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3 Evolution et sciences du vivant

3.3 Quelques remises en question théoriques

3.3.2 La théorie de l'épigenèse

Les tenants d'une approche épigénétique de l'évolution s'élèvent contre l'adhésion qu'ils jugent quasi dogmatique de la biologie néodarwinienne aux principes de Weismann –selon lesquels l'évolution du phénotype ne peut en aucun cas influencer celle du génotype (Ho & Saunders, 1982). Selon eux, cette adhésion inconditionnelle revient à accorder aux gènes tout pouvoir explicatif de l'évolution naturelle (étant entendu que la sélection naturelle exerce un tri sur les mutations génétiques). Cette position, que l'on trouve notamment chez Dawkins (1976) réduirait la réalité des organismes, comme d'ailleurs celle de la conscience, de la société ou de la culture à de simples épiphénomènes du

87 Des niveaux d'organisation aussi complexe que la bactérie sont apparus il y a plus de 3,5 milliards d'années, i.e. 500 millions d'années "seulement" après la formation des premières roches terrestres (Laszlo, 1997). Par la suite, quelque 2 milliards d'années ont passé avant qu'une autre étape évolutive majeure ne se produise, l'apparition de cellules eucaryotes (à vrai noyau).

88 Des fossiles très différents sans aucun intermédiaire morphologique connu se succèdent dans une même séquence stratigraphique (Thaler L., ´Phylogenèse´, Encyclopaedia Universalis, édition 1996, Corpus 18, p.228).

89 Cf. Somit A. & Peterson S.A. (eds.) 1992), The Dynamics of Evolution : The Punctuated Equilibrium Debate in the Natural and Social Sciences, New York, Cornell University Press.

90 Nous privilégions la majuscule pour mettre en évidence le caractère unique de la planète Terre.

processus "fondamental" de la compétition entre des gènes "égoïstes" (selfish genes). Ce "réductionnisme biologique" (Hodgson, 1996), n'accorderait à l'environnement dans lequel se déroule ce processus que le rôle de stimulus nécessaire à l'accomplissement d'un programme de développement contenu dans les gènes (Ho & Saunders, 1982). Il exclurait toute influence sur le génotype de la part aussi bien du phénotype que des conditions environnementales91.

Selon la position épigénétique, l'évolution des espèces repose avant tout sur le processus de développement des organismes individuels, processus qui résulte de l'action conjointe de forces internes –la réalisation du programme génétique et le comportement de l'organisme– et de forces externes –les stimuli du milieu. Pour prendre en compte la combinaison de ces forces, les tenants d'une approche épigénétique se réfèrent à la notion de paysage épigénétique (epigenetic landscape)proposée par Waddington en 195792.

L'importance du rôle associé au comportement de l'organisme lui-même (le phénotype) ainsi qu'aux conditions du milieu (les "circonstances", chères à Lamarck) indique l'influence lamarckienne de la théorie épigénétique93. Cependant, cette théorie se distingue du transformisme de Lamarck en mettant en avant les caractéristiques du paysage épigénétique : dans des conditions

"normales" –des variations génétiques et environnementales d'ampleur limitée–, le développement des organismes semble prendre une voie spécifique et privilégiée, pour aboutir à un état final quasi invariant (Ho & Saunders, 1982).

Par contre, en cas de perturbations importantes (macro-mutations chromosomiques ou perturbations environnementales importantes), le paysage épigénétique est lui-même affecté : il ne "guide" plus le développement des organismes vers le même état que précédemment. De nouvelles voies de développement sont alors expérimentées, conduisant éventuellement à

91 L'étude de ce type d'influences fait l'objet de nombreuses recherches depuis quelques années. Ainsi, des expériences en laboratoire ont pourtant montré que des organismes vivants –bactéries, plantes et insectes– sont en mesure de modifier leur génome en fonction des conditions qu'ils expérimentent (Laszlo, 1997). Ainsi, les variations génétiques ne seraient pas uniquement dues au hasard, mais pourraient constituer "… des réponses souples de la part du génome aux changements que les générations successives expérimentent dans leur milieu" (Laszlo, 1997:131). Si elles devaient être plus largement reconnues, de telles influences seraient en mesure de bouleverser toute l'approche de la biologie génétique.

92 Le paysage épigénétique est composé de la totalité des interactions biochimiques qui ont lieu lors du développement d'un organisme : il intègre les forces internes du code génétique et les forces externes de l'environnement. Waddington C.H. (1957), The Strategy of the Genes, London, Georges Allen & Unwin. Cité par Ho & Saunders (1982:349).

93 Cf. section 3.2.1, p.55.

l'établissement d'un (ou plusieurs) paysage(s) épigénétique(s) nouveau(x). Le cas échéant, des phénotypes très différents, voire de nouvelles espèces, peuvent apparaître94.

L'approche épigénétique a été réactualisée par les sciences de la complexité (Lewin, 1994). Ces sciences, dont l'objet est d'appréhender la complexité des processus indépendamment de leur contexte de réalisation, proposent une version moderne du paysage épigénétique en se référant au concept d'attracteur biologique95 : un attracteur biologique détermine un itinéraire de développement similaire pour des individus d'une même espèce mais génétiquement différents, voire pour des individus d'espèces différentes.

En cas de perturbations –internes ou externes– importantes, le développement des organismes échappe à l'influence de son attracteur biologique (le paysage épigénétique), et se stabilise éventuellement sous l'influence d'un autre attracteur biologique. Ce nouvel attracteur biologique attire alors le développement des organismes dans une voie différente, et conduit éventuellement à l'apparition de nouvelles espèces.

L'approche épigénétique permet de donner une explication satisfaisante aux thèses avancées par les paléo-biologistes selon lesquelles l'évolution naturelle n'est ni graduelle, ni régulière. La stabilité du développement épigénétique des espèces, qui constitue un processus d'individualisation déterminé –et quasi-déterministe– aussi longtemps que les variations internes (mutations) et externes (perturbations environnementales) sont relativement faibles, pourrait expliquer les longues phases de "stagnation évolutive"

constatées par les paléo-biologistes. De même, lorsque les processus de développement épigénétique sont modifiés à la suite de perturbations importantes, les paysages épigénétiques sont eux-mêmes modifiés, et de nombreuses espèces nouvelles peuvent apparaître rapidement. Cette étape correspondrait aux phases "d'explosion évolutive" dont parlent les paléo-biologistes (Eldredge & Gould, 1972).

94 L'approche épigénétique intègre le couple variation-sélection en considérant la variation génétique comme source de variation phénotypique, de même que la sélection des phénotypes au travers de l'élimination des paysages épigénétiques non viables.

95 Le terme d'attracteur biologique est notamment utilisé par le biologiste anglais Brian Goodwin pour mettre en évidence l'hypothèse selon laquelle l'espace des possibilités morphologiques n'est pas infini mais comporte seulement un nombre limité de réalisations qui correspondent aux attracteurs; ces attracteurs biologiques ou morphologiques ne sont pas fixes mais évoluent : les possibilités dynamiques changent en fonction de l'environnement qui peut favoriser la stabilité de certains attracteurs au détriment d'autres (Lewin, 1994).

La théorie épigénétique propose également des explications à certains phénomènes mal expliqués par le darwinisme classique, comme le conservatisme et le parallélisme96. Toutefois, du fait qu'elle restreint drastiquement le nombre de développements biologiques possibles, la théorie épigénétique, comme l'hypothèse plus récente des attracteurs biologiques, ne fait pas l'unanimité au sein des biologistes. L'hypothèse traditionnelle est plutôt que l'évolution biologique procède par essais et erreurs (trial and errors) au sein d'un ensemble de variations génétiques à priori infini (Lewontin, 1982). Dans la synthèse néo-darwinienne, le conservatisme des phénotypes au sein d'une même espèce est expliqué par l'existence du contrôle interne au code génétique spécifique à l'espèce considérée et à l'élimination des individus non conformes par la sélection naturelle (Ho & Saunders 1982). De même, le parallélisme, s'il requiert des circonstances génétiques et environnementales exceptionnellement similaires, ne constitue pas un phénomène impossible. Le même type d'explication est donné pour les périodes de stagnation et d'explosion dans l'évolution des espèces; en particulier les périodes d'explosion résulteraient de conjonctions de facteurs aléatoires, événements extrêmement rares mais non impossibles. Finalement, tout reposerait sur l'occurrence aléatoire des "bonnes"

mutations et de leur sélection. Les controverses biologiques rejoignent alors la

"méta-controverse" sur le rôle du hasard en science et de la contingence dans la nature97.

A ce stade de nos développements, rappelons que nous n'avons ni l'autorité, ni l'intention de juger des mérites respectifs des explications théoriques en concurrence en biologie. Cependant, les tentatives ponctualiste et épigénétique de proposer des explications scientifiques là où l'approche néo-darwinienne fait intervenir le rôle du hasard nous semblent nécessaires. Qu'elles constituent des explications validées ou non par le processus de connaissance scientifique en cours, elles font partie de ces tentatives qui concrétisent les progrès de la science. En ce sens, ces tentatives s'intègrent dans une vision

96 Le conservatisme se réfère à la similitude phénotypique d'individus génétiquement différents au sein d'une population d'une même espèce, alors que le parallélisme fait référence à un même type de similitude, mais entre des espèces génétiquement très différentes, comme le loup commun (un mammifère) et le loup de Tasmanie (un marsupial) (Ho & Saunders, 1982; Lewin, 1994).

97 L'approche évolutive permet d'intéressants développements sur l'existence du hasard pur dans l'évolution cosmique et son rôle dans l'explication scientifique. Cependant, débattre de ce point crucial nous entraînerait dans de –trop– longues considérations. Contentons-nous de proposer que la vision évolutive de la science est compatible avec la pensée de Démocrite, selon qui "le hasard n'est que la forme complexe des lois de la nature que nous ignorons." Cité par Buican (1989:8).

évolutive de la science, qui voit dans les anomalies ou les phénomènes mal expliqués par le corpus théorique existant des opportunités de faire progresser la connaissance. Si les controverses qui agitent la biologie méritent d'être soulignées, il convient également de relever leur rôle constructif, car la controverse engage les biologistes à présenter une approche toujours plus satisfaisante des phénomènes observés.

3.3.3 Les développements évolutifs de la synthèse néo-darwinienne