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et socio-culture

5.4 Technique et évolution technologique

5.4.2 De nouveaux types de relations sociales

Après une série de découvertes probablement dues à la chance, l'usage des instruments exosomatiques s'est rapidement répandu (Ruffié, 1976). Cette évolution n'est pas sans lien avec l'avantage sélectif que confère chaque instrument à son (ou ses) usager(s). En effet, dans le cadre de la lutte pour l'existence, toute caractéristique dotant un organisme individuel d'un avantage sélectif tend à favoriser la sélection de l'organisme et la diffusion de la caractéristique. Or, l'usage instruments exosomatiques confère un double avantage sélectif : (1) dans le cadre des échanges avec le milieu, l'instrument exosomatique conduit à un meilleur rendement entre les forces dépensées et l'énergie-matière acquise; (2) dans le cadre de la vie sociale et de la compétition intra- ou interspécifique, l'utilisation d'instruments exosomatiques sous forme d'armes permet de s'assurer une position dominante à la fois dans la société et au sein d'un cercle de consommateurs de ressources relativement limitées.

De par le double avantage qu'ils confèrent à certains individus (les usagers) au détriment d'autres (les non-usagers ou les exclus), les instruments exosomatiques sont l'un des principaux éléments qui affectent les relations sociales. Du fait qu'un instrument exosomatique n'est pas indissociablement lié à un organisme individuel, des avantages sélectifs peuvent être transmis entre des individus, indépendamment de tout processus de transmission biologique.

L'événement est sans précédent dans l'histoire de la "grande évolution". Il va induire des types de relations sociales jusque-là inédites.

199 Comme nous le verrons dans la troisième partie de notre travail.

5.4.2.1 L'usage et le contrôle des outils

Un outil rudimentaire, comme une lance ou une hache, peut être utilisé par plusieurs personnes différentes200. Ainsi, de nouvelles formes de relations entre les individus peuvent voir le jour : le prêt, l'échange (usage d'un outil contre un autre, ou d'un outil contre un service) et de nouvelles formes de dons, voire de sacrifices. En ce sens, le développement des instruments exosomatiques peut s'avérer propice à l'établissement de relations sociales favorisant la coopération et la cohésion sociale. Cependant, une lance, comme une hache, ne peut servir à plusieurs individus simultanément. Limité, l'usage d'un outil peut induire un nouveau type de compétition. Or, de par la plus grande efficacité qu'ils procurent aux activités de l'homme, les instruments exosomatiques font l'objet de convoitises. Cette caractéristique a vraisemblablement induit des relations sociales plus conflictuelles, si bien qu'avec le développement d'instruments exosomatiques, de nouveaux types de conflits ont certainement vu le jour.

Source à la fois de coopérations et de conflits, l'usage des instruments exosomatiques entraîne l'apparition de nouveaux types de comportements entre les individus. Progressivement, de nouvelles habitudes apparaissent, conduisant à l'émergence d'un nouveau type de savoir social, le savoir-faire technologique.

Ce savoir s'accompagne de règles spécifiques sur l'usage des outils et leur contrôle, ce qui renforce la dimension culturelle de l'évolution humaine. Dès 1908, Thorstein Veblen insiste sur le fait que le savoir-faire technologique est un produit collectif. Pour le père de l'économie institutionnelle, le savoir technologique est "necessarily a product of the community, the immaterial residue of the community's experience, past and present; which has no existence apart from the community's life, and can be transmitted only in the keeping of the community at large" (Veblen, 1908/1919:348). Selon Veblen, ce savoir affermit la cohésion sociale, la société devenant détentrice d'un savoir collectif indivisible et irréductible aux membres de la structure sociale201.

200 Avec des différences d'efficacité selon les aptitudes individuelles.

201 "This continuity, congruity, or coherence of the group, is of an immaterial character. It is a matter of knowledge, usage, habits of life and habits of thought, not a matter of mechanical continuity or contact, or even of consanguinity. (…) it is found in possession of something in the way of a body of technological knowledge, –knowledge serviceable and requisite to the quest of a livelihood (…). This information and proficiency in the ways and means of life vests in the group at large; and, apart from accretion borrowed from other groups, it is the product of the given group, thought not produced by any single generation. It may be called the immaterial equipment, or, by license of speech, the intangible assets of the community;

(…). Such a stock of knowledge and practice is (…) transmitted and augmented in and by the group, however loose and haphazard the transmission may be conceived to be, not by individuals and in single lines of inheritance" (Veblen, 1908/1919:325-6).

L'adaptation de l'espèce humaine à la découverte des instruments exosomatiques renforce le besoin d'organisation et de règles sociales (Ruffié, 1976). Au besoin d'assurer aux membres de la société un milieu socioculturel stable et propice aux activités humaines s'accompagne la nécessité d'instituer des règles collectives sur l'usage et le contrôle des outils. Différents types d'organisation sociale ont émergé de ce besoin de régulation, certaines privilégiant la dimension individuelle et l'usage exclusif, d'autres privilégiant la dimension communautaire et l'usage collectif. Contreparties institutionnelles des relations que l'homme entretient avec le milieu naturel, les règles collectives sur l'accès, l'usage et le contrôle des techniques (et des ressources naturelles qu'elles rendent accessibles) sont apparues dans tous les types de sociétés humaines.

Toutefois, si les règles régissant les relations entre l'homme et son milieu naturel constituent une caractéristique universelle de l'évolution socioculturelle, la pluralité culturelle et historique a conduit à une grande diversité dans les modalités de ces règles202.

5.4.2.2 Produits collectifs et organisation sociale

L'une des thèses communément défendues par les économistes d'inspiration évolutive (David, 1985; Dosi et al., 1988; Arthur, 1988, 1994, 1999) considère que la diffusion des instruments exosomatiques a suivi –et continue de suivre–

un processus de développement évolutif reposant sur une causalité circulaire et cumulative : l'efficacité que confère l'outil aux échanges avec l'environnement conduit à sa diffusion dans la société et au développement d'un savoir collectif concernant l'usage de l'outil (Veblen, 1908/1919); en même temps, la généralisation de l'usage conduit à l'amélioration de l'outil par les utilisateurs : des améliorations sont apportées, des nouveaux usages sont trouvés, des associations entre des outils auparavant utilisés de manière isolée se développent. Dans ce processus évolutif de développement technologique, efficacité des outils et savoir-faire technologique s'influencent de manière circulaire et cumulative.

De cette dynamique émergent des outils toujours plus efficaces et sophistiqués nécessitant de plus en plus souvent une activité de production collective. Dès lors, la mise au point de produits collectifs nécessite de nouvelles formes d'organisation sociale, et ces nouveaux types d'organisation

202 Dans la dernière partie de notre travail, nous montrerons l'importance de distinguer les règles universelles sur les ressources et les techniques des règles spécifiques à une économie de propriété (cf. section 7.2.1, p.273).

affectent en retour les relations entre les membres de la société. Par exemple, lorsque la tâche commune est complexe, elle peut être réalisée avec plus d'efficacité lorsque les individus ou les groupes se spécialisent dans la réalisation complémentaire de tâches partielles203. La production d'outils sophistiqués va ainsi dans le sens d'une division sociale des tâches entre les membres d'une même collectivité. L'articulation des tâches partielles pour la bonne réalisation de la tâche commune nécessite en soi une organisation spécifique, car les individus ne trouvent pas d'instinct leur place au sein d'un projet commun204. Ce dernier, pour aboutir, doit faire l'objet d'une planification, d'une attribution des rôles et d'un contrôle lors de la réalisation elle-même.

Autrement dit, des tâches de planification, d'organisation et de contrôle doivent accompagner la production d'outils collectifs, à l'instar de la bonne réalisation de tout projet collectif.

Conformément aux principes évolutifs présentés en première partie, la réalisation d'une nouvelle activité collective –ici la production d'outils sophistiqués– conduit à de nouveaux développements individuels au sein de l'entité collective –la spécialisation des membres de la société. Ainsi, l'usage et la production des outils constituent des potentiels de développement individuels de manière à la fois directe –les outils permettant d'actualiser des potentialités humaines auparavant non actualisées– et indirecte –l'organisation sociale favorisant la différenciation des membres de la société au travers d'une division collective des tâches.

Dans l'histoire de la "grande évolution", la découverte, l'invention et la production des instruments exosomatiques ont renforcé et diversifié la dimension sociale et culturelle des sociétés humaines. Reliant de manière inédite l'homme à son milieu naturel, l'outil s'est révélé être un formidable déclencheur de développement culturel. A la fois potentiel de différenciation des individus au sein de la société, facteur possible d'intégration comme de désagrégation sociale, la technique apparaît indissociable de l'évolution culturelle de l'homme.

Développement culturel et technique évoluent de concert, exerçant l'un sur l'autre une influence mutuelle et réciproque.

203 Ainsi que Bernard de Mandeville (1714) et Adam Smith (1776) l'ont mis en évidence.

204 En cela, notre vision s'oppose explicitement à la croyance selon laquelle un ordre social émerge spontanément des comportements individuels (cf. section 6.2, p.168).