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Plan de la thèse

Chapitre 1. Les militants socialistes et libertaires de langue française à Montréal, 1906-

1.5 Portrait prosopographique

1.5.3 Un engagement situé géographiquement

Si Montréal constitue un pôle d’attraction pour les militants socialistes et progressistes de langue française au Québec avant la Première Guerre mondiale, leurs activités se déploient sur un territoire très spécifique. Par le croisement de différentes sources – annuaires municipaux, recensement fédéral de 1911, articles de journaux, liste de membres des coopératives –, nous sommes arrivés à établir un portrait de l’implantation géographique des militants composant notre échantillon. La grande majorité d’entre eux habitent un même secteur de la ville. En effet, les deux tiers des militants de langue française demeurent dans le quadrilatère compris entre le boulevard Saint-Laurent à l’ouest, la rue Sherbrooke au nord, la rue d’Iberville à l’est et le fleuve au sud. Cet espace correspond aux limites des quartiers Sainte-Marie et Saint-Jacques, dont nous avons évoqué plus tôt le caractère ouvrier et francophone. Si quelques-uns habitent Maisonneuve, ces militants sont à toute fin pratique absents du sud-ouest de l’île ou du quartier Rosemont, deux secteurs où l’on compte pourtant une riche tradition syndicale et une forte population ouvrière.

Nous avons fait le même exercice avec les lieux de la vie militante – espaces de débats, locaux politiques, sites de manifestation – afin de pouvoir les situer dans la ville. Dans le quotidien des militants, la frontière est mince entre vie privée et vie publique. Les lieux où se déploie leur engagement politique sont tous situés dans le quadrilatère formé par la rue Saint-Urbain à l’ouest, la rue Notre-Dame au sud, la rue Prince-Arthur au nord et la rue Parthenais à l’est. Ce léger décalage vers le quartier Saint-Louis s’explique par leur collaboration avec des militants d’origine juive, très présents dans ce secteur de la ville où bon nombre d’entre eux travaillent dans l’industrie du vêtement. Les activités de la vie militante se déroulent à proximité des lieux de sociabilité ouvrière que sont les marchés publics, les théâtres, les cinémas, les cantines et débits de boisson situés le long des grandes artères commerciales du centre-ville ou sur les rues malfamées du « Red Light » montréalais. Pour les

232 D’après son éditeur, l’édition du mois d’avril 1913 est diffusée à Montréal (930 copies), Québec (62), Saint-Jean-sur- Richelieu (61), Sherbrooke (29), Sutton Junction (25) et Cowansville (25). Voir à ce sujet : W.U. Cotton, « Where Cotton’s Goes », Cotton’s Compendium of Facts, Cowansville, 1913, p. 113.

militants, il s’agit d’être visibles et d’inciter la population ouvrière à participer aux activités publiques qu’ils organisent

Toutes les manifestations du 1er mai se déroulent également dans le même périmètre urbain. Les défilés débutent en général sur le boulevard Saint-Laurent à l’angle de la rue Sainte-Catherine ou de la rue Prince- Arthur, empruntent la rue Saint-Denis vers le sud et se terminent presque invariablement au Champ de Mars, derrière l’Hôtel de ville. Une fois le rassemblement terminé, les célébrations se poursuivent généralement dans une salle du centre-ville par une soirée festive accompagnée de chants, de musique et de discours politiques. Si les lieux de la vie militante changent fréquemment au fil des années ou selon le rythme des saisons, on remarque aussi une forte mobilité chez plusieurs militants ouvriers. On déménage souvent chez les socialistes : trois fois pour Salomon Larocque et Mathilde Prévost, trois fois également pour Elzéar Boulay et sa famille entre 1906 et 1914. Sans surprise, cette tendance ne s’observe pas de manière aussi soutenue chez les membres des professions libérales ou parmi les cols blancs, notamment ceux qui adhèrent au cercle Alpha- Omega, lesquels sont pour la plupart propriétaires plutôt que locataires. Saint-Martin est à ce titre une exception à la règle : sa famille change quatre fois d’adresse entre 1906 et 1914. Cette situation s’explique davantage par des motifs d’ordre politique qu’économique. En effet, celui-ci fait l’acquisition – seul ou avec d’autres militants – d’au moins quatre immeubles qu’il met au service des causes qu’il défend.

On peut également observer quelques cas de cohabitation de militants à une même adresse. Ainsi, l’anarchiste François Telat héberge chez lui en 1911 deux camarades arrivés d’Europe, Albert Étienne et Philippe Dustoor. Pour sa part, la famille de Marc Lassonde et de Rose Choinière loge chez elle quatre autres libres penseurs, dont un originaire de France. On voit aussi des célibataires partager le même toit pendant quelques mois avant de s’établir ailleurs, seul ou en couple. À ces formes d’entraide se juxtaposent les expériences qui visent explicitement à transposer les principes anarchistes et socialistes dans l’organisation de la vie quotidienne. Nous avons évoqué deux d’entre elles : la coopérative Espéranto et la coopérative La Kanado. Une troisième s’ajoutera à la liste en 1915, la coopérative Logis ouvriers à laquelle sont notamment associés Albert Saint- Martin et Aline Brochu, une libre penseuse avec laquelle Saint-Martin vivra après s’être séparé de sa femme Emma Dufresne. En 1915, Aline Brochu demeure dans l’un des immeubles appartenant à Saint-Martin, situé sur la rue Hôtel-de-Ville. On trouve aussi à cette même adresse deux autres militants socialistes en 1911, John Stappleton et Zotique Marcelin, de même qu’un local servant aux activités du PSC.

Pour Albert Saint-Martin comme pour plusieurs de ses camarades, la frontière entre la vie privée et la vie militante est quasiment absente. Cette proximité se traduit dans la composition de certains ménages. On retrouve quelques cas où la sociabilité militante débouche sur des unions. Ainsi, la sœur d’Albert Saint-Martin, Evelina, se marie à l’église presbytérienne Saint-Jean avec un autre militant socialiste, Conrad Lacombe, avec qui elle a deux enfants. Fait à noter, le couple donne le prénom de Jaurès à leur fils né en 1913, une référence explicite aux convictions politiques des parents. On remarque le même type d’union chez les libres penseurs. La sœur de Georges et Fernand Marrié, Hortense, épouse un autre membre du cercle Alpha-Omega, le publiciste Charles Holmes. Sans qu’il s’agisse d’une norme, il n’est pas rare de voir un couple ou une fratrie s’engager ensemble dans les mêmes activités militantes. Cet engagement commun se traduit de différentes façons : participation aux mêmes assemblées, signatures conjointes de pétition ou de lettres ouvertes, adhésion aux mêmes coopératives, etc. Certains couples choisissent également d’affirmer leur athéisme en enregistrant la naissance de leur enfant au greffe de l’Hôtel de ville plutôt que de le faire baptiser. Très marginale avant 1914, cette pratique prend de l’ampleur après la guerre.

Si la critique religieuse occupe une place importante dans le discours et la propagande du réseau de Saint- Martin avant la guerre, on remarque que la plupart des militants de langue française se sont d’abord mariés à l’église catholique, exception faites des immigrants d’origine française qui eurent la possibilité de se marier civilement avant de partir pour le Canada et de quelques libres penseurs de confession presbytérienne. Si l’amour libre est sans doute présent, il n’est pas revendiqué ni promu par ce milieu comme c’est le cas pendant l’entre-deux-guerres. Toutefois, on commence à voir apparaître dans le recensement de 1911 des militants qui se présentent comme « libres penseurs » ou « sans religion ». Nous pensons à la famille d’Alphonsine Drolet, celles de Zotique Marcelin et de Marc Lassonde, au Dr Arthur Laliberté ou encore à Aline Brochu, avec qui Albert Saint-Martin partage sa vie après sa séparation avec sa femme. Leur nombre est sans doute plus élevé que ne le laissent croire les données nominatives du recensement, certains fonctionnaires chargés de remplir les formulaires ayant tendance à classer systématiquement les ménages canadiens-français comme catholiques. On peut aussi faire l’hypothèse que des militants, inquiets de l’intrusion de l’État dans leur vie privée, aient tout simplement omis de déclarer leurs véritables convictions religieuses craignant peut-être les conséquences de ce geste.