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2 Evolution et physique

2.5 Quels enseignements tirer de la thermodynamique ?

2.5.3 Le potentiel évolutif de la matière

Plus un système physique est éloigné de l'équilibre, plus l'organisation de sa structure est complexe (Laszlo, 1987)54. Or plus un système est complexe, plus les états stables où le système peut s'établir sont nombreux55. Schrödinger (1986) mentionne le cas de la molécule qui illustre bien ce phénomène : plus une molécule est complexe (plus le nombre d'atomes qui la constituent est élevé), plus les possibilités d'isomérie (les différentes façons selon lesquelles ces mêmes atomes peuvent s'unir pour former une molécule différente) sont nombreuses56. En outre, le passage d'un niveau d'organisation à un autre plus complexe peut résulter, dans des conditions favorables, du comportement des systèmes eux-mêmes.

Lorsqu'un système physique ouvert se stabilise à un régime d'équilibre dynamique caractéristique d'une structure dissipative, il est en mesure de développer ses capacités à organiser sa propre structure. Ses capacités d'auto-organisation lui permettent de s'ouvrir davantage au flux énergétique de

54 Ainsi, plus une structure dissipative est éloignée de l'équilibre, plus les effets de rétroaction et de catalyse qui la maintiennent se complexifient (Prigogine, 1996).

55 "Complex systems far from equilibrium can exist in many different steady states and the number of possible steady state solutions grows proportionately to their complexity and level of nonequilibrium" (Laszlo, 1987:36).

56 Cet exemple nous permet de souligner que les divers états stables possibles d'un système complexe non seulement sont très différents les uns des autres (physiquement et chimiquement), mais ont également des propriétés différentes.

l'environnement et d'utiliser cet apport supplémentaire pour organiser sa structure de manière encore plus complexe. Plus ouverte, organisée de manière plus complexe, une structure dissipative est capable de s'éloigner encore de l'équilibre thermodynamique. Dans ce cas, la structure matérielle se place d'elle-même hors des conditions qui assuraient sa stabilité. Le cas échéant, elle entre dans une phase d'instabilité, lors de laquelle son comportement (re)devient sensible à toute fluctuation.

Dans la mesure où elle est capable de complexifier son propre niveau d'organisation, une structure développe également le nombre d'états possibles dans lesquels elle peut se maintenir. En effet, les capacités de réaction, d'ajustement et de développement augmentent avec la complexité de la structure. Dans des conditions favorables, une telle structure est en mesure de s'éloigner de plus en plus de l'équilibre. Ainsi, le biophysicien et biochimiste Aharon Katchalsky a montré en 1971 qu'une entrée croissante d'énergie oriente toujours des systèmes composés d'un grand nombre d'éléments reliés par des relations non linéaires vers des états de complexité croissante, donc toujours plus éloignées de l'équilibre (Laszlo & Laszlo, 1993).

Ainsi, lorsque les conditions sont favorables, on assiste à l'émergence d'un effet de rétroaction entre le niveau de complexité de la structure, sa capacité à s'auto-organiser, et son potentiel à développer une structure plus complexe au travers des échanges avec son milieu. La complexité semble dès lors en mesure de se nourrir elle-même : plus la structure est complexe, plus elle apparaît en mesure de se complexifier. La découverte des structures dissipatives auto-organisées semble ainsi fournir une confirmation de l'existence d'un processus d'évolution complexifiante.

Toutefois, l'évolution complexifiante n'est pas la seule évolution possible d'un système. Celui-ci peut également "s'égarer" en prenant des chemins destructifs (des itinéraires de développement incompatibles avec les conditions du milieu). En particulier, l'évolution complexifiante d'une structure, si elle se produit, nécessite toujours plus d'énergie libre de la part de son milieu.

Parallèlement, ses activités structurantes et auto-organisatrice conduisent à un accroissement d'entropie au sein de celui-ci. Or, il n'existe a priori aucune garantie que le milieu assure aussi bien la disponibilité de l'énergie libre que la capacité d'absorption de l'énergie dégradée. Autrement dit, l'évolution d'une structure, quelle qu'elle soit, demeure fondamentalement dépendante des conditions de son milieu et des interactions qu'elle entretient avec celui-ci. Au

niveau matériel déjà, l'évolution ne peut être envisagée qu'en termes dialectiques, incluant à la fois le système et son environnement.

Capable de se passer de perturbations extérieures (mais pas de son milieu) pour se développer, la structure dissipative dépend, pour se maintenir et évoluer, essentiellement du flux énergétique qui la traverse57. En cas de fluctuation de ce flux, une perturbation est ressentie au sein du système. Celui-ci s'efforce alors d'ajuster son organisation à la perturbation. Si la perturbation est faible et ne dépasse pas les capacités d'ajustement du système, elle constitue une opportunité de développement pour la structure. Ainsi, lorsque les perturbations sont graduelles et qu'elles se poursuivent à un rythme suffisamment lent, le système est généralement capable de franchir des points de bifurcation successifs en accédant chaque fois à un état d'organisation plus complexe (un niveau d'ordre supérieur). Par contre, si une fluctuation en provenance de l'environnement est trop puissante, elle peut entraîner le système bien au-delà de ses capacités d'ajustement : la perturbation provoquée au sein du système conduit à une bifurcation "catastrophique"58. Dans ce cas, il est possible que le système disparaisse ou s'effondre en un état d'organisation plus rudimentaire (un niveau d'ordre inférieur), dissipant dans l'environnement tout ou partie de l'énergie et de la matière que le système maintenait structurées dans le cadre de son mode de fonctionnement loin de l'équilibre.

2.6 Conclusion

Des processus évolutifs ne sont possibles que parce qu'ils sont maintenus loin de l'équilibre thermodynamique par des flux incessants qui les alimentent en énergie et matière. Ils résultent de l'action conjuguée de deux forces évolutives essentielles : une tendance générale à la dissipation et la dégradation, et une tendance locale à la structuration et à l'(auto-)organisation. Décrivant la flèche du temps comme source unique de ces deux forces complémentaires, la physique des processus irréversibles présente la tendance à la dégradation générale et la tendance à la structuration locale comme des faits scientifiquement établis. C'est la raison pour laquelle la physique des processus irréversibles constitue selon nous la base physique d'une approche évolutive.

57 Ainsi que le relève Morin (1990), c'est l'ouverture à l'environnement qui rend l'existence et l'autonomie du système possible.

58 Ce terme vient de la théorie des catastrophes issue des travaux de René Thom (1923-…); il met en évidence le caractère discontinu du changement (Laszlo, 1987).

L'alternance entre zone de stabilité et zone d'instabilité par laquelle passe une structure dissipative révèle la complémentarité entre le déterminisme et l'imprédictibilité, le phénomène étant déterministe entre les bifurcations, mais non-déterministe au point des bifurcations. Dès lors, on ne peut plus assimiler l'irréversible au désordre, comme le prétendait l'approche probabiliste de la thermodynamique classique. On ne peut pas davantage associer la stabilité et l'équilibre, puisqu'elle peut surgir du déséquilibre. L'indéterminisme n'empêche donc pas le déterminisme, il lui succède ou le précède.

La physique des processus irréversibles nous enseigne que pour prendre en compte l'évolution en physique, il convient d'intégrer le non-équilibre et l'instabilité dans notre vision du monde, considérer l'ordre et le désordre, la stabilité et l'instabilité, le déterminisme et l'indéterminisme, comme autant d'éléments antagonistes et complémentaires de la réalité. Cette irruption de la contradiction logique dans la description empirique nous fait entrer de plein pied dans un "paradigme de complexité" (Morin, 1990).

Face à cette complexité, là où une vision mécaniste et dualiste ne distingue que des réalités fondamentalement antagonistes, l'approche évolutive dépasse la contradiction logique en montrant que la complémentarité des antagonismes se fait par l'alternance de ceux-ci dans le temps : la stabilité succède à l'instabilité, l'ordre au désordre, le déterminisme à l'imprévisible. Ce faisant, l'approche évolutive permet de rendre compte du formidable potentiel qui réside dans la relation entre ces deux phases complémentaires.

Grâce à la description qu'elle donne en termes physiques de la tendance à l'organisation structurée, la physique des processus irréversibles permet de combler le fossé qui existait entre physique et biologie. Dans la mesure où le comportement des structures matérielles conduit à un type d'évolution complexifiante, ces structures sont en mesure de passer par un certain nombre d'étapes évolutives, et acquérir finalement les caractéristiques spécifiques aux entités vivantes. De même, les résultats de la biologie peuvent désormais être interprétés dans le contexte nouveau de la physique des processus irréversibles.

Certes, les seules lois macroscopiques universelles sont bien les lois qui décrivent l'évolution vers le désordre, vers les états d'équilibre ou les états stationnaires proches de l'équilibre; mais ces lois physiques ne constituent pas le contexte par rapport auquel le vivant doit se définir : non parce qu'il est vivant mais parce que, physiquement, il ne remplit pas les conditions d'application de ces lois, les conditions sous lesquelles ces lois sont pertinentes. Le vivant fonctionne loin de l'équilibre, (…) il fonctionne dans un domaine où les processus producteurs d'entropie, les processus qui dissipent l'énergie, jouent un rôle constructif, sont source d'ordre. (Prigogine &

Stengers, 1979:193)

Si la biologie ne contredit pas les lois physiques, les processus qu'elle étudie concernent des niveaux d'organisation plus complexes que ceux de la matière.

Au niveau du vivant, de nouveaux processus voient le jour. Le chapitre suivant va s'y intéresser.

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