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Plan de la thèse

Chapitre 1. Les militants socialistes et libertaires de langue française à Montréal, 1906-

1.7 Portrait des militants de langue française pendant la guerre, 1914-

1.7.1 Composition des réseau

Lorsqu’on s’attarde à dresser la liste des militants les plus actifs pendant la guerre, un constat s’impose : trois cohortes différentes vont collaborer étroitement ensemble à partir de 1917. La première est composée des membres de la section française du Parti socialiste. Outre Albert Saint-Martin, on retrouve aux premiers rangs Mathilde Prévost, Henri Mathurin, Zotique Marcelin et Edmond Simard. Un deuxième groupe se constitue autour des orateurs anticonscriptionnistes réceptifs aux idées de gauche. Parmi eux, on note la présence de Paul Lafortune, Paul-Émile Mongeau, Alphonse Bernier, Gaston Pilon, Louis-Omnes Maillé, Fernand Villeneuve et Ubald Paquin. Enfin, une troisième cohorte est formée de syndicalistes comme Albert Duquette, L-N-G Pagé, Napoléon Ménard ainsi que les frères Anselme et Ulric Binette.

Le dénominateur commun à tous ces militants est leur opposition à la guerre et à la conscription, mais aussi leur dissidence face à la direction du CMTM et leur implication au sein de la FCOM. Cet engagement au sein des clubs ouvriers distingue nettement les militants de langue française de ceux appartenant à d’autres communautés ethnolinguistiques. Les nouveaux venus sont aussi relativement jeunes. À l’exception de Pagé, Maillé317, Duquette318 et A. Binette319, tous sont nés entre 1889 et 1898. Au moment de la crise de la conscription, ils sont donc âgés entre 19 et 28 ans et pour la plupart célibataires. Concernés directement par l’enjeu de conscription, ces militants s’investissent dans le mouvement d’opposition extraparlementaire qui prend forme à Montréal. Ils ont aussi en commun d’être nés pour la plupart à l’extérieur de la métropole. Au moins deux d’entre

317 Louis-Omnes Maillé (1862-1961) est un photographe, né à Sainte-Thérèse-de-Blainville. Marié en 1894 avec Rosina Shiller, le couple a cinq enfants. Libéral nationaliste, Maillé fonde le Club des francs-libéraux en 1900 dont il est le secrétaire. Il se présente la même année comme candidat « libéral-indépendant-ouvrier-anti-trust et anti-impérialiste » dans la circonscription d’Hochelaga. Au cours de la guerre, il prend part à plusieurs assemblées anticonscriptionnistes aux côtés des jeunes « antis » et pose sa candidature comme « libéral-ouvrier-anti-conscriptionniste » dans la circonscription de Saint-Denis en 1917 (où il s’oppose notamment à Alphonse Verville, l’un des chefs de file du Parti ouvrier). Maillé participe aux activités du Club ouvrier Saint-Jacques-Lafontaine avant d’adhérer au Parti ouvrier où il appuie les socialistes. À partir de 1919, il se rapproche du Parti socialiste indépendant de la province de Québec présidé par F.W. Gerrish. Maillé est l’auteur de plusieurs brochures et manifestes politiques en plus d’être champion canadien du jeu de dames.

318 Albert Duquette (c1881-1952). Natif de Saint-Augustin, il se marrie en 1910 avec Bernadette Gagnon. Le couple aura trois enfants. Duquette, qui habite Montréal, exerce alors le métier de tailleur. En mai 1915, il contribue à la mise sur pied du local 115 de l’Amalgamated Clothing Workers Union, lequel regroupe les tailleurs canadiens-français. Duquette en devient l’agent d’affaire, poste qu’il occupe jusqu’au début des années 1940. Dès 1917, il prend la parole lors des rassemblements du 1er mai. Après la guerre, il poursuit son engagement et se joint au Workers’ Party. Sur la naissance du local 115, voir notamment : « Le 27e anniversaire des ouvriers de la confection », La Presse, 18 mai 1942, p. 8.

319 Anselme Binette (c1878-1959) est un charpentier en fer, mécanicien et garde-moteur. Il se marrie en 1906 avec Mathilda Brodeur. Le couple aura quatre enfants. Délégué du local 93 de l’Union des charpentiers en fer au CMTM en 1911, il travaille comme organisateur général de ce syndicat en 1915 et représente à ce titre les ouvriers sur le chantier du pont de Québec. En 1918, il est élu secrétaire de l’assemblée de Montréal du Parti ouvrier. En 1920, il est élu secrétaire francophone de la Metal Trade Unit, affiliée à la One Big Union.

eux, Fernand Villeneuve et Gaston Pilon, sont originaires de l’Ontario, ce qui peut expliquer les références à l’oppression linguistique vécue par les francophones de cette province dans le discours porté par les « antis ». Fait à noter, on ne compte dans ce groupe aucun immigrant européen, ce qui diffère avec la composition des réseaux militants d’avant-guerre320.

Deux raisons peuvent expliquer ce désengagement. Comme nous l’avons vu dans le cas d’Arthur Maillard, il est possible qu’un certain nombre de militants actifs avant 1914 aient choisi de rallier le camp de « l’Union sacrée » au nom de la défense « républicaine » du territoire national. Quelques-uns sont sans doute retournés en France au cours de la guerre comme c’est le cas pour Albert-Ernest Forget, qui revient à Montréal après avoir combattu sur les champs de bataille. On peut aussi faire l’hypothèse que les campagnes de dénonciation menées par les partisans de l’effort de guerre visant ceux qu’on appelle les « Français embusqués » aient incitées certains militants à prendre un profil bas pendant toute la durée du conflit321. Une fois la guerre terminée, plusieurs d’entre eux recommencent effectivement à militer après une période d’inactivité prolongée.

La structure occupationnelle du groupe nous réserve également quelques surprises. Les jeunes « antis » occupent tous des postes de cols blancs : Bernier, Villeneuve et Mongeau sont comptables, Pilon travaille comme commis, Paquin est étudiant en droit et journaliste tandis que Paul Lafortune travaille brièvement comme agent de presse avant de devenir prestidigitateur322. Leurs réseaux affinitaires, professionnels et familiaux les rapprochent des milieux nationalistes opposés à la politique militariste du gouvernement Borden, notamment le club des Constitutionnels et le journal Le Devoir, lequel accorde une grande place à leurs activités323. Des liens

320 Le contraste est également frappant avec les sections montréalaises du PSD, composées très majoritairement d’immigrants d’Europe de l’Est. Ses militants participent activement au mouvement anticonscriptionniste.

321 En mai 1915, le journal La Presse mène une campagne de dénonciation contre les citoyens français « embusqués » à Montréal. Un éditorial publié le 15 mai nous donne quelques détails : « Autant les vrais patriotes méritent d’être connus et admirés, autant les lâches insoumis, qui laissent d’héroïques volontaires le soin d’aller se faire tuer à leur place être doivent impitoyablement dénoncés au tribunal de l’opinion publique. C’est à cette tâche que la ‘’Presse’’ veut se dévouer. Que les Français de la colonie de Montréal qui sont en règle dans leurs relations militaires avec le Consulat général nous fournissent les preuves officielles de leur situation normale, et nous serons heureux de publier leurs noms dans la ‘’Presse’’, afin que ces bons patriotes ne puissent pas être confondus avec les pusillanimes trembleurs qui ne se sentent pas le courage d’aller combattre pour l’honneur du Tricolore. Gloire aux braves qui sont prêts à payer le tribut du sang, et sus aux ‘’embusqués’’! » (« Sus aux ‘’embusqués’ »’, La Presse, 15 mai 1915, p. 12.) Les membres des sociétés patriotiques françaises de Montréal appuient cette campagne et certains proposent même le port d’un insigne pour distinguer « les vrais Français » des déserteurs et des embusqués.

322 Paul Lafortune exerce ses talents d’illusionniste dans les concerts-boucanes organisés par les clubs ouvriers montréalais dès 1917. Après la guerre, il sillonne le Québec pour y présenter ses spectacles sous le pseudonyme du professeur Paul-Georges Hoffman. Sa carrière de prestidigitateur se poursuit jusque dans les années 1950.

323 Fondé en 1917, le club des Constitutionnels est mis sur pied par des militants anticonscriptionnistes montréalais. Élie Lalumière, l’un des auteurs de l’attentat de Cartierville, fait partie de son exécutif, tout comme Ubald Paquin. Celui-ci

étroits unissent également certains de ces militants avec les milieux littéraires d’avant-garde du quartier latin. C’est notamment le cas d’Ubald Paquin, lequel fréquente assidument un groupe de jeunes poètes canadiens- français influencés par Paul Verlaine et Guillaume Apollinaire. Surnommé la tribu des Casoars et animé par l’écrivain Marcel Dugas, le cercle compte parmi ses membres un autre orateur anticonscriptionniste qui prend la parole aux côtés des socialistes au cours de l’été 1917, le romancier Philippe Panneton (1895-1960), alors étudiant en médecine324.

Ces militants, qui exercent un réel leadership sur le mouvement anticonscriptionniste à Montréal aux côtés des socialistes de langue française, ont donc un pied dans la classe ouvrière par leur implication au sein des clubs ouvriers municipaux et un autre dans des cercles de jeunes intellectuels radicalisés par la guerre. Scolarisés et lettrés, leur profil se rapproche davantage des libres penseurs et des animateurs de la revue l’Aube des temps

meilleurs qui ont croisé le chemin des militants socialistes avant la Première Guerre mondiale. Leur engagement

politique de gauche prendra fin assez rapidement : à partir de 1919, on ne retrouve plus aucune mention d’eux dans les comptes rendus des activités socialistes. Seule exception, celle de Gaston Pilon dont l’implication aux côtés d’Albert Saint-Martin se poursuit jusqu’au début des années 1930. Tel n’est pas le cas pour les syndicalistes qui se rapprochent des socialistes pendant la crise de la conscription. Les frères Binette militent au sein de la One Big Union entre 1919 et 1921 et poursuivent leur engagement au sein des premières structures communistes montréalaises. Quant à Pagé et Ménard, ils sont partie prenante des campagnes menées par la section française du Parti socialiste et du Parti socialiste (communiste) jusqu’en 1923.