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La nécessaire intégration de l'indéterminisme

2 Evolution et physique

2.5 Quels enseignements tirer de la thermodynamique ?

2.5.2 La nécessaire intégration de l'indéterminisme

Dans la vision déterministe du monde, la connaissance des conditions initiales et des lois mécaniques du mouvement permet une connaissance absolue de l'évolution passée et future; seule l'évolution des systèmes complexes faisant intervenir un très grand nombre d'éléments est impossible à prévoir et oblige à utiliser des théories probabilistes46. La thermodynamique non linéaire a révélé une nouvelle source d'imprévisibilité en physique : dans la phase d'instabilité qui succède au point de bifurcation, un système prend une trajectoire évolutive imprévisible. Cette imprévisibilité repose sur une double constatation : d'une part, il n'existe pas de loi générale susceptible de déterminer a priori quelle fluctuation va déterminer la trajectoire du système; d'autre part le comportement du système amplifie la fluctuation choisie. Ces deux phénomènes agissent de concert. Nous les présentons successivement.

2.5.2.1 Lois individuelles et description probabiliste

Lorsqu'un système physique se trouve peu éloigné de l'équilibre thermodynamique, les états stables où il peut s'établir sont peu nombreux. Ainsi, dans le cas de l'instabilité de Bénard, le système amplifie toujours la même fluctuation microscopique.Lorsque le système est plus éloigné de l'équilibre, les possibilités d'amplification sont plus nombreuses, comme en témoignent les multiples tourbillons dans le flot d'une rivière. Que se passe-t-il lorsque le système s'éloigne encore davantage de l'équilibre ?

A partir d'une certaine distance de l'équilibre, lorsque plusieurs possibilités sont ouvertes, la trajectoire que prend le système au point de bifurcation ne dépend ni des conditions initiales du système, ni des changements dans les valeurs critiques des paramètres du milieu (Laszlo, 1987). C'est apparemment au hasard (Laszlo, 1987; Prigogine, 1996) que le système semble

46 Comme le tirage à la loterie où tout ordre éventuel des boules est complètement effacé par la multitude des chocs; de même le mouvement erratique d'une particule en suspension dans un liquide qui reçoit à chaque instant d'innombrables chocs de la part des molécules du solvants (mouvement brownien). Dans ces deux cas, le hasard est engendré par le nombre très élevé des phénomènes; c'est la loi des grands nombres (Bergé, 1997).

"choisir" une trajectoire évolutive parmi un ensemble de trajectoires possibles47. Cette situation révèle que la description déterministe que donne la dynamique classique de la trajectoire d'un objet n'est pas adaptée à l'itinéraire évolutif d'un système physique éloigné de l'équilibre thermodynamique. Prigogine (1996) en tire un enseignement épistémologique essentiel :

Alors que, à l'équilibre et près de l'équilibre, les lois de la nature sont universelles, loin de l'équilibre elles deviennent spécifiques, elles dépendent du type de processus irréversible. (Prigogine, 1996:75).

Parmi l'éventail d'états potentiellement réalisables, aucune loi ne permet de déterminer a priori vers lequel évoluera le système. Pour décrire la trajectoire évolutive d'un système loin de l'équilibre, il convient d'envisager simultanément l'ensemble des états possibles. Pour ce faire, l'observateur doit recourir à une description probabiliste de l'évolution du système (Prigogine, 1996, 1997)48. La double nécessité de renoncer aux lois générales –au profit de lois spécifiques– et de recourir aux probabilités pour envisager l'évolution d'un système au point de bifurcation montre à nouveau la nécessité de dépasser le cadre déterministe issu de la physique newtonienne.

L'indéterminisme est dû au choix singulier qu'opère entre différentes fluctuations un système en période d'instabilité. Toutefois, ce choix n'est que la condition initiale de l'imprévisibilité. Sans les relations non linéaires qui se produisent au sein des systèmes loin de l'équilibre thermodynamique, ce choix serait sans conséquence pour l'évolution du système49. Ainsi, pour que la fluctuation sélectionnée s'avère effectivement déterminante, il est nécessaire que le comportement non linéaire du système exerce un phénomène amplificateur sur la fluctuation microscopique.

47 Selon Prigogine & Stengers (1979:167), "[o]n peut parler de "choix" du système, non pas à cause d'une quelconque liberté "subjective", mais parce que la fluctuation est précisément ce qui, de l'activité intrinsèque du système, échappe irréductiblement au contrôle par les conditions aux limites". Compte-tenu du risque d'analogies abusives entre le domaine physique et le domaine social, nous suivons plutôt l'analyse que fait Kapp (1961:84-5) du saut quantique : "The jump-like character and indeterminacy of the motion of the individual electron has nothing whatsoever to do with the metaphysical questions raised by the notions of spontaneity and creativity in nature, freedom of will, materialism, and causality. The fact that the motion of the electron is unpredictable does not make it acausal." Constater qu'il existe des processus discontinus dans le monde quantique comme dans le niveau social ne permet pas de relier les déterminants et les causes spécifiques à chacun de ces niveaux et de les associer de quelque manière que ce soit.

48 Relevons que le comportement flou des particules élémentaires oblige la théorie quantique à recourir également aux probabilités pour décrire l'état qui sera mesuré par un observateur (Guillemot, 1999).

49 Rappelons que dans le régime linéaire caractérisant l'état stationnaire voisin de l'équilibre, le système n'amplifie aucune des fluctuations qui l'agitent.

2.5.2.2 Comportement non linéaire et chaos déterministe

Les travaux de Prigogine et de ses collaborateurs ont vérifié les développements théoriques que le mathématicien et physicien français Henri Poincaré (1854-1912) avait donnés au problème laissé en suspens par Newton : la résolution mathématique de la dynamique de trois corps en interaction50. En 1892, Poincaré démontre que les systèmes dynamiques à plus de deux corps ne sont de manière générale, pas intégrables, si bien que le problème à trois corps n'a pas de solution analytique51. Il montre qu'il existe des forces irréductibles reliant les constituants des systèmes dynamiques à plus de deux corps, et que l'existence de ces relations (appelées "résonances") affecte la possibilité d'intégrer le système dynamique, i.e. de décomposer son mouvement en un ensemble de mouvements indépendants (Prigogine & Stengers, 1997). Autrement dit, pour tout système dynamique de plus de deux corps, i.e. l'extrême majorité de tout système connu de l'homme, l'approche décomposante de l'analyse n'est pas à même de fournir de solution52.

Pour résoudre le problème de trois corps en interaction dynamique, Poincaré développa le calcul "itératif", pas à pas. En effectuant ce type de calculs, le mathématicien mit en évidence que les relations non linéaires entre les variables conduisent à une amplification exponentielle de tout écart initial.

Poincaré en déduisit une imprévisibilité irréductible :

Une cause très petite qui nous échappe détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard (...). Il peut arriver que des petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux (...). La prédiction devient impossible. 53

L'imprédictibilité prévue par la théorie de Poincaré et le comportement imprévisible des systèmes physiques aux points de bifurcation étudiés par Prigogine vont à l'encontre de la vision laplacienne du monde qui consacre le déterminisme universel. Elles nécessitent que l'on intègre l'indéterminisme en physique.

50 Exprimé en termes mathématiques, le problème consiste à résoudre simultanément trois équations non linéaires.

51 Une solution analytique permet d'exprimer, par une formule, l'état du système à n'importe quel instant, en fonction de l'état initial et du temps auquel on veut déterminer l'état.

52 Les développements mathématiques de Poincaré, qui remettent en cause les fondements mécanistes de la philosophie cartésienne, plaident également en faveur d'une prudence particulière dans l'emploi de formulations mathématiques dans l'analyse des problématiques sociales.

53 Poincaré, Henri (1903), Science et méthode, cité par Bergé (1997) et partiellement reproduit dans Crutchfield et al. (1989:37).

L'indéterminisme, défendu par Whitehead, Bergson ou Popper, s'impose désormais en physique. Mais il ne doit pas être confondu avec l'absence de prévisibilité qui rendrait illusoire toute action humaine. (…) [L]'indéterminisme ne traduit pas ici un choix métaphysique, il est la conséquence de la description statistique qu'exigent les systèmes dynamiques instables. (Prigogine, 1996:127)

Il convient dès lors d'identifier deux types de situations opposées : (1) le système est à l'équilibre –ou proche de l'équilibre–, son comportement est stable, donc prévisible sur la base de lois générales; (2) le système est loin de l'équilibre, son comportement est instable et imprévisible; seule une approche en termes de lois particulières peut être entreprise. Au premier abord, ces deux situations n'ont rien de commun; au contraire tout les oppose. Toutefois, conformément à la méthodologie dialectique de l'approche évolutive, il convient d'examiner la complémentarité potentielle entre ces deux situations antagonistes.

Pour ce faire, il convient cependant d'envisager le comportement des structures dissipatives sous un angle dynamique.