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L'approche évolutive : une théorie unificatrice ?

3 Evolution et sciences du vivant

4.4 Vers une définition de l'approche évolutive

4.4.4 L'approche évolutive : une théorie unificatrice ?

Les développements récents de la physique des processus irréversibles ont une portée qui dépasse le champ de la physique. Grâce à elle, deux flèches du temps à la direction opposée se sont rejointes : celle, issue de la thermodynamique classique, qui condamnait toute matière-énergie à la dégradation irréversible et au désordre, et celle, issue de l'observation du vivant, qui constatait l'émergence d'organismes toujours plus complexe. La thermodynamique non linéaire ayant montré que les systèmes loin de l'équilibre thermodynamique manifestent des comportements ordonnés et actifs, plus besoin de téléologie métaphysique pour envisager une évolution créatrice.

Les phénomènes biologiques sont désormais compatibles avec les lois de la physique des processus irréversibles, et peuvent être exprimés en termes physiques. Pour autant, les phénomènes d'organisation de la vie ne sont pas réductibles aux lois physiques, car ils révèlent des propriétés qui demeurent inconnues au stade de l'inanimé (comme l'homéostasie ou l'autopoièse). Ces propriétés sont qualifiées d'émergentes : elles résultent de modes d'interaction spécifiques à l'organisation du vivant qui n'ont pas lieu au niveau de l'inanimé.

Ainsi, même si elle peut être décrite en termes physiques, la biologie n'est pas réductible à la physique. L'organisation du vivant ne contredit pas les lois physiques, mais repose sur des types de relations qui n'ont pas lieu au niveau de l'inanimé. D'un point de vue diachronique, les processus vivants sont venus s'ajouter aux processus matériels desquels ils ont émergé, chaque palier présentant son mode de fonctionnement particulier. D'un point de vue synchronique, le vivant est en interaction constante avec l'inanimé qui le compose (la matière vivante) et qui l'entoure (le milieu géophysique), l'un et l'autre exerçant l'un envers l'autre une influence mutuelle.

En représentant le monde comme une hiérarchie de niveaux d'organisation distincts, la vision synchronique de l'approche systémique met en évidence que les disciplines qui étudient leur mode de fonctionnement spécifique ont elles-mêmes des caractéristiques particulières. Si tel est le cas, une explication valable pour un niveau d'organisation ne constitue pas une explication adéquate pour un niveau d'organisation différent (inférieur ou supérieur). Il faut donc faire intervenir des considérations nouvelles à chaque niveau (Morin, 1990). Les niveaux d'organisation mettent donc en évidence la dimension singulière ou locale, donc non générale, que devrait prendre l'explication scientifique.

Parallèlement, les disciplines scientifiques demeurent fondamentalement liées, à

l'image de l'interdépendance fondamentale des différents niveaux d'organisation imbriqués les uns dans les autres au sein d'une hiérarchie de systèmes complexes. En conséquence, il devrait exister une approche théorique permettant de proposer une description cohérente de l'articulation entre les différents niveaux d'organisation et les interactions entre ceux-ci.

L'approche évolutive dépasse la vision synchronique d'une hiérarchie de niveaux d'organisation que propose l'approche systémique et intègre la perspective diachronique, proposée par l'approche émergentiste, d'une succession de paliers d'intégration : les systèmes ne sont pas seulement imbriqués à la manière de poupées russes; avec le temps, des systèmes émergeant progressivement de la convergence et de l'association de systèmes plus simples.

La perspective diachronique de l'approche évolutive conçoit l'émergence de paliers d'intégration constitués sur la base de paliers précédents, et qui, en combinaison avec d'autres, permettent l'émergence de nouveaux paliers. La perspective diachronique renforce l'interdépendance des niveaux d'organisation, en mettant en évidence la nécessaire compatibilité des paliers d'intégration : les propriétés d'un palier supérieur ne peuvent pas aller à l'encontre des propriétés des paliers inférieurs sans menacer leur propre stabilité. De même, les paliers de niveaux inférieurs peuvent conduire à la destruction d'un niveau supérieur161.

Selon cette approche, l'évolution repose sur un certain nombre de principes généraux : omniprésence d'une flèche du temps irréversible; double tendance à la différenciation et à l'intégration; alternance de processus d'auto-organisation, de phases de convergence et d'émergence; tendance à la complexification structurelle, à l'autonomie croissante et à l'allégement des contraintes collectives, interdépendance synchronique des niveaux d'organisation et unité diachronique des paliers d'intégration, etc.

Ces principes généraux, ou méta-principes, constituent les éléments constitutifs d'une théorie générale de l'évolution, ou méta-théorie. En retour, l'appréhension et la compréhension de ces méta-principes permettent l'élaboration de cette méta-théorie. Au sein de cette théorie générale, il apparaît possible de distinguer des disciplines scientifiques locales. Comparées aux

161 De la même façon qu'un processus de convergence peut conduire à l'émergence d'un palier d'évolution supérieur, certaines relations entre les systèmes d'un même niveau peuvent conduire à la disparition de l'entité qu'ils constituent.

disciplines scientifiques traditionnelles, ces "disciplines locales" s'en distingueraient par la vision du monde qu'elles véhiculeraient, sur les modes de représentation qu'elles proposeraient, tout à la fois spécifiques et compatibles les unes avec les autres. En effet, l'approche évolutive, en mettant en évidence que les multiples dimensions de la réalité (les paliers d'intégration) sont issues d'un processus à la fois circulaire et cumulatif, remet également au premier plan l'interaction continue entre ces différentes dimensions (les multiples paliers d'intégration qui coévoluent). Ainsi, la perspective diachronique de l'approche évolutive renforce, en la rendant plus explicite, l'interdépendance des différents niveaux de la réalité. Parallèlement, en proposant à la fois une articulation diachronique et une co-évolution synchronique de ces niveaux, l'approche évolutive rend nécessairement communicantes les disciplines scientifiques qui les étudient. Cette communication devrait trouver sa contrepartie dans l'articulation des disciplines locales au sein de la théorie générale

En ce sens, l'approche évolutive redéfinit non pas le contenu, mais la vision du monde et de la science. C'est cette vision du monde et de la science que Laszlo (1991) appelle le paradigme évolutif. C'est ce à quoi nous nous référons lorsque nous parlons d'approche évolutive.

4.5 Conclusion

Mettre en évidence les similitudes entre les grands domaines du savoir humain (matière, vie, culture) tout en reconnaissant la spécificité de chacun de ces domaines constitue l'essence même d'une approche évolutive. L'approche évolutive repose à la fois sur une théorie générale de l'évolution, ou méta-théorie, et sur des disciplines scientifiques spécifiques, ou théories locales. La méta-théorie permet de situer "chronologiquement" (diachroniquement) chacune des théories locales en un tout cohérent et unifié. Cette unité théorique ne constitue cependant en aucune façon un aboutissement théorique, car elle décrit l'évolution comme un processus ouvert. Or un processus désigne un déroulement temporel sans achèvement définitif ni commencement absolu (Delorme, 1997a). C'est pourquoi l'origine de l'évolution, comme sa destinée ne peuvent être décrites dans le cadre d'une approche évolutive.

Dans le cadre d'une approche évolutive, chaque discipline spécifique présente des caractéristiques communes, et chacune d'elles doit sa spécificité à son objet d'étude particulier : l'explication spécifique que l'approche évolutive

donne au champ d'étude d'une discipline particulière ne peut s'appliquer au champ d'étude d'une autre discipline. Ce n'est qu'en "remontant" au niveau de la méta-théorie, puis en "redescendant" au niveau d'une discipline spécifique différente que l'on peut constater dans quelle mesure les méta-principes se réalisent différemment selon le contexte local. Le principe évolutif est le même, mais sa réalisation ou son actualisation est différente. Les disciplines scientifiques ont alors pour objet la réalisation de principes évolutifs généraux dans des contextes spécifiques. Elles ont également pour objet l'étude des nouvelles propriétés et des nouveaux principes évolutifs qui accompagnent l'émergence de toute nouvelle étape évolutive.

Dans une représentation évolutive de la réalité, le monde n'est pas statique. Il n'est pas non plus nécessairement condamné à la dégradation générale de l'énergie-matière : il évolue, il se transforme; il crée et il détruit. Les caractéristiques du présent sont héritées du passé. Celles du futur sont ouvertes;

elles sont en partie imprévisibles. Elles prennent leur source dans le présent, mais leur réalisation dépend également de tous les processus à l'œuvre dans l'évolution : émergence imprévisible du nouveau et création volontaire, amplification de variations infimes, élimination et adoption, sélection naturelle et anthropogénique, autant de phénomènes qui, parmi d'autres, rendent la prévision et la prédiction ardues, voire impossibles.

Tout au long de cette première partie, nous nous sommes efforcés de présenter des concepts développés par des scientifiques dans l'étude des processus évolutifs. Nous avons voulu comprendre le contexte dans lequel ils ont été conçus de manière à considérer avec un peu de recul l'usage qu'en font en économie les tenants d'une approche évolutive. Parvenu au bout d'un descriptif sommaire et forcément incomplet de différents principes évolutifs développés en physique, en biologie et en théorie des systèmes, nous avons esquissé certains principes d'une théorie générale de l'évolution. Parmi les enseignements que nous en avons tirés, nous adoptons à la fois la perspective diachronique de l'approche émergentiste et la perspective synchronique de l'approche systémique.

Une perspective diachronique de l'évolution met en évidence d'une part l'unité diachronique qui relie les différents paliers d'intégration et, partant, les disciplines scientifiques qui en font leur objet d'étude, et d'autre part la spécificité des propriétés propres à chaque palier d'intégration particulier, et, partant, de chacune des disciplines scientifiques. Une perspective synchronique

de l'évolution montre que les processus propres à chaque dimension se réalisent en co-évolution : chaque événement se déroulant au sein d'une dimension affecte les autres, car l'ensemble des dimensions constitue un tout en interaction.

La prise en compte des spécificités de chacune de ces dimensions permet de discerner les échelles temporelles spécifiques à chacune des dimensions concernées par ces interactions, et de mettre en évidence les influences réciproques qui ont lieu entre ces dimensions.

Une approche évolutive adoptant une perspective à la fois diachronique et synchronique nous paraît constituer un angle d'approche particulièrement intéressant pour l'étude des phénomènes d'interaction entre les paliers d'intégration, à l'image des interactions entre les sphères naturelle, socioculturelle et économique, qui sont au cœur du processus de développement socioéconomique.

Partie II

Une approche évolutive