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Plan de la thèse

Chapitre 1. Les militants socialistes et libertaires de langue française à Montréal, 1906-

1.4 Portrait des militants de langue française avant la Première Guerre mondiale

1.4.1 Différents réseau

Afin de mieux cerner le profil des militants socialistes et libertaires de langue française avant la Première Guerre mondiale, nous nous sommes intéressés aux réseaux qui se structurent autour d’Albert Saint-Martin. Celui-ci participe aux activités d’une douzaine de groupes différents entre 1906 et 1914 à travers lesquels se déploient plusieurs réseaux. Le premier et le plus central d’entre eux est formé par les membres de la section française du Parti socialiste. Une analyse approfondie des articles publiés à son sujet dans la presse d’avant-guerre nous a permis d’identifier une quinzaine de militants qui composent le noyau de cette organisation : Joseph Adjutor

195 IFHS, Fonds É. Armand, 14AS 211, Lettre d’Émile Toupin à E. Armand, Montréal, 1914. 196 Ibid.

197 « Canada », Les Temps nouveaux, 19 septembre 1908, p. 5. Les mêmes termes – charlatan, bourgeois, etc. – se retrouvent également dans une lettre anonyme dénonçant Albert Saint-Martin qui est conservée à l’Institut international d’histoire sociale à Amsterdam. Cette lettre se trouve reproduite dans notre thèse à l’annexe A, figure 11. Plusieurs indices nous portent à croire que l’auteur de ces deux documents soit le militant socialiste Elzéar Boulay.

Bernier, Elzéar Boulay, Adélard Desjardins, Albert-Ernest Forget, Étienne Gravelet, Conrad Lacombe, Cyrille Lévesque, Arthur Maillard, Alphonse Ouellette, Solomon Larocque, Zotique Marcelin, Henri Mathurin, Mathilde Prévost et Edmond Simard.

Plusieurs de ces militants sont également actifs au sein du cercle Alpha-Omega, un groupe de discussion mis sur pied en 1909. Cette double affiliation témoigne des contacts fréquents entre le groupe socialiste et un vaste réseau de libres penseurs avec lesquels Saint-Martin entretient des rapports de sociabilité, comme en témoigne sa participation aux obsèques du Dr Salomon Côté198 et ses liens étroits avec plusieurs membres de la loge l’Émancipation. Les activités de Saint-Martin au sein du Klubo Progresso fournissent un autre point de rencontre entre ces deux réseaux.

En plus de Saint-Martin, une autre personne agit comme pivot entre le milieu socialiste et celui des libres penseurs. Il s’agit d’Arthur Maillard, un militant anarchiste arrivé de France en 1907. Correspondant du journal libertaire Les Temps Nouveaux et de la revue anticléricale La Calotte, Maillard joue un rôle-clé au sein de la section française du Parti socialiste et du cercle Alpha-Omega pour lesquels il organise la tenue de conférences publiques. Maillard développe d’autres projets avec plusieurs membres du cercle. On compte parmi eux d’autres anarchistes – Albert Étienne, François Telat, Napoléon Therrau – et libres penseurs – Charles Ernest Aimé Holmes, Louis Fleuty, Marc Lassonde, Georges et Fernand Marrié – qui vont s’associer aux socialistes lors des campagnes électorales menées par Saint-Martin ou encore dans la mise sur pied de coopératives.

Ce n’est pas le fruit du hasard si l’on retrouve des socialistes ou des anarchistes dans les activités organisées par le cercle Alpha-Omega. Le groupe offre à ces militants un espace de débat qui leur permet de propager leurs idées sur une base hebdomadaire. Comme l’explique son secrétaire dans une lettre ouverte publiée dans

Le Devoir au mois d’août 1910 :

198 Le docteur Pierre-Salomon Côté est un médecin montréalais, libre-penseur et franc-maçon. En 1905, il épouse la journaliste Éva Circé, elle aussi libre-penseuse. Le couple a un enfant. Son décès en décembre 1909 donne lieu à une vive controverse dans les journaux de la métropole. Conformément à ses dernières volontés, le Dr Côté est incinéré après la célébration de funérailles civiles, ce qui suscite l’indignation du clergé catholique.

Le cercle Alpha-Oméga (inc.) […] a été fondé pour l’instruction plus complète de ses membres au moyen de conférences et d’une bibliothèque. Les conférences qui se font sous nos auspices n’impliquent en aucune façon la responsabilité du cercle qui, lui, n’a pas d’opinion propre, mais simplement celle des conférenciers, et le premier venu peut, au cours d'une de nos réunions, la conférence étant terminée, combattre l’argumentation du conférencier, chacun étant absolument libre de dire ce qu’il veut et comme il l'entend. C’est ainsi que toutes les conférences faites chez nous sont suivies de discussions parfois très intéressantes et faites toujours sur le ton de la plus entière courtoisie, bien qu’on y voie souvent aux prises des gens aux opinions les plus opposées. Et quand vous saurez que nous possédons une fort belle bibliothèque dont les livres sont lus avec fruit par tous nos membres, vous en saurez autant que le secrétaire du cercle lui-même sur le sujet, qui nous occupe.

Nous ne nous sommes jamais occupés de politique, mais je n’en saurais dire autant des questions religieuses qui ont été quelquefois traitées depuis que nous faisons des conférences régulières. Il est vrai qu’elles l’ont toujours été au point de vue rationnel, mais nous ne demanderions pas mieux qu'un clérical quelconque vienne soutenir chez nous la cause défaillante du dogme. Il y serait poliment reçu, je vous prie de le croire, et pourrait, autant qu’il lui conviendrait de le faire, anathématiser les « charlatans de la libre-pensée », à la condition toutefois, qu'il veuille écouter, sans l’interrompre, un libre-penseur étaler, à son tour, l'impudence des « charlatans de sacristie » exploitant les peuples dont ils entretiennent l'ignorance pour s’en faire plus sûrement une source de revenus. Et quelle source ! Et quant à cette neutralité en matière religieuse […], je suis d’avis qu’on ne peut pas l’observer, surtout si, dans la discussion, on met la raison au-dessus de la foi ou bien quand, au cours d’une conférence sur l’Homme préhistorique, en insistant sur l’évolution naturelle de l'homme, on se voit dans l’obligation de ridiculiser quelque peu cette partie du mythe chrétien qui s’intitule la création de l’homme par Dieu199.

Là ne s’arrêtent pas les efforts de ce groupe. Contrairement à la section française du Parti socialiste, des membres du cercle Alpha-Omega vont publier deux bulletins diffusés de façon éphémère entre 1909 et 1912 auxquels Arthur Maillard sera associé : Le Pourquoi Pas ? et La Lumière. Si la plupart des articles ne sont pas signés, on y trouve des contributions d’Eva Circé-Côté – sous le pseudonyme de Colombine –, de Marc Lassonde – sous le pseudonyme de Marc – et du militant anarchiste Albert Étienne. Dissous en 1912, le cercle est remplacé en 1914 par l’Université populaire. Se réunissant dans des locaux syndicaux sur le boulevard Saint-Laurent, celle-ci a une brève existence, n’organisant qu’une demi-douzaine de conférences avant de disparaître peu après le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Là encore, on remarque la présence

de militants socialistes et anarchistes : Conrad Lacombe, François Telat et Albert Étienne y prennent notamment la parole, tout comme Conrad Bercovici200 et Cesare Veglio201.

Alors que le PSC et le cercle Alpha-Omega semblent presque exclusivement composés d’hommes, une troisième organisation, la Ligue des dames pour l’instruction publique et obligatoire, est mise sur pied par les compagnes des militants de la section française du PSC. Parmi les membres les plus actives de la Ligue, on remarque Alphonsine Rodier202 – Mme Pierre Drolet –, Mathilde Prévost – Mme Salomon Larocque –, Delvina Courchesne – Mme Henri Mathurin – et Emma Dufresne – Mme Albert Saint-Martin. Si le groupe compte une vingtaine de femmes à ses débuts en 1910, il revendique près de 200 membres trois ans plus tard. En plus de faire un travail de propagande et d’intervenir auprès des autorités provinciales, la Ligue diffuse au mois de novembre 1911 un manifeste où la question de l’éducation est analysée dans une perspective matérialiste :

Les ouvriers ne doivent compter que sur eux-mêmes pour élever leur famille et préparer l’avenir de leurs enfants. Les ouvriers forment une masse nombreuse, mais ils n’ont pas dans notre pays l’influence et la force que devrait présenter pareille collectivité.

Les pouvoirs publics, les capitalistes, tous les gens qui s’engraissent et s’enrichissent des sueurs du pauvre monde ne s’occupent pas de nous. Il leur est indifférent que nous vivions dans l’ignorance et la sujétion, dans la gêne, dans la misère même, que nous habitions des maisons malsaines, des quartiers d’où l’hygiène est bannie. Il leur est indifférent que nous soyons exploités.

Les ouvriers sont pauvres, ils ont généralement de grosses familles et ils gagnent péniblement de petits salaires. Qu’importe, il leur faut payer pour tout, même pour l’eau, même pour l’école. Le salut de l’ouvrier est dans l’instruction de ses enfants. Il faut que leurs fils soient moins exploités que leurs pères et qu’ils soient mis en état de mieux gagner leur vie.

Le grand moyen de relèvement, c’est l’instruction gratuite et obligatoire. C’est-à-dire l’école à la portée de tout le monde, sans que l’on se fasse carotter pour les livres et pour les fournitures

200 Conrad Bercovici (1881-1961) est un romancier, dramaturge et musicien d’origine roumaine. Après un séjour à Paris où il participe aux activités de groupes anarchistes, Bercovici immigre avec sa femme à Montréal où il poursuit son engagement. Il quitte Montréal pour New-York où sa carrière prend son envol.

201 Il pourrait s’agir de Cesare Veglio, un anarchiste d’origine italienne arrêté à San Francisco en 1916 pour avoir diffusé un tract en compagnie de deux autres militants, dont l’un s’appelle Louis Aubert. Voir : « San Francisco would deport it’s anarchists », Press Democrat, 4 août 1916, p. 1.

202 Alphonsine Rodier est la sœur de Benjamin Rodier et l’épouse de Pierre Drolet, qui furent tous deux militants du Socialist Labor Party en 1899. La même année, Alphonsine Rodier fonde à Montréal l’Association des droits de la femme, « qui s’est donné pour mission d’étudier les questions sociales ». Cette « société » se prononce notamment en faveur du suffrage féminin et de la municipalisation du service d’électricité. Voir à ce sujet : « Nouvelles ouvrières », La Presse, 23 novembre 1899, p. 2.

scolaires. Quand on est ignorant et qu’on n’a pas la force de penser pour soi-même, on se fait mener et tondre comme des moutons.

Les métiers de peine et les petits salaires échoient à tous les malheureux qui n’ont pas d’instruction. Avec de l’instruction, un homme est plus fort pour faire son chemin, il peut espérer améliorer sa situation, il peut connaitre l’avantage du confort, la joie de vivre, la satisfaction d’être libre et de penser par soi-même. Ceux qui sont contre l’instruction gratuite et obligatoire ont intérêt à nous tenir dans l’ignorance.

Mères de famille qui aimez vos enfants, ne vous laissez pas aveugler par les préjugés, ralliez- vous à celles qui demandent de la lumière, de l’air, de la liberté pour les classes ouvrières. Aidez- nous à faire triompher la grande réforme des pauvres gens : l’instruction gratuite et obligatoire203.

Un tel intérêt s’explique aisément. Dans une société où l’enseignement est la chasse gardée des communautés religieuses, où la fréquentation scolaire demeure facultative après l’âge de 14 ans et où bien des familles sont contraintes d’envoyer leurs enfants sur le marché du travail pour assurer leur simple survie, l’éducation est l’un des marqueurs les plus flagrants de l’inégalité de classe. Ce qui est plus étonnant en revanche, c’est l’absence de référence à la condition féminine dans le manifeste de la Ligue. Sous-scolarisées, les jeunes filles ne reçoivent aucune formation générale dans les institutions catholiques une fois leur cours primaire terminé, hormis des cours de préparation au mariage et à l’économie familiale. La seule alternative pour les familles qui souhaitent offrir une éducation supérieure à leurs filles demeure la fréquentation des écoles protestantes. À l’initiative d’Eva Circé-Côté et de Gaétanne de Montreuil, le réseau des libres penseurs avait pourtant tenté de résoudre ce problème en mettant sur pied en 1908 un lycée pour filles dont l’enseignement laïc mettait à la fois l’emphase sur l’apprentissage des langues, de la sténographie, des arts et des sciences. Celui-ci disparaît au bout de deux ans, sans doute victime de difficultés financières et de l’opposition du clergé catholique, lequel met rapidement sur pied un collège pour jeunes filles pour faire contrepoids à l’influence du lycée « neutre »204.

L’éducation, clé de voute de l’émancipation des femmes ? Certains militants masculins l’affirment haut et fort, parfois au détriment d’autres revendications portées par des femmes. C’est notamment le cas du droit de vote, défendu par Mathilde Prévost205 mais tourné en ridicule par certains de ses camarades anarchistes : « Vouloir

203 « Appel aux ouvriers : faites instruire vos enfants pour qu’ils deviennent des hommes libres », Le Pays, 16 novembre 1912, p. 1.

204 Micheline Dumont, « Cent ans d’études supérieures pour les filles à Montréal », Le Devoir, 29 septembre 2008. Malgré ces contraintes, certains militants font le « choix » de promouvoir l’éducation de leurs filles. Pensons notamment à Albert Saint-Martin, dont la fille Berthe est la première femme diplômée de l’école de pharmacie de l’Université de Montréal en 1922. Voir à ce sujet : « Bachelière en pharmacie », La Presse, 29 mai 1922, p. 2.

205 Mathilde Prévost prend position sur l’enjeu du droit de vote pour les femmes dans une lettre ouverte publiée en 1908 dans le journal La Patrie. Nous avons reproduit cette lettre dans l’annexe B de notre thèse.

voter ? Aller au parlement ? Quand ce milieu est pourri, et son atmosphère si dangereusement empoisonnée. Allons donc! Braves canadiennes, aidez-nous plutôt à renverser l’idole du Parlementarisme, siège de tant de maux. (…) Ce qu’il faut à nos femmes ce ne sont pas des bulletins de vote, mais des livres, et encore des livres, des bibliothèques ; qu’elles fassent table rase de tous ces préjugés religieux, et la femme sera vraiment femme »206. Si le mouvement défend l’égalité salariale et l’accès à l’éducation pour toutes et tous, il faut attendre après la Première Guerre mondiale pour que d’autres enjeux féministes prennent une place déterminante au sein des groupes socialistes de langue française à Montréal.