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Pour comprendre les dynamiques et les débats qui s’exercent dans le milieu communiste libertaire, nous nous intéresserons d’abord à l’itinéraire de ses membres et à leurs expériences respectives. Afin d’y parvenir, nous avons choisi de privilégier une approche sociobiographique92 pour mettre en perspective un ensemble de biographies individuelles de militants et de militantes associés à ce milieu au cours de la période étudiée. Plutôt que de réaliser une histoire insistant sur le parcours de grands dirigeants, cette approche privilégie l’étude des pratiques mises de l’avant par des militants « obscurs », celles et ceux qui par leur engagement font exister le mouvement ouvrier93. Cette « histoire d’en bas » se construit à partir de la constitution puis du croisement de

89 Serge Berstein, dir., Les cultures politiques en France, Paris, Le Seuil, 2003, pp. 19-22, 231. 90 Ibid., p. 229.

91 Par action directe, nous entendons la prise en charge d’un problème par les personnes directement concernées par celui-ci, sans la médiation d’intermédiaires politiques externes.

92 Bruno Groppo, Claude Pennetier et Bernard Pudal, « Mouvement ouvrier : renouveau comparatiste et biographique »,

Matériaux pour l'histoire de notre temps, 4, 104-105 (2011), p. 1-5 ; Bruno Groppo, « Les dictionnaires biographiques du

mouvement ouvrier : analyse comparée d’un genre scientifique », Matériaux pour l'histoire de notre temps, 4, 104-105 (2011), p. 6-15.

93 Par mouvement ouvrier, nous entendons « l’ensemble des courants de pensée, des organisations politiques, syndicales, coopératives, mutualistes, des associations culturelles, des organes de presse, qui mettent leurs espoirs d’une meilleure justice sociale ou de transformations sociales dans l’action de la classe ouvrière, des salariés et des couches sociales les plus défavorisées, ou encore qui se fixent comme objectif l’émancipation des travailleurs ». Michel Dreyfus, Claude Pennetier et Nathalie Viet-Depaule, dir., La part des militants, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1996, p. 341.

biographies individuelles – prosopographie – afin de développer une biographie collective des mouvements auxquels ils appartiennent.

Cette méthode d’analyse s’inspire des travaux réalisés depuis la fin des années 1960 par l’équipe du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, regroupée autour de l’historien Jean Maitron. Constitué par plus de 150 000 notices individuelles couvrant cinq grandes périodes historiques, le Dictionnaire s’est progressivement diversifié pour englober l’étude de différents mouvements sociaux rattachés au monde ouvrier dans différents pays, de même que certains courants de pensée spécifiques comme l’anarchisme94. Le Dictionnaire constitue aujourd’hui un important outil de recherche pour les historiens qui s’intéressent aux activités syndicales, politiques et sociales, quelle que soit l’échelle d’analyse privilégiée. Il a servi d’assise pour de multiples travaux sur les acteurs du mouvement ouvrier français95. Des initiatives similaires ont vu le jour dans plusieurs autres pays, notamment en Italie, au Brésil et en Allemagne. Au Québec, malgré des efforts entrepris au début des années 1990 par des historiens comme Robert Comeau, Robert Tremblay et Bernard Dansereau, la création d’un tel dictionnaire est demeuré un chantier inachevé96.

Selon Bruno Groppo, l’intérêt pour l’approche sociobiographique s’explique à travers le renouvellement de l’histoire ouvrière depuis les années 1960, caractérisé par « le passage d’une historiographie institutionnelle politico-idéologique à une histoire sociale et culturelle des travailleurs et du monde du travail, en particulier sous l’influence d’historiens marxistes anglais comme Edward Thompson et Eric Hobsbawm »97. Sans se limiter aux périodes d’engagement des militants au sein du mouvement ouvrier, l’approche sociobiographique cherche à comprendre l’itinéraire de vie de ces individus, de la naissance à la mort. Elle procède à une analyse synchronique et diachronique : « La diachronie est le jeu complexe des périodes d’action et de retrait, d’action et de réflexion, de déplacement du militantisme du politique au syndical, du syndical à l’associatif, avec des mouvements de retour. (…) La synchronie, quant à elle, permet de souligner la multiplicité des engagements »98. Le croisement des données recueillies sur un nombre significatif d’individus permet de dégager des parcours

94 Michel Cordillot, dir., La sociale en Amérique, dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-

Unis d’Amérique (1848-1922), Paris, Éditions de l’Atelier, 2002, 431 p.

95 Pour un aperçu de travaux récents, voir : Claude Pennetier et Bernard Pudal, dir. Le sujet communiste. Identités militantes

et laboratoire du « moi », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, 258 p.

96 Robert Comeau et Robert Tremblay, « Le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier québécois : histoire, choix et méthodes », Matériaux pour l'histoire de notre temps, 34 (1994) p. 28-32.

97 Bruno Groppo, « Les dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier : analyse comparée d'un genre scientifique »,

Matériaux pour l'histoire de notre temps, 104-105 (2011), p. 8.

98 Claude Pennetier. « Singulier-pluriel : la biographie se cherche. L’exemple de l’histoire ouvrière », Serge Wolikow, dir.,

générationnels, mais aussi de « saisir les mobilités militantes et les formes nouvelles du militantisme »99. Grâce à cette méthode d’analyse qualitative, qui se rapproche à bien des égards de la micro-histoire, nous pourrons constituer une biographie collective qui rendra compte des parcours générationnels et des stratégies déployées par les acteurs.

Dans un premier temps, il nous faut « définir une population à partir d’un ou plusieurs critères et établir à son propos un questionnaire biographique dont les différentes variables ou critères serviront à la décrire »100. Comme le soulignent Lemercier et Picard, « le plus simple et efficace […] pour tout groupe saisi par l’opération prosopographique, [est] de définir une caractéristique ou un ensemble réduit de caractéristiques qui constitueront un critère d'inclusion ou d'exclusion, un pivot, un axe qui sera le cœur commun à chacun de ses membres et autour duquel pourront s’ordonner toutes les configurations possibles des autres caractéristiques »101. De par la multiplicité de ses engagements politiques, coopératifs et associatifs s’échelonnant sur une trentaine d’années, Albert Saint-Martin agit comme militant-pivot au sein des milieux de gauche montréalais et constitue le point focal autour duquel se déploie l’action collective que nous cherchons à décrire.

Dans le cadre de cette thèse, nous avons identifié 328 individus – dont 25 femmes – ayant le français comme langue d’usage et qui ont pris part aux initiatives et campagnes mises de l’avant par Saint-Martin et son entourage entre 1918 et 1935. À travers l’analyse d’un certain nombre de variables communes – lieu et date de naissance ; profession ; situation familiale ; lieu de résidence ; début, fin et nature de l’implication militante –, nous serons en mesure de mettre en lumière les dynamiques sociales, privées, publiques, culturelles, idéologiques et politiques qui s’exercent dans ce milieu tout en établissant la nature des liens forgés avec d’autres réseaux militants à l’échelle locale, nationale ou transnationale. À l’aide de ces mêmes indicateurs, nous avons également sélectionné 96 individus – dont 11 femmes – ayant joué un rôle actif au sein des réseaux socialistes, anarchistes et de libres penseurs montréalais avant 1914 aux côtés d’Albert Saint-Martin. Cet exercice nous permettra d’effectuer une analyse comparative entre la période d’avant-guerre et celle d’après-

99 Ibid., p. 41.

100 Isabelle Gouarné, « L’histoire des marxismes revisitées. La biographie collective des intellectuels philosoviétiques de l’entre-deux-guerres », Pennetier et Pudal, dir., Le sujet communiste, p. 140.

101 Claire Lemercier et Emmanuelle Picard, « Quelle approche prosopographique ? », Philippe Nabonnand et Laurent Rollet, dir., Les uns et les autres... Biographies et prosopographies en histoire des sciences, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2012.

guerre afin de mesurer les effets de la Première Guerre mondiale et de la révolution russe sur les idées et les pratiques des milieux militants de langue française.