entraînant des transformations

29 L'entropie est une grandeur physique abstraite, destinée à prendre en compte le degré de dégradation de l'énergie : l'entropie est basse lorsque l'énergie est de haute qualité, elle est haute lorsque l'énergie est de basse qualité. Un accroissement d'entropie correspond à une dégradation qualitative de l'énergie disponible. On peut illustrer les lois de la thermodynamique au travers de la combustion d'une tonne de charbon, qui a pour effet non seulement de diminuer d'autant le stock de charbon disponible sur la planète (2e loi de la thermodynamique), mais qui provoque également en retour l'émission dans l'atmosphère de la même quantité d'énergie (1ère loi de la thermodynamique) sous une forme gazeuse d'énergie dégradée et inutilisable (2e loi de la thermodynamique). La combustion d'une tonne de charbon, comme tout processus, conduit inéluctablement à un accroissement d'entropie.

irréversibles30. Pour cette raison, le second principe a joué dès son origine un rôle essentiel dans l'interprétation philosophique des concepts fondamentaux de la science. Henri Bergson (1907) considérait ce principe comme la plus

"métaphysique" des lois de la physique, et Arthur Stanley Eddington associait en 1928 l'entropie à la flèche du temps (Georgescu-Roegen, 1971).

En consacrant l'irréversibilité dans le domaine des phénomènes physiques, la thermodynamique a doté la science d'un concept essentiel pour la prise en compte des processus évolutifs31. Pourtant, en révélant une tendance irréversible à la dissipation et au désordre, la loi de l'entropie croissante paraissait contredire tout ce que la simple observation du monde vivant laissait entrevoir : l'aptitude à se maintenir, à se développer, à s'organiser en structures de plus en plus complexes (Passet, 1980). Pour résoudre ce paradoxe apparent entre la matière et la vie, la science allait devoir attendre le développement de la thermodynamique des systèmes ouverts32.

À la fin du XIXe siècle, sur la base des travaux théoriques de Ludwig Boltzmann (1844-1906) et de Willard Gibbs (1839-1903), le concept d'entropie va être réinterprété dans le cadre du calcul des probabilités. L'entropie, devenant une réalité probabiliste, est alors présentée comme la mesure du processus physique qui contraint un système à évoluer de structures improbables vers des structures de plus en plus probables33. Les travaux de Boltzmann ont ainsi permis d'assimiler la notion d'accroissement d'entropie à l'évolution ordre → désordre qui caractérise tout système isolé34.

30 L'appréciation qualitative qu'introduit l'entropie comporte une composante anthropomorphiste. Ainsi, la distinction traditionnelle consiste à distinguer l'énergie libre, définie comme étant utilisable par l'homme, de l'énergie dissipée, que l'homme n'est pas à même d'utiliser. Pour illustrer cette distinction, Georgescu-Roegen (1995:82) mentionne l'énergie thermique dissipée dans l'océan qui, bien que très importante quantitativement, ne peut être utilisée par l'homme. Cependant, il serait erroné d'en conclure que la dégradation de l'énergie est une propriété associée à l'usage que l'homme fait de l'énergie : ainsi, alors qu'une plante utilise le rayonnement solaire pour sa photosynthèse, le rayonnement infrarouge, qui constitue une forme dégradée d'énergie solaire, ne lui est d'aucune utilité.

31 Entropie : du grec εντροπη : cause d'évolution (Glansdorff, P. & Grecos, A., ´Entropie´, Encyclopaedia Universalis, édition 1996, Corpus 8, p.478).

32 Cf. section 2.4, p.35.

33 Glansdorff, Paul, ´Thermodynamique´, Encyclopaedia Universalis, édition 1996, Corpus 22, p.536.

34 La formule de Boltzmann (S = k log P; S étant l'entropie, P le nombre de manières dont peuvent être réparties les molécules du système, k, la constante universelle de Boltzmann) montre que la croissance de l'entropie exprime la croissance du "désordre moléculaire"

−exprimé en termes de complexions P (Prigogine, 1972).

L'interprétation statistique du deuxième principe de la thermodynamique a permis le développement scientifique de la thermodynamique35. Selon Ervin Laszlo, c'est l'association avec les statistiques mécaniques qui a consacré la thermodynamique en tant que discipline à part entière de la physique (Laszlo 1987). L'économiste Georgescu-Roegen voit dans l'interprétation statistique de l'entropie une tentative de réintroduire la suprématie de la mécanique en physique (Georgescu-Roegen, 1975). En effet, l'interprétation statistique de l'entropie permet d'envisager la réversibilité de la deuxième loi de la thermodynamique −la dégradation irréversible de l'énergie− en ce sens que ce phénomène constitue un événement hautement improbable, mais non impossible. C'est pourtant bien cette impossibilité que consacre la deuxième loi de la thermodynamique. Les positions de Laszlo et de Georgescu-Roegen ne sont pas incompatibles : c'est peut-être parce que la thermodynamique a pu faire l'objet d'une interprétation mécaniste qu'elle a pu être intégrée dans le développement de la physique. En ce sens, la thermodynamique n'est pas parvenue à renverser le paradigme mécaniste encore dominant à la fin du XIXe siècle.