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Le désordre créateur de la thermodynamique non linéaire Quand un système est isolé ou placé dans un milieu uniforme, tout mouvement

2 Evolution et physique

2.4 Le désordre créateur de la thermodynamique non linéaire Quand un système est isolé ou placé dans un milieu uniforme, tout mouvement

cesse en général assez vite. Toute différence de température ou de concentration qui pouvait exister s'élimine progressivement, jusqu'à ce que le système présente une structure chimique et thermique homogène. Dans un tel système, l'entropie croît jusqu'au moment où la dégradation de l'énergie est totale. A ce moment, il n'y a plus d'énergie libre dans le système, l'entropie est maximale et demeure constante : le système est parvenu à l'équilibre thermodynamique. Dès ce

36 Les équations fondamentales de la relativité générale comme l'équation de Schrödinger –qui définit l'évolution dans le temps de l'objet quantique– sont réversibles par rapport au temps (Prigogine, 1996).

moment, le système ne se transforme plus, il n'évolue plus : arrivé à l'équilibre thermodynamique, "le système tout entier se réduit à une portion de matière inerte, morte" (Schrödinger, 1986:169).

L'ouverture d'un système envers son milieu permet d'envisager une évolution "moins tragique" que celle qui attend le système isolé. Il convient toutefois de distinguer deux situations différentes. La première se rapporte au cas où un flux de matière ou d'énergie maintient le système dans un état proche de l'équilibre thermodynamique (section 2.4.1). La seconde considère le cas où les interactions avec le milieu conduisent le système à s'éloigner notablement de cet équilibre (section 2.4.2).

2.4.1 La thermodynamique linéaire des systèmes proches de l'équilibre

Un système physique est dit ouvert s'il échange de la matière et de l'énergie avec son environnement (Clark et al., 1995). Dans le cas le plus simple, l'apport en énergie qui lui vient de son milieu permet au système de compenser la dégradation irréversible à laquelle il est soumis. Dans ce cas, l'ouverture permet à un système physique de se maintenir au voisinage de l'équilibre thermodynamique (Prigogine, 1996). L'état proche de l'équilibre constitue un état stable ou stationnaire (steady state) pour le système.

C'est le chimiste et physicien Lars Onsager (1903-1976) qui a donné une description précise des phénomènes microscopiques qui conduisent à cet état stationnaire. Onsager a montré que proche de l'équilibre thermodynamique, un système réagit de manière symétrique aux stimulus de l'environnement, si bien que les fluctuations moléculaires qui l'agitent régressent sous l'action compensatrice du système lui-même37. Le fonctionnement du système est alors caractérisé par des relations linéaires entre les flux et les forces à l'œuvre (Laszlo & Laszlo, 1993). Tant que le système se trouve au sein de ce régime linéaire, sa structure d'ensemble demeure dynamiquement stable et globalement homogène38.

37 La découverte des relations de réciprocité entre les coefficients qui caractérisent la réponse du système et les stimuli extérieurs a valu à Onsager le prix Nobel de chimie en 1968 (Chanus J., ´Thermodynamique – Processus irréversibles linéaires´, Encyclopaedia Universalis, édition 1996, Corpus 22, p.552).

38 Dans ce régime de réactions linéaires, le régime linéaire, le système physique adopte un comportement réactif, et non pro-actif.

2.4.2 La thermodynamique non linéaire des systèmes loin de l'équilibre

Le chimiste Ilya Prigogine (1917-…) a montré dès 1945 que la stabilité de l'équilibre thermodynamique et celle des états voisins de l'équilibre (régime linéaire) repose sur des extrema physiques39. A l'équilibre thermodynamique, l'énergie libre est minimale, l'entropie est maximale et la production d'entropie est nulle; ces valeurs extrêmes garantissent la stabilité de l'équilibre thermodynamique. Dans le régime linéaire proche de l'équilibre thermodynamique, la production d'entropie au sein du système est minimale;

cette propriété assure la régression des fluctuations et garantit la stabilité du système (Prigogine, 1996). Relevons que c'est grâce à l'attraction qu'ils exercent sur les systèmes physiques que l'équilibre thermodynamique et l'état stationnaire proche de l'équilibre assurent la stabilité de ces systèmes. Cette caractéristique commune classe ces deux types d'états dans la famille des attracteurs40.

Ayant défini les critères de stabilité à l'équilibre thermodynamique et au voisinage de celui-ci, Prigogine a montré qu'un apport extérieur d'énergie permet d'éloigner un système hors du régime linéaire qui caractérise le comportement d'un système proche de l'équilibre. Cet éloignement est progressif jusqu'à ce qu'un seuil soit franchi. Ce seuil, c'est la bifurcation, "le point critique à partir duquel un nouvel état devient possible" (Prigogine & Stengers, 1979:167). Echappant à l'effet stabilisateur du régime linéaire, le système entre dans une phase d'instabilité où la régression des fluctuations n'est plus garantie (Prigogine, 1996). Au cours de cette phase, le système devient le théâtre de

39 Lorsque les variables physiques (ici l'entropie ou l'énergie libre) prennent dans le temps des valeurs extrémales (Bergé P. & Dubois M., ´Chaos´, Encyclopaedia Universalis, édition 1996, Corpus 5, p.370).

40 Les scientifiques et en particulier les théoriciens de la complexité spécialistes du chaos (Gleick, 1989; Crutchfield et al., 1989. Lewin, 1993, Heylighen, 1997) parlent d'attracteurs lorsqu'ils constatent que certaines conditions exercent une attraction déterminante sur un système. Aussi longtemps qu'un système est soumis à un attracteur, c'est ce dernier qui détermine le comportement du système. L'équilibre thermodynamique et l'état stationnaire proche de l'équilibre constituent un type particulier d'attracteurs : des points d'équilibre stable ou points fixes (Crutchfield et al., 1989). Grâce à l'essor récent de la théorie du chaos, on sait maintenant qu'il existe plusieurs variétés d'attracteurs : des attracteurs qui se réduisent à un point fixe vers lequel s'oriente le système; des attracteurs périodiques, qui définissent des états du système revenant de façon cyclique; et des attracteurs étranges ou chaotiques qui modélisent des états complexes et en partie imprévisibles (Crutchfield et al., 1989). Ces trois variétés d'attracteurs définissent autant de classes de comportement pour des systèmes qui subissent leur attraction. De nombreux auteurs envisagent l'existence d'attracteurs également dans les domaines biologique et socioculturel. Mais dans ces cas, l'effet d'attraction résulte de l'influence conjointe de multiples facteurs, et la notion de champ d'attracteurs paraît plus adaptée (Lewin, 1994; Dopfer, 1991b, 1994b).

réactions non linéaires, "dont l'effet (la présence du produit de réaction) réagit en retour sur la cause" (Prigogine & Stengers, 1979:167).

Les interactions non linéaires qui se produisent au sein du système sont en mesure d'engager des effets de rétroaction susceptibles d'amplifier l'une ou l'autre des fluctuations infinitésimales qui agitent régulièrement le système (Prigogine & Stengers, 1979). L'amplification des fluctuations provient du fait que le comportement non linéaire entretient une boucle de rétroaction positive (positive feedback) sur l'effet initial de la fluctuation, alors que ce même comportement entretient une boucle de rétroaction négative (negative feedback) sur l'effet des fluctuations lorsque le système est au voisinage de l'équilibre.

L'amplification par le système de certaines fluctuations microscopiques donne alors naissance à un effet macroscopique qui envahit tout le système.

Lorsqu'il se produit, ce phénomène peut conduire le système à un état d'organisation nouveau, où la fluctuation macroscopique qui détermine le fonctionnement macroscopique du système se stabilise en un nouvel état, caractérisé par une organisation interne différente et de nouveaux échanges d'énergie avec le monde extérieur (Prigogine, 1972). Cette dynamique, qui conduit une situation déstabilisée à une situation d'ordre, est connue sous le nom d'ordre par fluctuation (Prigogine & Stengers, 1979). Le phénomène de l'ordre par fluctuation met en évidence une caractéristique essentielle du comportement d'un système physique éloigné de l'équilibre thermodynamique : l'émergence spontanée d'un comportement collectif cohérent de la part des éléments qui composent le système41.

2.4.3 Les structures dissipatives

En 1969, Prigogine crée le terme de structure dissipative pour décrire les systèmes traversés par des flux de matière et d'énergie où se produisent des processus de structuration et d'organisation spontanées. L'association entre les termes structure et dissipation, apparemment paradoxale, met en évidence la complémentarité de l'ordre et du désordre dans l'émergence et le maintien d'une

41 L'exemple le plus simple d'un ordre par fluctuation est celui de l'instabilité de Bénard (Prigogine, 1972) : une structure alvéolaire de cellules hexagonales apparaît spontanément au sein d'un liquide huileux lorsque celui-ci est chauffé à une certaine température. On retrouve également l'empreinte de cellules de Bénard sur la configuration des dunes de sable dans le désert et sur celle des champs de neige dans l'arctique (Laszlo & Laszlo, 1993). Les tourbillons qui se forment dans les fluides sont également des cas d'ordre par fluctuation dans le domaine de l'hydrodynamique. Pour plus de détails, voir Prigogine & Stengers (1979:154-6 et 174-86).

structure dissipative : loin de l'équilibre, un système ouvert ne peut maintenir sa structure dans le temps que dans la mesure où il peut "importer" de l'énergie disponible au sein de son milieu, énergie qu'il dissipe ensuite sous forme dégradée au sein du même milieu (Foster, 1994).

Selon Prigogine & Stengers (1979), le maintien d'une structure dissipative repose sur les trois conditions suivantes :

• l'ouverture du système à son environnement ;

• l'existence d'un flux irréversible d'énergie qui le traverse ;

• l'existence de réactions non-linéaires au sein du système.

Une structure dissipative constitue une organisation ordonnée de matière et d'énergie. Cette création d'ordre s'oppose localement à la dégradation irréversible de l'énergie-matière; c'est pourquoi elle était autrefois appelée entropie négative (Schrödinger, 1986) ou néguentropie (Brillouin, 1956). Par la suite, ce terme a été abandonné lorsqu'on a mieux compris que le maintien local d'une structure organisée entraîne une augmentation de l'entropie dans le milieu (Prigogine, 1996; Laszlo, 1981; Heylighen, 1997). En effet, toute structure se constitue grâce au flux énergétique et matériel provenant de son milieu. Elle ne peut se maintenir qu'au prix d'un accroissement de l'entropie au sein de l'environnement. Ainsi, si l'on considère à la fois la structure dissipative et son environnement, on constate un accroissement global d'entropie.

Tous les systèmes physiques, coupés des autres systèmes, dégénèrent (…).

Mais il y a des exceptions à la règle : on les trouve à l'intérieur des systèmes fermés dont parle la Seconde Loi. La Loi le permet : elle ne dit pas justement comment un système dégénère. Ce peut être très inégalement. En fait, il serait fort possible qu'il dégénérât dans son ensemble, tout en se régénérant réellement en quelques régions ou parties. C'est dire qu'il peut se trouver des systèmes plus petits au sein du système d'ensemble, et que ces sous-systèmes peuvent avec le temps progresser en organisation plutôt que régresser.

Naturellement, le reste du système s'épuise en conséquence et la somme des énergies consommées demeure positive –il y a plus d'énergie libre consommée que d'énergie libre produite. Le système dans son ensemble se désorganise cependant que certaines de ses parties s'organisent de plus en plus aux dépens du reste. (Laszlo, 1981:32)

L'émergence et le maintien d'une structure dissipative ne contredit donc pas la seconde loi de la thermodynamique (la dégradation irréversible de l'énergie).

Toutefois, à cette loi universelle, la thermodynamique non-linéaire ajoute des lois particulières qui permettent l'émergence locale de structures ordonnées (Prigogine & Stengers, 1979).

Jusqu'aux travaux de Prigogine et de ses collaborateurs de l'école de Bruxelles, le second principe de la thermodynamique était associé à la seule idée d'évolution irréversible d'un système vers l'état de désordre maximal (l'état d'équilibre thermodynamique). La découverte des structures dissipatives met en évidence une caractéristique fondamentale des processus irréversibles : elle révèle que l'irréversibilité, loin de l'équilibre, peut jouer un rôle constructif et devenir source d'ordre (Prigogine, 1996, 1997)42. La complémentarité que décrit la thermodynamique moderne entre une tendance générale à la dissipation et des tendances locales à la structuration constitue un fondement essentiel d'une approche évolutive : elle rend compte à la fois d'une force générale liée à l'écoulement du temps et de l'action structurante que cette force est susceptible d'avoir dans certaines conditions locales.

2.4.4 Le comportement dynamique des structures dissipatives Provoquée dans des expériences de laboratoire à l'aide d'un apport artificiel d'énergie, l'apparition de structures dissipatives se manifeste spontanément dans la nature, sous l'effet –direct ou indirect– du rayonnement solaire. Ce flux d'énergie libre maintient les systèmes physiques loin de l'équilibre thermodynamique, et assure l'existence d'interactions non linéaires en leur sein.

Or, les réactions non linéaires sont en mesure de modifier la structure même du système. En particulier, le comportement non linéaire de ses éléments peut conduire un système à modifier ses propriétés chimiques. C'est le cas lorsque certaines réactions non linéaires modifient la vitesse de réaction chimique entre les différents composants du système. Ce phénomène, connu sous le nom d'autocatalyse (Prigogine & Stengers, 1979), montre qu'un système physique loin de l'équilibre est en mesure de se doter de propriétés nouvelles.

Ainsi, comme le relève Prigogine (1996:75) : "[l]oin de l'équilibre, la matière acquiert de nouvelles propriétés où les fluctuations, les instabilités jouent un rôle essentiel : la matière devient plus active."

Grâce aux relations non linéaires, un système ouvert est également en mesure d'agir sur le flux énergétique et matériel qui le traverse. C'est le cas lorsque les éléments d'un système, ayant développé des réactions internes d'autocatalyse, développent de nouvelles réactions chimiques avec les éléments provenant de son milieu : on parle dans ce cas de catalyse mutuelle (Prigogine

42 Prigogine a reçu le prix Nobel de chimie en 1977 pour ses contributions à la thermodynamique non linéaire et spécialement à la théorie des structures dissipatives.

& Stengers, 1979). Le comportement non linéaire du système permet donc une intensification et une complexification des relations entre le système et son environnement (Passet, 1980).

Les interactions avec le milieu constituent également de nouvelles opportunités de changement et de développement interne pour le système. Par exemple, grâce à la catalyse mutuelle, le système développe la capacité de synthétiser de nouvelles molécules (Prigogine & Stengers, 1979). Ainsi, grâce aux interactions avec son milieu, un système est en mesure de participer activement à l'organisation de sa propre structure :

Lorsqu'une structure matérielle dépasse un seuil élevé de complexité, elle manifeste une capacité de réaction, un comportement, qui ne peut s'expliquer qu'en lui attribuant le pouvoir de participer à ses propres transformations : elle devient "auto-structurante". Son devenir n'est pas seulement dicté par son état initial, mais par les réactions qu'elle développe face aux apports du milieu.

(Jacquard, 1995:48)

Grâce à ses échanges d'énergie et de matière avec son milieu, un système physique est donc capable :

• de se maintenir éloigné de l'équilibre thermodynamique ;

• de se doter de propriétés nouvelles ;

• de participer à son propre développement.

Combinées, ces capacités définissent une propriété essentielle du système : la capacité d'auto-organisation43 (Prigogine, 1996; Foster, 1994). L'auto-organisation met en évidence une activité de structuration locale d'énergie-matière qui se maintient dans le temps et se développe de manière "autonome".

Cette autonomie est relative, puisqu'elle demeure soumise aux conditions extérieures : aussi bien le maintien de la structure que son développement sont soumis à l'existence d'un flux régulier d'énergie-matière qui alimente le processus local d'auto-organisation. Pour Foster (2002:12), "[t]he very essence of self-organisation is that disordered complexity will give way to ordered complexity, because of the existence of structural irreversibility and macroscopic boundary conditions." Le terme de "boundary conditions" met en évidence que ce ne sont pas les conditions générales du milieu qui prévalent, mais bien les conditions particulières qui se manifestent à la frontière entre la

43 Le terme "auto" désigne l'émergence d'une propriété qui n'existait pas à l'équilibre thermodynamique (Prigogine & Stengers, 1997).

structure dissipative et son milieu et qui incluent les échanges entre la structure et son milieu44.

Les scientifiques ont longtemps pensé que l'auto-organisation ou "l'auto-structuration" (Jacquard, 1995) constituaient des caractéristiques des organismes vivants45. La thermodynamique non linéaire nous enseigne que ces propriétés se manifestent déjà au niveau de la matière inanimée.