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et socio-culture

5.2 L'approche pragmatique 169

A la fin du XIXe siècle, les thèses de Darwin et de Spencer font partie des idées discutées aussi bien dans les universités qu'au sein des foyers. L'anthropologie découvre la pensée évolutive, et considère que la culture peut elle-même évoluer (Mayhew, 1988) : il n'y a pas de culture absolue ou objective; la culture est spécifique et change avec le temps (l'époque) ou l'espace (le lieu). Cette conception donne naissance à une vision de la culture comme entité relative170. C'est dans ce contexte favorable à la pensée évolutive qu'émerge un courant philosophique nouveau : le pragmatisme.

Le pragmatisme est une philosophie de la connaissance élaborée aux Etats-Unis entre 1878 et 1938. Les principaux auteurs en sont Charles Sanders Peirce (1839-1914), William James (1842-1910), John Dewey (1859-1952) et George Herbert Mead (1863-1931). La philosophie pragmatique a comme objectif premier de rompre avec le cartésianisme et les dualismes que celui-ci introduit en science171. La philosophie pragmatique propose une vision du monde en évolution permanente, où la continuité de l'évolution est ponctuée par l'émergence de la nouveauté qui introduit la durée dans l'écoulement irréversible du temps, définissant ainsi des temporalités spécifiques au sein d'un "Temps absolu".

Dans la vision pragmatique, il n'existe ni lois scientifiques ni vérités absolues; les lois naturelles elles-mêmes évoluent. La science apparaît fondamentalement anthropomorphique puisque c'est la communauté scientifique qui décide de la "vérité" des énoncés (Petit, 1997). La communauté scientifique ne possède pas de règle objective pour juger de la validité des lois scientifiques,

169 Cette section s'inspire largement de l'article de Renault (1997).

170 Comme le dit Mayhew (1988:25), "once the ideas of culture and of evolution were accepted, the idea of cultural relativity followed."

171 Pour Renault (1997:28), "ce qui constitue le trait d'union entre les différents pragmatismes est la question du temps et de l'évolution et l'opposition aux mécanismes qu'ils soient cartésien, leibnizien ou newtonien. Peirce, James et Dewey se sont ainsi opposés au dualisme cartésien et à la transposition de conceptions mécanistes au domaine de l'esprit."

mais elle dispose de trois types de méthodes : l'induction, la déduction et l'abduction, l'abduction étant source de nouveauté et de créativité172. Chacune de ces méthodes a sa propre logique, complémentaire, et chacune est nécessaire à l'avancement de la science. Finalement, la science est définie comme un processus de recherche historiquement et socialement déterminé.

5.2.1 Communication et nouveauté

Dans le cadre de pensée pragmatique, théorie de la vie, théorie de la société et théorie de la connaissance sont en continuité, mais cette continuité intègre la différence. Ainsi, pour Peirce173, "continuity consists in a binding together of things that are different and remain different". La continuité est alors conçue comme un principe général basé sur la relation. Lorsque cette relation est temporelle, on assiste à un monde en évolution, où le passé est en relation avec le présent. Et de même, le présent est relié au futur. Parallèlement Peirce insiste sur l'asymétrie temporelle de l'évolution : la relation du passé au futur est différente de celle du futur au passé. Ainsi, le pragmatisme reconnaît d'emblée le caractère irréversible de l'écoulement du temps (Renault, 1997).

La composante relationnelle de l'approche évolutive de Peirce –la relation comme principe général– est au cœur de la conception que Peirce a du monde : un vaste "système de communication" où toutes les parties de la nature ont tendance à communiquer (Renault, 1997). Cette tendance générale à la relation est à l'origine de l'émergence de phénomènes ou de processus nouveaux. Ainsi, chez Peirce, "le processus de communication est causal dans l'émergence de la nouveauté par combinaison, par affection d'une partie par une autre, par contagion…" (Renault, 1997:32).

L'émergence de la nouveauté introduit une rupture, une discontinuité dans le processus continu de l'évolution. Chez Peirce et les pragmatistes, cette rupture correspond à l'introduction du temps, chaque entité émergente manifestant une temporalité qui lui est propre. Cette vision d'un temps spécifique introduisant une discontinuité dans un processus évolutif de communication continu et général est remarquablement en accord avec les développements récents de la physique des processus irréversibles où l'écoulement irréversible du temps est à la fois source d'une diffusion générale de l'énergie-matière et de structurations

172 Cf. section 1.4, p.17.

173 Peirce C.S. (1965), Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Vol. VI, Scientific Metaphysics, Cambridge, Belknap Press. §104, p.87. Cité par Renault (1997:31).

locales dont les rythmes de reproduction déterminent des temporalités spécifiques (Prigogine, 1996)174.

5.2.2 Potentiel et actualisation

Reprenant les thèses de Peirce, John Dewey insiste sur le fait qu'une conception mécaniste est incapable d'appréhender le monde de manière adéquate. Il insiste sur la nécessité de reconnaître que les objets scientifiques sont relationnels, en opposition avec la vision essentialiste qui ne considère que les qualités intrinsèques des choses. Dans une approche relationnelle, les relations et non les entités individuelles doivent constituer le centre de l'intérêt. Plus que cela, c'est la combinaison des processus individuels et les interactions qui les relient qui est à la base d'un véritable processus de développement (Renault, 1997).

C'est au cours d'un tel processus de développement, et notamment au travers des rapports avec son milieu que le potentiel d'un système, i.e. ses capacités à la fois présentes et non exploitées, est actualisé. Mais l'actualisation d'un potentiel conduit à l'acquisition de nouvelles propriétés, conférant au système de nouvelles potentialités de développement. Le processus de développement, vu sous l'angle d'une combinaison potentiel/actualisation, semble ainsi reposer sur une causalité circulaire et cumulative, où l'actualisation d'un potentiel conduit à un nouveau potentiel. Si tel est le cas, il y a donc une complémentarité fondamentale entre la dimension interne –le potentiel

"intrinsèque"– et la dimension externe, relationnelle du processus de développement175. En ce sens, lorsqu'un système est en mesure d'acquérir de nouvelles propriétés au cours de son développement, il devient impossible de distinguer de manière absolue une part innée d'une part acquise au travers d'un processus de développement176.

Dewey reprend également la conception peircienne d'une évolution

"tychastique" (tychastic) selon laquelle l'évolution future ne peut être déduit de l'évolution passée : "the individual is a temporal career whose future cannot be logically deduced from its past"177. Dewey va plus loin : présentant une approche extrêmement proche de celle que donnera trente ans plus tard

174 Cette prise en compte conjointe d'une dimension temporelle fondamentale, continue, dialectique et irréversible, et de processus temporels partiels, spécifiques, constitue le cœur de l'approche de l'économiste Georgescu-Roegen (cf. section 7.1.2.2, p.259).

175 On retrouve la dialectique fondamentale de tout système ouvert, dont "la fermeture repose sur l'ouverture" (Morin, 1990).

176 Et cela même si l'inné et l'acquis constituent des réalités partiellement distinctes.

177 Dewey J. (1940), ´Time and Individuality´. Cité par Renault (1997:40).

Prigogine des systèmes ouverts au point de bifurcation, le pragmatiste considère que le temps est connecté avec l'individualité car celle-ci constitue le lieu de l'indéterminisme, de la spontanéité et de l'évolution (Renault, 1997). Cette conception a quatre conséquences essentielles (Renault, 1997:40-1) :

1. Le développement n'est pas un déploiement de ce qui était implicite : les conditions initiales ne contiennent pas le futur ;

2. La potentialité (les capacités inutilisées à un moment donné) est une catégorie de l'existence ;

3. L'actualisation des potentialités s'effectue par l'interaction, par la communication ;

4. Il ne peut y avoir de fin déterminée à l'évolution car personne ne peut assigner de limite à ce processus général d'interaction.

5.2.3 Milieux, dialectique et rôle de l'action

La philosophie pragmatique américaine a mis au centre de ses préoccupations la problématique de l'évolution, notamment par la prise en compte de l'interaction de l'homme avec son (ou ses) milieu(x). S'opposant à la vision mécaniste où l'homme vit dans un environnement dont l'existence est indépendante de lui, le pragmatisme considère qu'il n'existe pas d'environnement pur ou absolu, mais seulement un environnement modifié par l'intermédiaire des interactions entre l'organisme et son milieu. L'organisme ne vit pas dans un environnement, il vit par le moyen d'un environnement178.

Dans le cadre des relations permanentes entre les activités humaines et leurs milieux naturel et culturel, les pragmatistes mettent l'accent sur l'importance de l'action : c'est l'action qui donne à l'homme la notion du temps et la conscience de son écoulement (Renault, 1997). L'action de l'homme s'intégrant dans un milieu, elle constitue avant tout un processus d'interaction.

Dans un contexte évolutif de changement permanent, l'action peut alors avoir un effet déterminant sur la voie prise par le système, qu'il soit naturel, socioéconomique ou culturel. Dans l'approche de Dewey, en particulier, le comportement instrumental orienté par un but est un élément majeur du processus d'évolution (Renault, 1997). Le caractère "orienté sur le futur"

(futuristic) de l'action est alors mise en évidence. Le lien avec la connaissance

178 Dewey J. (1922/1967), Logique, la théorie de l'enquête, Paris, PUF. Cité par Renault (1997:35).

apparaît alors nettement car "les théories représentent alors des instruments, des outils pour l'action" 179, et les idées elles-mêmes deviennent des plans d'action.

5.2.4 L'approche pragmatique de l'évolution culturelle

Dans la vision pragmatique, l'évolution culturelle se situe dans la continuité de l'évolution naturelle. En conformité avec ce principe de continuité, le processus de communication se retrouve dans le domaine culturel au travers d'une "loi de l'esprit" selon laquelle "ideas tend to spread continuously and to affect certain others which stand to them in a peculiar relation of affectability"180. Dans ce processus de diffusion, les idées perdent en intensité et en capacité d'influencer les autres, mais elles gagnent en généralité. Ainsi, selon Peirce, la variété des idées, à travers le processus de communication, introduit une tendance à la formation d'habitudes (habits). Des habitudes communes à différents individus peuvent ainsi émerger de l'association d'idées individuelles. En ce sens, l'uniformité et la généralité proviennent de la variété et de la diversité.

Parallèlement, de nouvelles idées peuvent émerger de l'association des idées existantes. L'origine du comportement –et du changement– social a donc bien, dans cette approche, une réalité à la fois individuelle et collective.

Comme Peirce, John Dewey considère que la communication définit des

"associations" entre les individus, et ces associations représentent des habitudes sociales, des coutumes. Avec l'émergence d'habitudes et de conventions sociales, et partant, de comportements sociaux, le milieu dans lequel se déroule le développement de l'homme n'est plus seulement naturel, mais devient également culturel. Selon les termes de Dewey181, alors que le milieu d'action initial de l'homme est le milieu naturel, la "matrice biologique", le milieu pertinent devient la "matrice culturelle" lorsque l'homme développe des habitudes sociales et commence à utiliser des outils (Renault, 1997). Dès lors, c'est au sein de cette "matrice culturelle" que se déroule une part essentielle de l'évolution humaine. Le passage d'idées individuelles à des habitudes sociales permet ainsi à la "grande évolution" de dépasser le stade de l'évolution biologique et d'entrer dans celui de l'évolution culturelle.

179 Dewey J. (1922), Human Nature and Conduct, New York, Holt & Co. Cité par Petit (1997:18).

180 Peirce C.S. (1965), Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Vol. VI, Scientific Metaphysics, Cambridge, Belknap Press, §104, p.87. Cité par Renault (1997:31).

181 Dewey J. (1922), Human Nature and Conduct, New York, Holt & Co. Cité par Renault (1997:34).

5.2.5 Langage, symbolique et savoir collectif

Pour Dewey, le passage du biologique au culturel s'effectue par le langage182. Instrument privilégié de la communication au sein de la matrice culturelle, le langage est un puissant moyen d'intégration entre les individus d'une même collectivité. Avec le langage, l'homme s'affranchit de la réalisation concrète des actes et donc de la pensée immédiate (Rose, 1994). Rendant possible l'émergence de notions communes à différents individus, le langage permet la transmission des significations développées au cours de la vie183.

Rendant possible la transmission d'expériences entre différents individus, le langage permet une véritable "hérédité de l'acquis". Longtemps réfutée dans le domaine biologique, l'hérédité de l'acquis constitue une caractéristique essentielle de l'évolution culturelle. Avec le langage, la communication permet de transmettre le savoir acquis par des individus à leurs descendants, donnant une dimension temporelle et durable à la notion de communauté. Ainsi, si le langage révèle la continuité dans l'évolution du principe de communication, il confirme que ce principe acquiert de nouvelles caractéristiques lorsqu'il se réalise au niveau culturel.

Agent de transmission des activités culturelles et de la continuité du savoir, le langage n'est cependant pas synonyme d'invariance : du fait que les significations qu'il véhicule sont soumises à des réinterprétations permanentes (en fonction du vécu des générations successives), le langage lui-même évolue.

Avec le langage, la culture revêt ainsi deux aspects complémentaires : un aspect institutionnel résistant au changement car reflétant la transmission d'habitudes acquises ayant une forte inertie, et un aspect technologique représentant le caractère dynamique de la culture : connaissance scientifique, savoir-faire, outils, aptitudes… (Renault, 1997). Ainsi, la dialectique du stable et du mouvant apparaît également au cœur de l'évolution culturelle.

182 Chez Dewey, la notion de langage dépasse le sens strict de l'échange de paroles et intègre tout ce qui permet de transmettre une signification (dimension sémiotique). Pour Laszlo (1981:84)"…le langage humain, en se servant de symboles désignatifs plutôt que de signes expressifs, devient un instrument effectif pour communiquer une signification. (…) L'existence devient sociale, dans le contexte d'un ensemble de significations communes communiquées au moyen d'un langage commun. La culture [est] née et les formes élaborées d'organisation sociale, créées. L'homme [devient] un animal socioculturel."

183 "Communication is a process by which we ‘transmit’ an experience from an individual to another but is also a process by which these same individuals get a common experience."

Park R. & Burgess E. (1922), Introduction to the Science of Sociology, Chicago, University of Chicago Press, p. 37. Cité par Renault (1997:33).

5.2.6 Evolution et contrôle

L'existence d'une dimension sociale n'est pas sans incidence sur les comportements individuels. L'un des objets de la psychologie sociale de Dewey et Mead est de comprendre le processus de convergence qui amène des individus vers la définition commune d'une situation, vers un sens commun qui en retour leur imposera des contraintes dynamiques. En effet, selon Peirce, à travers les habitudes et les routines, les individus peuvent perdre de leur individualité. En outre, la convergence implique que chaque individu se mette à la place des autres, ce qui détermine l'existence en chacun d'un "esprit institutionnalisé" (Commons, 1934) qui rend présents les autres et contrôle l'action individuelle. Pourtant, c'est aux individus qu'il appartient d'actualiser les potentialités, si bien que l'évolution socioculturelle dépend du type de liberté que le contrôle social laisse aux individus. Dans le cadre de cette vision, le progrès social n'apparaît ni spontané, ni inévitable. Il dépend également du type de contrôle exercé collectivement –au travers des valeurs et des règles communes– sur les comportements créatifs des individus. Avec Mead et Dewey, l'approche pragmatique, en plus d'envisager la relation collective qui s'établit entre les individus lors du passage à la vie sociale, s'est donc explicitement intéressée à la limitation de la liberté individuelle que le bon fonctionnement de l'ordre social requiert. Leur approche a notamment inspiré la pensée de John Commons184.