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Asymétries technologiques et organisation élitiste

et socio-culture

5.4 Technique et évolution technologique

5.4.3 Asymétries technologiques et organisation élitiste

Toutes les tâches associées à la réalisation collective d'outils sophistiqués (planification, organisation et contrôle) nécessitent que de nouvelles règles soient instituées au sein de la société. Ces règles ne doivent pas seulement permettre à la société d'accomplir le projet technologique fixé (ce qui constitue leur but spécifique), elles doivent également permettre l'intégration des différentes parties de la société en une organisation suffisamment stable pour que la société puisse se maintenir dans le temps (objectif commun à toute règle collective). Or, le développement des techniques induit un certain nombre d'asymétries spécifiques qui viennent s'ajouter aux asymétries biologiques pour former différents types d'asymétries socioculturelles.

En particulier, de par l'efficacité accrue que les instruments exosomatiques ont de tout temps conféré aux activités de l'homme, l'outil est venu renforcer les asymétries entre les groupes dominants et les groupes dominés. En d'autres termes, les différences d'aptitudes biologiques individuelles entre organismes de toute espèce deviennent, avec le développement des instruments exosomatiques, des différences liées aux relations entre les membres d'une structure sociale, des inégalités sociales. Sources potentielles de conflits, les inégalités portent notamment sur le contrôle des outils et sur l'accès aux ressources spécifiques que ceux-ci permettent d'obtenir et/ou d'exploiter; elles exercent une influence déterminante sur le type d'organisation sociale des sociétés technologiques (au travers du contrôle sur le processus de production d'outils, sur l'attribution des tâches lors de la production proprement dite, et sur la distribution des produits et des revenus obtenus grâce aux instruments exosomatiques). Avec la révolution exosomatique, les asymétries technologiques sont donc venues renforcer les asymétries biologiques, conduisant à de véritables clivages sociaux.

Lorsque les tâches d'organisation et de contrôle social deviennent l'apanage d'un groupe limité d'individus, à l'exclusion des autres membres de la collectivité, l'organisation sociale s'accompagne de l'émergence d'une élite.

Alors que l'organisation sociale peut prendre une allure participative ou exclusive, l'élite, de par sa position sociale privilégiée, est en mesure d'engager un type de développement qui suit ses intérêts spécifiques, renforçant ainsi sa propre position au sein de l'organisation sociale205.

205 Georgescu-Roegen (1971) identifie une raison simple à la constitution d'une élite sociale : la difficulté de mesurer de manière objective la contribution des décideurs à la vie sociale (la contribution des travailleurs pouvant se mesurer à leur participation aux activités de

L'apparition d'élites sociales contrôlant à la fois l'organisation de la société, les techniques et les ressources stratégiques, s'inscrit dans la tendance cumulative du renforcement des asymétries biologiques par la technique206. La question qui nous concerne est de savoir si un mode de développement reposant sur les intérêts d'une élite est en mesure de se reproduire dans le temps, en assurant à la fois une cohésion sociale et le respect des conditions écologiques.

De nombreux auteurs se sont intéressés au type de développement associé à une organisation sociale élitiste. Pionnier en la matière, Karl Marx (1818-1883) considère que le mode de développement capitaliste induit une dynamique inégalitaire motivant une lutte des classes qui culmine dans une révolution sociale et l'établissement d'une société où les travailleurs contrôlent les moyens de production. En réponse à Marx, Vilfredo Pareto (1848-1923), dans Les systèmes socialistes (1926)207, considère également que les tensions entre les classes conduisent à des révolutions, mais il estime ces dernières ne changent pas la nature du fonctionnement des élites208. Pareto décrit alors un processus de développement socioéconomique constitué d'une succession de phases de développement élitiste ponctuée par des révolutions qui conduisent à l'émergence de nouvelles élites, lesquelles reproduisent le même type de

production). Pour cet économiste, le manque de mesure objective de leur contribution à la vie sociale constitue une opportunité pour les décideurs d'amplifier l'importance de celle-ci au sein de la société, et de s'affirmer toujours davantage en tant qu'élite sociale : "the weak position of the class which perform unproductive services can be turned –as it has been–

into a most formidable and everlasting weapon in the social conflict. Indeed, only what does not have a tangible measure can easily be exaggerated in importance. This is the basic reason why the privileged elite in every society has always consisted –and, I submit, will always consist– of members who perform unproductive services under one form or another.

(...) [T]he fact that every elite performs services which do not produce a palpable, measurable result leads not only to economic privileges, (...) but also to abuses of all kinds"

(Georgescu-Roegen 1971:310-1).

206 Confirmant les implications socioculturelles du développement technologique, l'existence de décideurs et d'exécutants n'est pas apparue avec le développement technologique. De fait, elle est déjà présente dans les relations de dominance du monde animal (Ruffié, 1976).

207 Pareto V. (1926), Les systèmes socialistes, Paris, M. Giard, 2 vols. Cité par Georgescu-Roegen (1971).

208 Selon Pareto (1926), chaque élite est tôt ou tard détrônée par une minorité provenant d'une strate inférieure de la société, minorité qui promet un monde meilleur au travers d'un nouveau type d'organisation sociopolitique; pourtant, une fois en place, la minorité est en position de s'abroger des privilèges, en mettant en évidence le caractère supérieur des activités qui lui incombent et répétant un mode de fonctionnement élitiste.

développement inégal, jusqu'à ce que de nouvelles révolutions aient lieu, et ainsi de suite209.

Alors que Marx pensait qu'on pouvait surmonter le problème des élites au travers de la lutte des classes et du socialisme, Pareto (comme Georgescu-Roegen à sa suite) considérait l'existence des élites comme une constance de l'organisation sociale. A la vision déterministe de l'un s'opposa la vision cyclique de l'autre, mais tous deux s'accordaient à penser qu'une dynamique inégalitaire conduisait tôt ou tard à l'instabilité sociale.

Mais il se peut que les couches dépendantes ne cherchent pas à déstabiliser le système social, quand bien même elles le jugent inégal. C'est le cas lorsque l'inégalité est à ce point ancrée dans les valeurs et les règles sociales qu'elle apparaît constitutive du système social, et que la stabilité acquise est préférée à une situation d'instabilité et au risque de chaos social qui accompagnerait toute tentative de changement social. C'est également le cas lorsque les couches dont les intérêts sont exclus sont à ce point défavorisées qu'elles sont incapables d'envisager quelque changement que ce soit. Dans les deux cas, les forces déstabilisantes sont marginales et l'inégalité sociale peut se maintenir. Cette vision dynamique de l'inertie sociale est celle que Thorstein Veblen propose dans sa Theory of the Leisure Class (1899, trad. fr. 1970) en réponse à la théorie de Marx. Selon Veblen, les inégalités sociales, lorsqu'elles sont ancrées dans les institutions de base de la société, constituent elles-mêmes un puissant facteur d'inertie sociale210. Relevons que Marx avait clairement identifié que les plus pauvres ne pouvaient être à l'origine d'une révolution sociale et que les vrais révolutionnaires se trouvaient parmi la classe prolétarienne. Mais Veblen va plus loin, considérant que les plus pauvres, ayant internalisé l'inégalité pour la rendre plus supportable, constituent eux-même un facteur conservateur d'un cadre institutionnel favorisant les inégalités sociales.

Finalement, c'est l'ensemble des groupes socio-culturels qui semblent viser le statu quo institutionnel. Ainsi, l'élite est conservatrice du fait que ses intérêts sont représentés dans les valeurs et les règles sociales en vigueur; les classes

209 Pour Busino (1987), la vision cyclique que Pareto propose de l'histoire est une séquence mécanique d'événements, un événement suivant l'autre d'une manière monotone, dans une vision où la nature humaine demeure inchangée, et où l'organisation sociale repose toujours sur une même frontière séparant la masse de l'élite.

210 "L'institution d'une classe de loisir entrave directement l'évolution culturelle : 1. Par l'inertie propre à cette classe; 2. Par l'exemple qu'elle donne et qui prescrit le gaspillage ostentatoire et le conservatisme; 3. Indirectement par le système d'inégale distribution de la richesse et des moyens de subsistance, qui est l'assise même de l'institution" (Veblen, 1899/1970:135).

moyennes, aspirant à gravir les paliers de l'échelle sociale conformément aux valeurs sociales établies (par les plus riches), ne recherchent pas le changement;

les classes les plus pauvres, trop préoccupées par les impératifs de la survie quotidienne, ne peuvent même pas penser au changement211.

Au vu de ce qui précède, il semble qu'il soit possible d'envisager, dans le cadre d'une approche évolutive, que le développement élitiste conduise aussi bien à la l'instabilité qu'à l'inertie sociale. Dans la dernière partie de notre travail, nous nous intéresserons au type de dynamique sociale qui accompagne le "processus de développement mondial actuel". Auparavant, il convient d'envisager une approche théorique de l'économie qui soit adaptée à la prise en compte de la nature évolutive des processus économiques. A cette fin, nous allons entreprendre un tour d'horizon des principaux développements qui ont marqué la science économique dans la compréhension et la prise en compte des processus évolutifs.

211 "Il faut, pour rajuster la théorie de la vie jusqu'ici admise, faire un effort mental plus ou moins prolongé et laborieux; il faut, dans ces conditions inhabituelles, trouver et ne plus perdre le nord. Cela demande une certaine dépense d'énergie. Cela suppose donc, si l'on entend réussir, une énergie supérieure à celle qu'absorbe la lutte quotidienne pour l'existence. On comprend que la sous-alimentation et la fatigue empêchent le progrès, tout comme une vie de luxe lui ferme la porte en supprimant les occasions d'être mécontent. Les gens qui végètent dans la misère et n'ont de force que pour chercher à manger pour aujourd'hui, ces gens sont des conservateurs, parce qu'ils ne peuvent pas se permettre de réfléchir à l'après-demain; comme eux, les gens parfaitement prospères sont des conservateurs, parce qu'ils n'ont guère sujet de se plaindre de l'état présent des choses"

(Veblen, 1970:97).

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