• Aucun résultat trouvé

À la différence de la majorité des autres courants associés au « communisme de gauche », les positions défendues par le milieu communiste libertaire montréalais sont diffusées davantage par le biais de conférences et d’interventions publiques que par l’entremise de journaux ou de publications. On retrouve également son expression à travers une série de pratiques ancrées dans l’expérience vécue par les classes populaires canadienne-françaises. Ces pratiques sont davantage marquées par le contexte sociopolitique québécois et montréalais – surexploitation de la main-d’œuvre canadienne-française, omniprésence du clergé catholique dans les affaires temporelles, sous-représentation des francophones dans les mouvements de gauche, soumission juridique, économique et politique des femmes – que par les lignes de force s’exerçant au sein du mouvement communiste à l’échelle internationale. Pour nous permettre de saisir l’engagement politique de ces militantes et de ces militants, nous ne pouvons donc nous limiter d’en faire avant tout une histoire intellectuelle ou institutionnelle comme cela a pu être fait pour d’autres formations similaires63. De surcroit, une telle approche tend également à passer sous silence l’apport d’individus issus de groupes marginalisés au sein du mouvement ouvrier et de limiter notre compréhension des rapports sociaux64. En intégrant à notre analyse les dimensions de classe, de genre et d’appartenance ethnolinguistique de manière transversale, nous pensons pouvoir dégager de nouvelles pistes de réflexion permettant d’éclairer la complexité des dynamiques de pouvoir au sein du champ politique révolutionnaire montréalais. Ce faisant, nous espérons éclairer quelques-unes des « zones d’invisibilité »65 qui ont trop souvent caractérisé l’historiographie du mouvement ouvrier.

Comme nous l’avons souligné, le milieu communiste libertaire de langue française à Montréal est loin d’être homogène. Pour arriver à comprendre les dynamiques internes de ce groupe, ses liens avec d’autres milieux politiques révolutionnaires et les oppositions qu’il suscite à gauche comme à droite, il convient de rendre compte de l’intersectionnalité des différentes formes de domination66. Les catégories de classe, de genre et d’ethnicité forment une « matrice »67 à travers laquelle se construit et se reproduit l’inégalité des rapports de pouvoir dans

63 Voir notamment : Marc Shipway, Anti-Parliamentary Communism : the Movement for Workers’ Council in Britain, 1917-

1945, Houdmills, MacMillan Press, 1988, 239 p.

64 Joan W. Scott, « Gender : A Useful Category of Historical Analysis », The American Historical Review, 91, 5 (décembre 1986), p. 1053-1075.

65 Christine Bard, « Une histoire de l’histoire des féministes de la première vague », Christine Bard, dir. Les féministes de

la première vague, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 15.

66 Élise Palomares et Armelle Testenoire, « Indissociables et irréductibles : les rapports sociaux de genre, ethniques et de classe », L'Homme et la société, 2, 2010 (176-177), p. 15-26.

67 Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought : Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment, Boston, Unwin Hyman, 1990, p. 221–238.

les sociétés capitalistes. Cette prise en compte, nous rappelle Laura L. Frader, « implique l'étude des représentations et des constructions discursives qui sont en partie constitutives de ces rapports ; elle doit porter également sur les processus sociaux à travers lesquels la signification est établie, et donc sur les relations sociales et matérielles, les conflits et la contestation »68. Dans le cadre de notre thèse, nous cherchons à identifier les processus par lesquels les structures sociales construisent ces différences pendant l’entre-deux- guerres au Québec. Nous souhaitons également comprendre comment ces catégories se répercutent ensuite dans les discours et les pratiques militantes du milieu étudié et témoignent de la variété des expériences et des identités des membres qui le composent69.

L’entre-deux-guerres est une période charnière pendant laquelle la classe ouvrière occupe une place déterminante au sein du champ politique. Comme le fait remarquer Xavier Vigna, « (…) l’histoire politique ne se résume pas à celle de ses organisations, ou des résultats électoraux, mais prend en compte les cultures et, de plus en plus, les représentations et les imaginaires politiques. À cet égard, le XXe siècle nous semble marqué par la centralité ouvrière, c’est à dire la conviction de l’importance cardinale du monde ouvrier »70. À Montréal, les forces politiques de gauche comme de droite se disputent son allégeance et celle des nombreux « clubs ouvriers » actifs sur son territoire71. L’Église, inquiète de perdre ses assises au sein de la classe ouvrière, propage sa doctrine sociale en s’engageant sur la voie du syndicalisme et de l’action catholique. Pour leur part, les militants communistes libertaires ancrent leurs interventions dans les faubourgs ouvriers du centre-ville de Montréal, établissant un lien direct entre mobilisation politique et urbanité72. La culture ouvrière a également une incidence sur les pratiques politiques – directes, en actes – et les modes de transmission – oraux plutôt qu’écrits – privilégiés par ces militants73. Les périodes de crise économique les incitent à délaisser l’activité syndicale au profit des luttes menées aux côtés des chômeurs, précédant le mouvement trade-unioniste et le PCC sur cette voie74. La majorité des chercheurs qui se sont intéressés à l’histoire du mouvement ouvrier ont minimisé la capacité des sans-emploi à mener des luttes collectives, jugeant leur action éphémère et peu significative par

68 Laura L. Frader, « Femmes, genre et mouvement ouvrier en France aux XIXe et XXe siècles : bilan et perspectives de recherche », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 3, 1996. https://clio.revues.org/472, consulté le 6 décembre 2019. 69 Ahmed Boubeker et Abdellali Hajjat, dir., Histoire politique des immigrations (post)coloniales : France, 1920-2008, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 15.

70 Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2012, p. 10.

71 Geoffrey Ewen, « The International Unions and the Workers’ Revolt in Quebec, 1914-1925 », thèse de doctorat (histoire), North York, York University, 1998, p. 47.

72 Emmanuel Bellanger, « Une question éminemment urbaine : les mouvements sociaux de la ville », Pigenet et Tartakowsky, dir., Histoire des mouvements sociaux en France, p. 546.

73 Michel Pigenet, « Action directe et grève générale », Pigenet et Tartakowsky, dir., Histoire des mouvements sociaux en

France, p. 290.

74 Bernard Dansereau, « Le mouvement ouvrier montréalais, 1918-1929 : structure et conjoncture », thèse de doctorat (histoire), Montréal, Université de Montréal, 2000, p. 218-219.

rapport au caractère permanent et structuré des trade-unions75. A contrario, nous croyons que l’essor de ces mouvements pendant l’entre-deux-guerres témoigne des transformations de la question sociale.

Au sein de la classe ouvrière, tous n’ont pas le même rapport à l’économie et au politique, loin s’en faut. Comme le souligne Denyse Baillargeon dans son étude sur la crise économique des années 1930 à Montréal : « Pour comprendre comment les familles ouvrières sont parvenues à survivre au cours de cette époque de profonds bouleversements économiques et sociaux, il [devient] évident qu’il [faut] scruter la sphère privée et s’interroger sur le fonctionnement de l’économie familiale et du rôle du travail des femmes à l’intérieur de la famille » 76. À ce sujet, Linda Kealey note que pendant l’entre-deux-guerres au Canada, « (…) working-class women activists defined 'political' activity in terms of family and community needs rather than in the sense of formal political institutions; their ideal of service and caring for community and family needs arose from women's lived experiences within the realm of social reproduction as well as within the realm of production »77. Intégrer la notion de genre à notre analyse nous permettra, dans un premier temps, de rendre visible la présence des femmes au sein des mouvements sociaux, d’être attentif à leurs cultures et leurs formes d’engagement spécifiques, à la place qui leur est faite et à celle qu’elles prennent, de même qu’à leurs revendications78.

Notre analyse cherche à comprendre les idées et les pratiques du milieu communiste libertaire à partir du vécu des femmes de la classe ouvrière, en identifiant les positions qu’on y trouve sur l’accès au marché du travail et à l’éducation, sur la famille, le droit de vote, la prostitution, le mariage, la mixité et la non-mixité. En croisant la notion de genre avec celle de classe, nous souhaitons valider la présence d’un courant féministe radical distinct des courants libéraux, conservateurs ou catholiques, notamment à travers des initiatives comme la Ligue du Réveil féminin, une organisation non-mixte formée de membres de l’Association humanitaire et de l’Université ouvrière. Intégrer la notion de genre, c’est aussi s’intéresser à la construction sociale de rôles et d’attributs

75 Richard Croucher, « The History of Unemployed Movements », Labour History Review, 25, 1 (avril 2008), p. 2. 76 Denyse Baillargeon, Ménagères au temps de la crise, Montréal, Éditions du remue-Ménage, 1991, p. 15.

77 Linda Kealey, « No Special Protection – No Sympathy : Women’s Activism in the Canadian Labour Revolt of 1919 », Hopkin, Deian R. et Gregory S. Kealey, éd. Class, Community and the Labour Movement : Wales and Canada, 1850-1930, Canadian Committee on Labour History, Edmonton, Athabasca University Press, 1998, p. 136.

78 Joanne Burgess, « Exploring the Limited Identities of Canadian Labour : Recent Trends in English-Canada and in Quebec », International Journal of Canadian Studies, 1, 2 (1990), p. 156.

sexués caractérisés comme féminins ou masculins79, lesquels peuvent avoir une incidence sur les idées et les pratiques militantes80.

Deux autres dimensions s’ajoutent à notre analyse : l’appartenance ethnique et linguistique. De nombreux auteurs ont souligné l’importance de ces facteurs sur la stratification de la classe ouvrière et le militantisme ouvrier au Québec et au Canada81. Entre 1897 et 1929, la classe ouvrière montréalaise « [a] vécu dans la pauvreté, avec des salaires à peine suffisants pour subsister et sans sécurité d’emploi. Les données dont nous disposons montrent que cette situation prévalait parmi tous les groupes ethniques, mais il est clair que les francophones étaient surreprésentés aux échelons de revenus les plus faibles, et très insuffisamment représentés chez les travailleurs qualifiés et les contremaitres »82. Cette surexploitation se traduit par une arrivée plus hâtive sur le marché du travail et un niveau d’instruction plus bas chez les francophones que chez les anglophones. Est-ce à cause de cette précarité que les travailleurs et les travailleuses de langue française restent globalement en retrait des mouvements révolutionnaires pendant une bonne partie des années 1920 et 1930, ou plutôt en raison d’autres facteurs comme l’importance de la pratique religieuse ? Comment expliquer la mise sur pied d’organisations spécifiques regroupant des militants en fonction de leur origine ou de leur langue, non seulement chez les Canadiens français, mais aussi chez les Juifs, les Russes ou les Italiens ? Pour trouver des réponses à ces questions, nous pensons qu’il faut explorer les cultures politiques présentes au sein des différentes communautés ethnolinguistiques. On y trouve des facteurs d’unité susceptibles d’encourager les liens de solidarité entre ces militants, mais aussi des sources de tension qui nuisent à l’unité ouvrière.