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L'interprétation néoclassique des concepts évolutifs

à quel point ?

6.2 Main invisible et ordre spontané : de Mandeville à Hayek

6.2.5 L'interprétation néoclassique des concepts évolutifs

Outre le recours explicite ou implicite à la notion d'émergence, l'économie néoclassique a périodiquement intégré dans son approche des concepts évolutifs, comme la sélection, l'adaptation et la compétition. Toutefois, les rapprochements avec ces concepts évolutifs visaient généralement une justification de l'approche néoclassique de l'économie –la méthodologie individualiste, l'approche marginaliste ou les politiques de laissez-faire– plutôt qu'un questionnement sur la compatibilité de l'économie néoclassique et d'une approche évolutive252. Dans cette section, nous présentons deux périodes correspondant à des rapprochements de ce type : le recours au principe de la sélection naturelle dans les années 1950, et le rapprochement avec la sociobiologie dans les années 1970.

6.2.5.1 Évolution et marginalisme

Dès la fin des années 1930 et dans les années 1940, un des débats qui animent le monde des économistes concerne la réalité empirique de l'approche marginaliste. Dans ce contexte, Fritz Machlup (1902-1983), grand défenseur du marginalisme, considère que les choix rationnels correspondant au calcul à la marge ne sont pas nécessairement conscients, mais qu'ils résultent de contraintes

252 Relevons que le rapprochement de la biologie et de l'économie est favorisé lorsque ces deux disciplines reposent sur une même approche générale (sur le même paradigme), que celle-ci soit plutôt de tendance réductionniste (inspirée d'une vision mécaniste du monde) ou multidimensionnelle (inspirée d'une vision organiciste ou évolutive du monde).

externes à l'agent. Les choix conduisant à des succès économiques sont en fait déterminés ex post, par des contraintes du système. Dès 1950, Armen A.

Alchian (1914-…) et Milton Friedman (1912-…) reprennent cette idée en recourant explicitement à des concepts issus de la biologie, et en particulier le processus de sélection253.

L'analyse d'Alchian (1950) repose sur un postulat d'information incomplète et de prévision incertaine. Pour lui, le succès des entreprises dépend des comportements et des résultats, et non des motivations. Même si les entreprises ne s'efforcent pas de maximiser leurs profits, le processus de sélection assurera la survie des entreprises les plus profitables. Pour Alchian, (1950) l'hypothèse d'un comportement maximisateur n'est donc pas nécessaire pour les besoins d'explication et de prédiction de la science économique.

Alchian (1950) remplace alors la notion de maximisation par le concept biologique de la sélection naturelle :

… the suggested approach embodies the principles of biological evolution and natural selection by interpreting the economic system as an adaptive mechanism which chooses among exploratory actions generated by the pursuit of ‘success' or ‘profit'. (Alchian, 1950:211)

Dans l'analyse d'Alchian (1950), le comportement n'est plus déterminé par la motivation de maximiser le profit, mais par un "adaptive, imitative, and trial-and-error behaviour in search for profits" (Alchian, 1950:213). D'inspiration explicitement darwinienne, l'analogie s'avère cependant typiquement spencérienne : "those who realize positive profits are the survivors; those who suffer losses disappear" (Alchian, 1950:219). Autrement dit, l'environnement sélectionnerait les firmes dont les managers ont pris les meilleures décisions, indépendamment de la manière dont ils ont pris ces décisions. Ainsi, grâce à une analogie sommaire, Alchian élude tout questionnement sur le processus de prise de décision économique. La contribution d'Alchian (1950) sera critiquée par Edith Penrose (1952), qui lui reproche d'emprunter à la biologie un concept –la sélection naturelle– de manière toute faite. En particulier Alchian aurait négligé la relation entre reproduction, imitation et héritabilité d'une part, et le comportement intentionnel d'autre part : "If we abandon this assumption [of

253 Après la réalisation de la synthèse néo-darwinienne dans les années 40, et la découverte de la structure de l'ADN en 1953, la biologie recouvre une crédibilité scientifique entachée par les dérives expérimentales de la seconde guerre mondiale (Hodgson, 2002).

purposeful behavior], and particularly if we assume that men act randomly, we cannot explain competition" (Penrose, 1952:812) 254.

La confusion scientifique franchit un nouveau pas avec les contributions de Stephen Enke (1951)255 et Milton Friedman (1953) qui prétendent tous deux que la sélection naturelle permet de justifier le marginalisme. Le comportement maximisateur, en particulier, est au centre de leurs préoccupations. Ainsi, pour Enke (1951:571), "we can predict as if firms do in fact maximize profits by consciously equating marginal costs and marginal revenues." Friedman (1953) reprend et étend encore ce raisonnement de type "as if"256. Alors que Alchian (1950) postule que le processus de sélection assure la survie des entreprises les plus profitables même si elles ne se comportent pas de manière maximisatrice, Friedman (1953) renverse l'argument : puisque les entreprises sélectionnées sont les plus profitables, il est légitime de considérer que ces entreprises se sont comportées comme si elles s'étaient efforcées de maximiser leurs profits. Grâce à l'artifice du raisonnement as if, Friedman peut postuler le comportement maximisateur et toutes les hypothèses qui lui sont associées (rationalité économique, information parfaite, etc.).

254 En 1964, Sidney Winter présente un papier explicite sur la logique de la sélection naturelle en économie (Winter, 1964). Le mécanisme de transmission d'une génération à l'autre, sous-estimé chez Alchian (1950) comme Penrose (1952) l'avait noté, est reconnu par Winter (1964) comme un élément indispensable de la théorie de la sélection naturelle. A la suite de Veblen, Winter (1964) met en évidence l'inertie associée à ce qui a déjà été sélectionné, et qui devient dès lors une référence. L'adaptation à son environnement requiert que la sélection soit un processus cumulatif, ce qui nécessite que la réponse envers l'environnement soit encodée, conservée et préservée. Au contraire de Friedman (1953), Winter (1964, 1971) insiste sur le fait qu'une survie purement aléatoire ne peut expliquer des schèmes aussi complexes que des entreprises (Langlois & Everett, 1994). Les travaux de Winter ont fortement influencé certains courants économiques évolutifs récents, où les firmes sont considérées non pas comme des fonctions de production, mais plutôt comme des organisations capables d'évaluer et de conserver les résultats d'une sélection antérieure (Nelson & Winter, 1982).

255 Enke S. (1951), ´ On Maximizing Profits : A Distinction Between Chamberlin and Robinson ´, American Economic Review, 41(3), 566-78. Cité par Langlois & Everett (1994:20).

256 "Under a wide range of circumstances individual firms behave as if they were seeking rationally to maximise their expected returns and had a full knowledge of the data needed in the attempt; as if, that is, they knew the relevant cost and demand functions, calculated marginal cost and marginal revenue from all actions open to them, and pushed each line of action to the point at which the relevant marginal cost and marginal revenue were equal (…) Confidence in the maximization-of-returns hypothesis is justified by evidence of a very different character (…) The process of "natural selection" thus helps to validate the hypothesis –or rather, given natural selection, acceptance of the hypothesis can be based largely on the judgement that it summarizes the conditions for survival." Friedman (1953), cité par Langlois & Everett (1994:20).

Toutefois, pas plus que Alchian (1950), Friedman (1953) ne s'est soucié de prendre en compte les caractéristiques que le processus de sélection acquiert lorsqu'il se réalise dans le domaine socioculturel. Le fait même que la sélection repose sur des modalités culturelles est éludé, révélant si besoin était le caractère réductionniste de l'approche257. Malgré cela (ou grâce à cela ?), la position de Friedman allait fortement influencer les développements théoriques ultérieurs. Comme le relève Hodgson (2002:4), "for economists, Friedman's intervention in 1953 was especially influential. It became a classic defence of the neoclassical maximization hypothesis. It used the new authority of evolutionary biology to rebut lingering institutionalist and behaviouralist doubts about that core idea." Les vingt années qui suivirent ne virent quasiment aucun recours de la part d'économistes issus du courant néoclassique à des concepts biologiques ou évolutifs258.

6.2.5.2 Sociobiologie et réductionnisme néoclassique

C'est la parution en 1975 de l'ouvrage d'Edward Wilson Sociobiology : the New Synthesis, qui ramène la biologie à l'agenda des sciences humaines. Définie comme "l'étude systématique de la base biologique de tout comportement social" (Veuille, 1997:3), la sociobiologie avait tout pour faire réagir aussi bien l'opinion publique que les scientifiques. En mettant en évidence la base biologique d'un comportement social, la sociobiologie ouvre grande la porte à deux types de réductionnisme. Le premier consiste à réduire tout comportement social, et en particulier celui des collectivités humaines, à la manifestation d'un comportement motivé par des considérations purement biologiques; ce type de réductionnisme néglige le type d'organisation spécifique au fonctionnement de la structure sociale et toutes les caractéristiques spécifiques à la dimension culturelle (Boyd & Richerson, 1980). Le second, le réductionnisme génétique, consiste à réduire tout comportement biologique à la réalisation d'un développement génétiquement programmé259. La sociobiologie permettait de combiner les deux types de réductionnisme, de manière à expliquer le comportement de la société humaine en termes de comportements innés,

257 D'ailleurs, le type de sélection naturelle que ces auteurs envisagent correspond à l'interprétation réductionniste et téléologique donnée par Spencer au concept darwinien.

258 Il convient par contre de relever, dans le cadre des relations entre l'économie et son contexte éco-social, les contributions essentielles d'économistes hétérodoxes comme Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), William Kapp (1910-1976) et Kenneth Boulding (1910-1993).

259 Cf. section 3.3.2, p.64.