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et socio-culture

5.1 L'évolutionnisme de Herbert Spencer

Approche évolutive

et socio-culture

L'approche évolutive considère la "grande évolution" comme une succession d'étapes évolutives à la fois distinctes et reliées au sein de la dimension temporelle. Selon cette approche, l'évolution manifesterait une continuité fondamentale, au sein de laquelle de nouvelles propriétés émergeraient ponctuellement de l'interaction des processus existants, ajoutant de nouvelles dimensions à un méta-processus évolutif toujours plus complexe et multidimensionnel.

Décrire les propriétés spécifiques à la sphère socioculturelle constitue une étape essentielle de l'application d'une approche évolutive à l'étude du développement socioéconomique. Négliger cette étape nous ferait courir le risque de recourir à des métaphores abusives, voire à des analogies erronées entre les dimensions physiques, biologiques et socioculturelles. Afin d'illustrer le type d'interprétations erronées qu'il est possible de tirer d'une approche évolutive au travers d'une méthodologie inadaptée, nous allons brièvement présenter la contribution d'un philosophe et idéologue anglais, Herbert Spencer (1820-1903).

5.1 L'évolutionnisme de Herbert Spencer

En Angleterre, pendant les années qui suivirent la publication de l'Origine des espèces (1859), les sciences sociales et biologiques sont sous l'influence de Charles Darwin et d'Herbert Spencer162. Dans la dernière décennie du XIXe

162 L'économie néoclassique, en s'inspirant ouvertement de la mécanique newtonienne, est l'un des rares courants émergents qui échappent à cette influence.

siècle, le prestige de Spencer était probablement plus important que celui de Darwin (Hodgson, 2002). C'est d'ailleurs lui qui a contribué à la diffusion des thèses de Darwin. Mais la diffusion qu'il en a faite a subi l'influence de sa propre vision de l'évolution. Très influencée par l'œuvre de Lamarck, la vision de Spencer met au premier plan le mécanisme d'adaptation de toute entité aux conditions extérieures. En outre, alors que Darwin considérait que le mécanisme de la sélection naturelle n'avait aucun fin prédéterminée, Spencer avait une vision quasi téléologique de l'évolution qu'il définissait comme "a change from an indefinite, incoherent homogeneity, to a definite, coherent heterogeneity through continuous differentiations"163. La notion même d'évolution, que Darwin n'a accepté d'utiliser que sous la pression insistante des critiques (Broda, 1996), a été développée par Spencer dès 1852164.

5.1.1 Une approche "évolutive" …

Inspiré par l'épigenèse de Karl Ernst von Baer (1792-1876), Spencer identifie la complexification comme une tendance fondamentale de l'évolution; selon lui, l'évolution va de l'homogène à l'hétérogène, du simple au complexe. En plus de la complexification, Spencer considère que l'évolution manifeste une tendance à l'intégration (Hodgson, 1993). Ainsi, les deux principes de base sur lesquels repose la vision spencérienne, la tendance à la diversification, et la tendance à l'intégration, correspondent à celles que nous avons identifiées en première partie165. Toutefois, l'interprétation qu'il en donne nous paraît pour le moins abusive.

Partant des deux tendances évolutives de base, Spencer propose une théorie unifiée de la science englobant les sciences naturelles et les sciences sociales. Dans sa théorie, Spencer, qui ne donne de présentation claire ni des principes évolutifs, ni de la manière dont ils interagissent (Hodgson, 1993), insiste sur le fait que leur combinaison est à l'origine d'une évolution conduisant inévitablement au progrès, cette "nécessité bienfaisante" (Broda, 1996). Spencer voit la tendance progressive aussi bien dans le monde biologique, où

163 Spencer (1892), Essays Scientific, Political and Speculative, New York, Appleton, p.10.

Cité par Hodgson (1993:84).

164 Broda (1996:235-9) met bien en évidence la confusion qui s'est établie progressivement entre les thèses de Darwin et de Spencer. Alors que dans la position initiale de Darwin, la sélection naturelle est un processus aveugle (blind process) dont l'issue est imprévisible, la pression des critiques l'a conduit à accepter à contrecœur les termes spencériens d'évolution et de survival of the fittest –termes qu'il répugnait à utiliser précisément à cause de leur caractère métaphysique et téléologique.

165 Cf. section 4.4.2, p. 120.

l'adaptation continue des organismes conduit à la survie des plus aptes (the survival of the fittest), que dans la sphère sociale, où les individus s'adaptent à leur environnement en recherchant leur bonheur individuel166. Si Spencer reconnaît occasionnellement que les tendances évolutives peuvent conduire à une trajectoire destructrice (Hodgson, 1993), l'essentiel de son œuvre consiste à mettre en évidence que l'évolution, qu'elle soit naturelle, culturelle ou économique, conduit à un état idéal d'équilibre et d'harmonie167.

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la vision progressiste de Spencer a eu une énorme influence aussi bien dans le monde scientifique que dans l'opinion publique qui découvrait pêle-mêle, au travers des écrits de Spencer, une théorie de l'évolution et une idéologie du progrès. Et, comme souvent, la composante idéologique a masqué les faiblesses scientifiques méthodologiques de la vision évolutive de Spencer.

5.1.2 … mais réductionniste

L'une des principales faiblesses de la vision de Spencer réside dans la nature réductionniste de son approche. Inspirée du transformisme lamarckien et d'une vision utilitariste du comportement des individus, la vision que Spencer a de l'évolution socioéconomique demeure individualiste et déterministe. Cette composante individualiste se retrouve dans la description que Spencer donne de la société et qui correspond à "the interplay of self-contained individuals pursuing their own ends, plus the social arrangements connecting them"168. Cette définition montre que Spencer, s'il compare souvent la société à un organisme, ne décrit pas celle-ci en termes organicistes. Ainsi, selon Hodgson (1993:88), "[t]he social system is seen as a complex interplay of atoms rather than as an organic whole."

La composante réductionniste se retrouve dans l'absence, au sein de l'analyse spencérienne de la société, de tout développement sur les propriétés spécifiques à la structure sociale. Plus généralement, Spencer n'offre pas

166 Boulding (1981:4) a mis en évidence l'aspect tautologique de la formule qu'a proposée Spencer dans le domaine biologique : "If we ask `fit for what?´ the answer is `to survive´, so that all we have is a survival of surviving, which we knew anyway, and unless fitness –that is, survival value– can be specified in some way, the principle is quite empty."

167 Broda (1996:238n3) met en évidence à quel point l'eschatologie de Spencer était optimiste :

"Spencer tells us about a period when the voluntary cooperation between individuals will be so deep that the opportunities of altruistic behavior will be scarce and, yet, men will be so altruistic that they will leave to others the great pleasure to help their peers in trouble."

168 Cité par Hodgson (2002:10).

d'analyse de la dynamique des paliers d'intégration permettant de prendre en compte le passage de l'évolution naturelle à l'évolution culturelle et socioéconomique. Sa façon d'unifier la science consiste à étendre une vision déterministe de l'évolution naturelle à l'évolution culturelle, ce qui fait dire à Hodgson (1993:89) que "Spencer was a biological reductionist".

La "vision unifiée de l'évolution" proposée par Spencer passe à côté d'une composante essentielle de l'approche évolutive : l'émergence de nouvelles propriétés associées à chaque nouvelle étape de l'évolution. Cette faiblesse, et notamment la croyance qu'un principe évolutif se réalise de la même manière dans le domaine biologique et dans le domaine social est à l'origine d'une vision particulière de la société, le darwinisme social.

5.1.3 Le darwinisme social

Le darwinisme social repose sur les thèses de Herbert Spencer et William G.

Sumner (1840-1910) (Broda, 1996), et non celles de Darwin, si bien que le terme lui-même est mal choisi (Hodgson, 1998). Selon cette vision, la compétition entre les individus dans le domaine social ne serait qu'un prolongement de celle que se jouent les espèces dans le cadre de la lutte pour l'existence. A l'instar de la sélection naturelle qui conduit à la survie des individus et espèces les plus aptes (ce qui constitue l'interprétation déformée par Spencer de la vision darwinienne), la compétition dans le domaine social conduirait à la sélection des individus les plus "aptes". En conséquence, un système de libre concurrence entre les individus constituerait le système économique le plus efficace, conduisant au progrès de la société. C'est pourquoi l'Etat devrait s'abstenir d'intervenir dans ce processus de compétition. Relevons que le darwinisme social est apparu comme une justification puissante de l'enrichissement de certains au détriment d'autres (et le demeure encore souvent malgré son caractère non scientifique et idéologique).

Le darwinisme social est un exemple connu d'une dangereuse –et inexacte– interprétation d'un processus évolutif se réalisant dans le domaine biologique –la sélection naturelle– dans le domaine des relations sociales. Cette vision de la société montre avant tout le danger de projeter une vision idéologique sur une approche scientifique (quand bien-même aucune science ne saurait être dénuée de valeurs). S'il illustre le danger de recourir à l'analogie structurale dans des contextes aussi différents que le domaine biologique et le domaine culturel, le darwinisme social révèle l'intérêt d'aborder la sphère

culturelle sur la base d'une approche "réellement" évolutive, notamment en mettant au premier plan les spécificités du palier évolutif particulier que constitue la dimension culturelle. Or, cette façon de procéder est caractéristique de la méthode préconisée par la philosophie pragmatique pour l'avancée de connaissance.