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Plan de la thèse

Chapitre 2. Les transformations du champ politique révolutionnaire : du syndicalisme industriel au

2.6 Portrait des militants du milieu communiste, 1919-

2.6.5 Les militantes

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la présence des femmes dans le milieu communiste de langue française fut très marginale entre 1919 et 1923. Aucune ne prononce de discours lors des assemblées organisées sur

503 Tous âgés de moins de 30 ans, ces chômeurs sont Arthur Dagenais, Georges Demers, Pierre Desjardins, Joseph Lacroix, Eugène Piché et Henri Savard.

une base hebdomadaire par le PS-C. Le constat vaut également pour l’ASEO et la Ligue des sans-travail, deux groupes exclusivement masculins. Bien que minoritaires, des militantes de langue française étaient pourtant actives dans le milieu socialiste avant la guerre. Les interventions de la Ligue des femmes pour l’instruction publique et obligatoire ont eu pour effet d’établir un lien entre la question sociale et celle de l’éducation des enfants dans une perspective d’émancipation de la classe ouvrière. Rien de tel ne peut être observé entre 1919 et 1923 : dans le topos des militants révolutionnaires, les enjeux priorisés par les femmes avant la guerre sont relégués au second plan, alors que les luttes de pouvoir et les querelles idéologiques occupent une place disproportionnée. Une certaine conception de la masculinité imprègne aussi le discours des militants communistes. La force, le courage et la discipline sont promues au rang de valeurs-clés, comme le montre cet extrait d’un discours prononcé par Albert Saint-Martin le 19 décembre 1920 : « It is time to organize, and I only want men with courage, no timids. I would prefer to have only 100 ready and well disciplined men than 2000 timids, and when the time comes to strike and I say ‘’To arms’’ I will have men to be depended upon »504.

Pour certains militants ouvriers, l’entrée des femmes sur le marché du travail représente aussi une source d’inquiétude. Plusieurs craignent que leur présence n’entraine une pression à la baisse sur les salaires et une augmentation du chômage parmi les hommes. D’autres établissent un lien direct entre la pauvreté des jeunes travailleuses avec l’omniprésence de la prostitution dans les rues de la métropole avec la complicité tacite de la bourgeoisie. Ces deux extraits de la brochure La Crise, publiée en 1922 par Achille Cusson sous le pseudonyme de Jean Valjean, témoignent bien du regard posé par les militants communistes face à cet enjeu :

Vous savez à quoi est exposée dans les villes la jeune fille pauvre, surtout quand elle est belle et bien faite ; qu’au milieu du luxe et des plaisirs, que ses ressources lui interdisent, elle est sans cesse tentée de vendre ses charmes ; qu’il lui faudrait pour résister une dose de vertu et de force dont peu de personnes sont douées ; qu’un grand nombre, hélas ! succombe, et s’en vont de chute en chute, à la dégradation morale, à la déchéance physique, pour devenir le jouet abject et méprisé de la luxure et du libertinage ; parias de la société, égout où se déverse le trop plein des passions et qui reçoit et transmet toute la pourriture et les immondices sociales. Vous savez qu’un grand nombre des filles qui peuplent les lupanars ou guettent les passants sur les trottoirs sont sorties de vos foyers, pures et belles, et que c’est la cité qui les a broyées, et en a fait ces loques immondes et repoussantes505.

(…)

504 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 1, French Socialist Communist Party, 20 décembre 1920, p. 124.

La moitié des servantes de Montréal sont des filles du nord et de la Gaspésie. Et si encore elles demeuraient toutes servantes, mais on sait que ce métier-là est le pourvoyeur principal de la prostitution506.

Dans un article publié dans Le Peuple, Albert-Ernest Forget pointe également du doigt la bourgeoisie comme grande responsable de ce fléau. Il oppose « la belle, la saine morale communiste » à « l’exploitation odieuse du travail par le capital, (…) la prostitution qui s’étale avec la complaisance des gros (…), [le] vice qui sévit surtout dans la haute société où cocaïne, morphine, etc. sont en honneur, pour augmenter la sensibilité des belles dames entretenues, et pour la plus grande joie des bandits qui les dopent »507. Les positions de Cusson et Forget sont conformes à celles qui s’expriment généralement dans les milieux de gauche à cette époque, pour qui le travail sexuel monnayé est considéré comme le « plus grand des esclavages »508.

Gaston Pilon est l’un des rares militants masculins à analyser l’oppression des femmes avec une approche plus radicale. Dans un discours prononcé au Temple du travail le 16 janvier 1921, il dénonce le rôle joué par les gouvernements, les religions et par les hommes en général dans leur asservissement : « Laws have been made whereby woman becomes the property of man. The Bible attributes to Eve the fall of Adam, and man thinks that woman is good enough to cook cabbages, clean the house and in a word good enough for the household drudgery »509. Pilon s’en prend aussi aux pressions qui s’exercent sur les femmes pour qu’elles aient un maximum d’enfants sans égard à leur santé, ni à leur bien-être, et s’attaque à l’institution du mariage qu’il considère comme une forme de prostitution déguisée : « Woman of a certain class, as it is now, do not marry for love, but simply for the sake of getting a home and to not have to work in factories, or in other words, for pecuniary advantages. This explain why communism believes in free love, for under that economic system (…) if a man and woman get tired of each other they will only have to part without having to source a divorce »510. Tout en affirmant que les femmes ont des droits et que ceux-ci doivent être défendus, Pilon ne va pas jusqu’à remettre en cause les rôles sexués attribués aux hommes et aux femmes dans la sphère privée : il soutient plutôt que le communisme offrira aux femmes une reconnaissance pleine et entière de leur travail domestique.

506 Ibid., p. 45.

507 Marcel Jaures, « O liberté! », Le Peuple, 7 octobre 1922, p. 1.

508 Martha A. Ackelsberg, La vie sera mille fois plus belle : Les Mujeres Libres, les anarchistes espagnols et

l’émancipation des femmes, Lyon, Atelier de création libertaire, 2010, p. 175-176. Cité par Francis Dupuis-Déri, « Les

anarchistes et la prostitution : perspectives historiques », Genre, sexualité & société, 9 (printemps 2013), http://journals.openedition.org/gss/2775, consulté le 13 décembre 2019.

509 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 1, French Socialist Communist Party, 20 décembre 1920, p. 114-115.

Si les sources que nous avons consultées nous apprennent peu de choses au sujet des rapports de genre dans la sphère privée, on sait en revanche que de nombreux militants font des choix allant à l’encontre des valeurs dominantes de la société canadienne-française. Alors que certains décident de vivre en union libre avec leur compagne, d’autres prennent la décision d’enregistrer la naissance de leurs enfants au greffe de l’Hôtel de ville plutôt que de les faire baptiser. C’est notamment le cas de Malvina Dubeau et de Zotique Marcelin : le couple donne même des prénoms rationalistes plutôt que religieux à leurs jumeaux nés en 1918511. En apparence anodins, ces gestes traduisent une forme de résistance face à l’Église et au clergé catholique. Ils impliquent aussi une volonté de cohérence entre les décisions prises dans la sphère privée et le discours porté en public.