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Plan de la thèse

Chapitre 1. Les militants socialistes et libertaires de langue française à Montréal, 1906-

1.3 Albert Saint-Martin et les transformations du champ politique ouvrier, 1904-

1.3.1 Vers l’action politique ouvrière

Un événement a sans doute joué un rôle important dans la formation politique d’Albert Saint-Martin et de ses camarades. Au mois d’octobre 1904, une délégation ouvrière française fait escale à Montréal après s’être rendue à Saint-Louis au Missouri pour assister à l’exposition universelle. Conduite par Albert Métin146, elle comprend plusieurs militants syndicaux actifs dans le mouvement coopératif, à la CGT, au Parti socialiste français et dans la fédération des bourses du travail147. Une assemblée publique est organisée le 14 octobre à la salle Saint-Joseph à laquelle assistent plus de 300 militants ouvriers. Un article du journal La Patrie nous donne un aperçu des discours prononcés à cette occasion :

Disons seulement qu’il [sic] ont été unanimes à condamner le régime du salariat actuel et qu’ils ont préconisé à sa place la coopération de production. Ils se sont également fortement prononcé en faveur de l’action politique qu’ils regardent comme l’unique moyen de conserver les conquêtes que nous faisons dans le domaine économique. Ils ont prêché l’organisation syndicale et ont déclaré que toutes les réformes que nous pourrions obtenir soit du patronat, soit des gouvernements, ne seraient jamais appliquées si les ouvriers ne se solidarisent pas fortement. Les discours de ces représentants du travail organisé ont soulevé de nombreux applaudissements. (…) Il a été question (…) de fonder à Montréal une bibliothèque et une école sociale qui seraient alimentées par la littérature que leur fourniraient les syndicats ouvriers français148.

Le journal La Presse souligne pour sa part que l’assemblée se termine « (…) par le chant de ‘’l’Internationale’’, chant des travailleurs français »149 dont les paroles furent distribuées aux personnes présentes dans la salle. Les militants ouvriers canadiens-français découvrent ainsi – peut-être pour la première fois – cet « hymne des unions ouvrières de France » qu’ils reprendront bientôt dans leurs activités150. Si l’on en croit le témoignage du

146 Homme politique influent sous la 3e République, Albert Métin (1871-1918) fut d’abord connu comme militant anarchiste. Au tournant du 20e siècle, il renonce à l’anarchisme pour passer au radicalisme. À partir de 1906, il amorce une carrière politique qui le mène à occuper divers postes, dont celui de ministre du Travail entre 1913 et 1916.

147 Parmi les membres de la délégation, on remarque la présence d’Henri Dugué, représentant de la Chambre syndicale des ouvriers métallurgistes du Hâvre ; Claude Gignoux, directeur de l’imprimerie coopérative La Laborieuse de Nimes ; Jules Malbranque, socialiste et coopérateur, directeur de la Bourse du travail d’Amiens et militant du Syndicat national des chemins de fer ; Auguste Manoury, avocat, coopérateur et membre de la direction nationale du Parti socialiste français ; et Henry Buisson, ouvrier-peintre parisien, fouriériste et coopérateur. Pour la liste complète, voir : « Délégués ouvriers de France », Le Canada, 13 octobre 1904, p. 4.

148 « Chronique ouvrière », La Patrie, 17 octobre 1904, p. 5. 149 « Nouvelles ouvrières », La Presse, 17 octobre 1904, p. 13.

150 « Lors de l’excursion du parti ouvrier à Saint-Hyacinthe, dimanche prochain, un puissant chœur chantera ‘’l’Internationale’’, l’hymne des unions ouvrières de France et qui a été laissé ici l’automne dernier lors de la visite parmi nous des délégués ouvriers français. Le refrain de cet hymne sera distribué aux excursionnistes afin de permettre à tous

syndicaliste Alfred Charpentier, cette rencontre a un impact déterminant sur l’auditoire : « Quelques-uns des chefs ouvriers d’alors qui restèrent influencés par les émancipateurs de la Confédération générale du travail, n’ont pas peu contribué à accroitre en certains milieux du travail organisé de Montréal, pour la décennie qui va suivre, les sentiments de méfiance religieuse et d’esprit des classes qui y couvaient déjà »151.

Dans la foulée de cette assemblée, Saint-Martin, jusqu’alors considéré comme un libéral indépendant152, se joint au Parti ouvrier dont il devient rapidement le secrétaire153. Créée en 1899, cette formation politique est alors en pleine réorganisation. Elle cherche à donner une voix à la classe ouvrière afin de faire contrepoids aux partis contrôlés par la bourgeoisie. Les deux premiers articles de sa constitution adoptée au mois de décembre 1904, sont très clairs à ce sujet :

1. Le but de ce parti est de combattre toute politique adverse aux intérêts des travailleurs et de la société et d’améliorer le système d’économie politique actuel par une politique d’économie sociale et coopérative conforme à l’intérêt général et au bien de tout le pays.

2. Pour cette fin, obtenir une juste représentation dans les gouvernement fédéral et provinciaux, ainsi que dans les conseil municipaux154.

Le programme politique du Parti ouvrier fait écho aux revendications portées par le mouvement syndical depuis la fin du 19e siècle. Élaborée en 1899, puis amendée en 1904 et 1911, cette plateforme contient une quarantaine de propositions qui reflètent les aspirations de la classe ouvrière montréalaise en matière de justice, d’éducation, de fiscalité, de démocratie et d’égalité sociale. Si les dirigeants du parti se montrent particulièrement cinglants dans leurs interventions face aux capitalistes et aux politiciens bourgeois, le Parti ouvrier reste une formation politique réformiste qui cherche avant tout à provoquer des changements par la voie législative. La structure du

de l’apprendre et de le chanter en cœur. ». « Nouvelles ouvrières », La Presse, 22 juin 1905, p. 11. Notons qu’Albert Saint- Martin fait partie des organisateurs de cette excursion.

151 Alfred Charpentier, « Le mouvement politique ouvrier de Montréal (1883-1929) ». Fernand Harvey, dir., Aspects

historiques du mouvement ouvrier au Québec, Montréal, Boréal express, 1973, p. 154-155.

152 Le terme de « libéral indépendant » est utilisé par les militants libéraux qui ne sont pas attachés à l’organisation du Parti libéral. Ainsi, Albert Saint-Martin intervient au mois de novembre 1904 en faveur de l’échevin Joseph-Thomas Marchand qui cherche à obtenir l’investiture libérale dans la circonscription Montréal no 1 – Sainte-Marie – contre le député libéral sortant, George-Albini Lacombe. Voir à ce sujet : « La division Sainte-Marie », La Presse, 11 novembre 1904, p. 8. 153 « Nouvelles ouvrières », La Presse, 21 décembre 1904, p. 9.

parti repose sur la formation de clubs ouvriers à l’échelle locale. Ses membres s’engagent à soutenir activement les candidatures qui reçoivent l’appui du parti.

Au mois de mars 1905, Saint-Martin se porte candidat dans la circonscription de Montréal no 2 – quartier Saint- Jacques – contre le premier ministre libéral Lomer Gouin dans une élection partielle. Dans ce district ouvrier majoritairement francophone, plus de 500 personnes sont présentes lors de son assemblée d’investiture, dont plusieurs représentants des syndicats internationaux de Montréal : « M. Saint-Martin explique le programme ouvrier, en appuyant sur les clauses demandant la nomination d’un ministre de l’Instruction publique, sur l’instruction gratuite et obligatoire et sur l’abolition du conseil législatif. Le candidat ouvrier a été très applaudi »155. Bien organisée et très dynamique, sa campagne obtient une excellente couverture dans la presse montréalaise même si de l’avis général, l’élection de Lomer Gouin semble assurée. Certains remettent toutefois en doute la légitimité de Saint-Martin à parler au nom des ouvriers. C’est notamment le cas du journal La

Presse pour qui la candidature de Saint-Martin n’est pas « ouvrière » mais « politique », « car elle n’a pas été

endossée par aucune association ouvrière »156. Même son de cloche dans Le Bulletin : « Ce candidat ne représente que lui-même, que son ambition incommensurable et celle d’un petit groupe de discourseurs qui se sont montés à quatre ou cinq en discutant sur la fameuse question sociale »157. Il est vrai que Saint-Martin n’est pas un ouvrier. Son adhésion aux principes défendus par le Parti ouvrier repose avant tout sur des assises intellectuelles plutôt que sur ses propres intérêts de classe. Malgré ces critiques, les résultats qu’il obtient sont encourageants : même si Lomer Gouin gagne l’élection avec 3240 votes, Saint-Martin fait bonne figure en obtenant 13% des suffrages exprimés, soit 504 votes.

Dans les mois qui suivent cette élection, Saint-Martin est de plus en plus sollicité. À ses conférences sur l’espéranto s’ajoutent maintenant des sujets plus politiques et philosophiques. S’il s’adresse régulièrement aux membres des clubs ouvriers montréalais, on le retrouve aussi à Saint-Hyacinthe et à Buckingham, deux villes où le Parti ouvrier cherche à développer ses activités. Saint-Martin acquiert une réputation enviable auprès de ses contemporains, celle d’un militant désintéressé, entièrement dévoué aux causes qu’il défend :

155 « Saint-Martin ouvre sa campagne électorale », La Presse, 31 mars 1905, p. 10. 156 « Dans Saint-Jacques », La Presse, 6 avril 1905, p. 8.

Dans ce siècle d’argent, où chacun ne cherche que son intérêt personnel, où les opinions se quotent [sic] à la Bourse, M. Saint-Martin constitue une noble exception. Actif, sobre, généreux, ne comptant pas lorsqu’il s’agit d’un principe, il est vraiment ce que l’on peut appeler un apôtre (…). [C’est un]propagateur constant, résolu, tenace, persistant. En face de la conviction de M. Saint-Martin on se sent ébranlé : les arguments qu’il vous présente sont soumis avec tant de chaleur, qu’il faut être convaincu ; on sent qu’il a raison, il faut le suivre158.

Scolarisé et parfaitement bilingue, Saint-Martin possède un capital culturel peu commun à cette époque, tout particulièrement dans les cercles ouvriers montréalais. Saint-Martin possède également un capital économique enviable. Son poste de sténographe au palais de justice lui procure des revenus qui s’élèvent, en 1901, à 1400$ par année159, soit trois fois plus que ceux d’un ouvrier d’une entreprise manufacturière160. Cette relative aisance financière permet à sa famille d’avoir à une « servante » à leur domicile, une jeune fille de 14 ans nommée Agde Théauret (Théoret).

Saint-Martin demeure alors avec sa femme Emma Dufresne et leurs deux enfants, Théode et Berthe sur la rue Saint-Christophe161. Entre 1904 et 1907, leur domicile familial sert régulièrement de lieu de rencontre pour toute une panoplie de clubs et d’associations politiques, culturelles et sportives. En juin 1904, le Klubo Progresso y inaugure une salle de réunion, bientôt rebaptisée « salle Espéranto ». On y donne des cours gratuits d’espéranto le mercredi soir. Un deuxième club, le Klubino Progresso, est également mis sur pied pour dispenser des cours aux plus jeunes : Théode et Berthe Saint-Martin le fréquentent assidument. L’Institut philotechnique canadien162 y tient des activités littéraires et théâtrales alors que le club de baseball Manhattan – dirigé par le militant syndical J. Foucher – s’en sert comme lieu de permanence. Cette salle héberge également entre 1904 et 1906 des réunions du comité central du Parti ouvrier, du club social-démocrate, du club ouvrier Bellamy et du club ouvrier Saint-Jacques auxquels Saint-Martin est associé. À n’en pas douter, Saint-Martin est alors au cœur des réseaux associatifs du quartier Sainte-Marie, mieux connu sous le nom de « Faubourg à m’lasse ». Comme le souligne l’historien Paul-André Linteau, ce quartier ouvrier a laissé une empreinte très forte dans l’imaginaire des

158 « M. Albert Saint-Martin », Le Passe-temps, 11 (262), 8 avril 1905, p. 3.

159 Projet d’indexation du Recensement de 1901. http://automatedgenealogy.com/census/ProofFrame.jsp?id=87749, consulté le 1er décembre 2019.

160 Ministère du travail du Canada, Les salaires et les heures de travail au Canada, 1900-1913.

http://publications.gc.ca/collections/collection_2014/bcp-pco/CP32-97-1915-5-fra.pdf, consulté le 6 décembre 2019. 161 Le couple, qui s’est marié en 1886, aura six enfants, mais seuls Théode et Berthe atteindront l’âge adulte.

162 L’Institut philotechnique est présidé par le médecin Edouard Glas et compte parmi ses membres plusieurs individus connus pour leur engagement dans les cercles de libres penseurs montréalais. Voir : « Institut philotechnique », La Presse, 5 décembre 1904, p. 11.

Montréalais avant d’être en bonne partie rasé au début des années 1960 pendant le vaste mouvement de rénovation urbaine qui transforme la ville :

Le nom Faubourg à m’lasse n’a jamais eu de connotation officielle. C’est une appellation familière apparue au cours du XIXe siècle et dont l’origine reste nébuleuse. La mélasse, un sirop moins coûteux que le sucre, était surtout consommée dans les milieux populaires et pouvait être associée à des familles peu fortunées. La proximité du port, où étaient déchargés les barils de mélasse, peut aussi expliquer ce nom. Dans l’imaginaire montréalais, le Faubourg à m’lasse devient l’archétype du quartier populaire canadien-français, à la fois rustre et coloré. Pour certains de ses habitants, le nom devient un élément identitaire d’une population vaillante et fière, pour d’autres, il est plutôt synonyme de mépris et de discrimination.

Au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, le Faubourg abrite surtout une population ouvrière francophone peu scolarisée et peu qualifiée, donc à faible revenu. On y trouve des débardeurs employés au port, des journaliers allant d’un chantier à l’autre au gré des contrats et des saisons, et de nombreux ouvriers d’usine. Plusieurs établissements industriels imposants se trouvent dans les environs, notamment la brasserie Molson, des usines de verre (Dominion Glass), de linoleum (Dominion Oil Cloth), de caoutchouc (Dominion Rubber) et d’autres encore. En outre, un bon nombre de petits établissements — imprimeries, ateliers d’usinage ou de réparation, manufactures modestes — sont disséminés sur le territoire163.