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Ordre spontané et métaphore mécaniste : le courant néoclassique

à quel point ?

6.2 Main invisible et ordre spontané : de Mandeville à Hayek

6.2.4 Ordre spontané et métaphore mécaniste : le courant néoclassique

En affirmant que la poursuite des intérêts personnels des agents individuels conduit à l'intérêt général, Adam Smith a consacré les fondements méthodologiques (individualiste et utilitariste) sur lesquels repose l'analyse traditionnelle des phénomènes économiques. Pourtant, Smith ne fournit pas de démonstration formelle de l'existence de la "main invisible". En particulier, le recours à l'émergence spontanée d'un ordre social ne permet pas de conclure que cet ordre garantit le bien-être de la société. Remédier à cette "lacune" semble bien avoir été l'une des préoccupations constantes des successeurs d'Adam Smith, et en particulier des économistes néoclassiques.

Dès les contributions de William Stanley Jevons (1871)242 et de Léon Walras (1874)243, ouvertement inspirées de la mécanique newtonienne, jusqu'aux développements de Kenneth Joseph Arrow (1971)244 et Gérard Debreu (1987)245, en passant par celles de Francis Ysidro Edgeworth (1881)246

242 Stanley Jevons W.J. (1871), The Theory of Political Economy, London, New York, Macmillan.

243 Walras L (1874-1877), Eléments d'économie politique pure, ou théorie de la richesse sociale, 2 vols., Lausanne, Corbaz & Cie.

244 Arrow, K.J. & Hahn F.H. (1971), General Competitive Analysis, San Francisco, Holden-Day.

245 Debreu G. (1987), Theory of Value : an Axiomatic Analysis of Economic Equilibrium, New Haven, London, Yale University Press.

246 Edgeworth F.Y. (1881), Mathematical Psychics : An Essay on the Application of Mathematics to the Moral Sciences, London, C. Kegan Paul.

et de Vilfredo Pareto (1897 et 1909)247, l'essentiel de la théorie économique a été consacré à formulation des conditions d'existence de la main invisible. Cet effort collectif a abouti à la Théorie de l'équilibre général. En effet, ce n'est que lorsque l'ensemble des conditions restrictives de l'équilibre général sont respectées que l'existence de la main invisible de Smith peut être formellement démontrée248.

Toutefois, pareille analyse, si elle met en évidence l'éventail de conditions d'existence d'un équilibre ne dit pas comment le système économique parvient à l'équilibre. Ainsi, l'histoire de la pensée économique dominante montre une attention quasi exclusive à l'existence et aux propriétés de l'équilibre, négligeant presque complètement la question de savoir si et comment le système a atteint l'équilibre (Clark & Juma, 1988). En ce sens, l'économie néoclassique ne s'est pas avérée plus capable que l'école écossaise de donner une explication satisfaisante à la dynamique de l'émergence de l'ordre social harmonieux issu de la main invisible d'Adam Smith249.

Face à ce constat, une autre interprétation peut être proposée, selon laquelle il n'existe pas d'ordre social harmonieux susceptible d'émerger spontanément des relations individuelles. Mais cette position, développée notamment par Malthus dans ses Principes d'économie politique (1820), n'a pas été développée par les économistes néoclassiques250. Ainsi, non seulement l'économie néoclassique n'est pas parvenue à prouver l'hypothèse selon laquelle il existe un mécanisme qui conduit spontanément un système économique vers l'équilibre et l'ordre social, mais ses représentants ne se sont pas penchés sur les

247 Pareto, V. (1909), Manuel d'Economie Politique (1909), Paris, Giard. Pareto avait déjà défini les grandes lignes de son analyse dans son Cours d'Economie Politique (1897), Lausanne, Rouge.

248 De ce point de vue, on peut considérer que toutes les autres hypothèses néoclassiques (marché de concurrence parfaite, rationalité des agents, goûts, préférences et technologique fixées –ou données, contexte éco-social exogène) ne constituent en dernière analyse que des hypothèses ad hoc destinées à justifier l'existence de "la main invisible".

249 Par contre, le prix à payer pour cet accomplissement –la démonstration formelle de l'existence de la main invisible– est lourd : il suppose la réduction d'une réalité complexe, multidimensionnelle et évolutive à une modélisation abstraite et excessivement réductrice, conséquence d'une analogie explicite avec la mécanique classique.

250 Tous les partisans de l'ordre spontané –Mandeville, Smith Menger, Hayek– présentent l'émergence d'un ordre social harmonieux dans lequel les tensions et les conflits sociaux disparaissent. Cette conception idéale de l'ordre social contraste fondamentalement avec celle de Malthus, pour qui la tendance naturelle d'une société où les individus sont libres de leurs actes est la surpopulation conduisant à la pauvreté. Or la possibilité de l'émergence du désordre collectif n'est pas envisagée par les partisans de l'ordre spontané. Tous semblent adhérer à la croyance en une main invisible qui garantit l'émergence d'un ordre fondamentalement bon.

raisons pour lesquelles la réalité ne correspondait pas à cette l'hypothèse. A l'instar de la vision évolutive proposée par Herbert Spencer, cette position nous semble plus idéologique que scientifique.

Nous n'avons pas l'intention de développer ici dans quelle mesure la pensée et la théorie économique ont été influencées par le dogme mécaniste.

Cela a été fait dans de nombreux travaux251. Relevons cependant que c'est cette conception du monde qui inspire l'école néoclassique libérale à la fin du XIXe siècle (Passet, 1996a:XVI) et qui permet la formulation de la théorie marginaliste de la valeur. Or c'est grâce au marginalisme que l'économie politique a acquis sa spécificité dans les sciences sociales.

C'est précisément l'inspiration mécaniste de l'école néoclassique qui constitue l'un des piliers sur lesquels les représentants de courants hétérodoxes fondent les critiques qu'ils adressent aux tenants de cette approche. En particulier, du fait qu'une approche mécaniste, centrée sur le concept d'équilibre, ignore le changement qualitatif, l'irréversibilité, la nouveauté et bien d'autres caractéristiques essentielles qui caractérisent les processus évolutifs, la plupart des tenants d'une approche évolutive en économie considèrent les bases mécanistes de la théorie néoclassique comme incompatibles avec la formulation d'une théorie économique générale. Constatant la permanence de la tendance mécaniste également au sein des autres sciences sociales, Ervin Laszlo (1987) résume bien les critiques souvent dispersées qui sont adressées à l'économie néoclassique :

In most cases they [the social scientists] study statics instead of dynamics;

structures and states instead of processes and functions; self-correcting mechanisms instead of self-organizing systems; conditions of equilibrium instead of dynamic balances in regions of distinct disequilibrium. (Laszlo, 1987:19-20)

La prise en compte et le dépassement de cette critique ne prive pas la théorie néoclassique de tout pouvoir explicatif, mais restreint celui-ci à un champ d'application beaucoup plus limité que celui auquel elle prétend. Dans le cadre d'une réalité économique en perpétuelle mutation, objet d'une théorie économique évolutive, l'analyse néoclassique peut donner une explication

251 Le recours –explicite pour certains marginalistes comme Walras et Jevons– au modèle mécaniste par les économistes néoclassiques a fait l'objet de nombreux travaux. Parmi eux, citons Georgescu-Roegen (1966, 1971, 1976, 1995), Thoben (1982), Mirowski (1988) et Passet (1996a).

satisfaisante des problématiques de court terme, où les propriétés et la structure du système économique demeurent inchangées (given).

The marginal approach of neo-classical general equilibrium theory may be appropriate to the interstitial periods but it is inadequate to explain the periodic sweeping changes that characterise economic history. And, of course, it is these periods of sweeping changes that are critical for economic evolution and economic policy. By this view then, marginal analysis is flawed not because it is wrong but because it yields precise answers only to comparatively unimportant parts of the economic problem. (Gowdy, 1987:39)

Ainsi, le type d'explication fourni par l'approche néoclassique ne nous sera pas d'une grande aide pour la compréhension des tendances de plus long terme, où les interactions entre les différents composants du système économique sont à l'origine d'une restructuration continuelle de celui-ci, de nouvelles configurations socioéconomiques et de nouvelles relations avec le milieu naturel.