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Plan de la thèse

Chapitre 1. Les militants socialistes et libertaires de langue française à Montréal, 1906-

1.4 Portrait des militants de langue française avant la Première Guerre mondiale

1.4.3 La politique préfigurative

Ces militants se rejoignent aussi sur un autre terrain, celui de la politique préfigurative213, ce qui se traduit par la création de coopératives de travail et de consommation. Albert Saint-Martin est particulièrement actif sur ce front de lutte, publiant de nombreux articles qui font la promotion de la formule coopérative214. Au cours de l’année 1905, Saint-Martin délaisse provisoirement la profession de sténographe pour mettre sur pied avec d’autres militants socialistes une première coopérative dans le quartier Sainte-Marie, un magasin « (…) dont les membres devaient tous parler espéranto »215. Cette épicerie, qui achète et vend au comptant, est rapidement

210 « Les réunions socialistes au Marché Saint-Jacques », Le Devoir, 10 août 1910, p. 4. 211 « La cause Houde », Le Devoir, 2 août 1910, p. 4.

212 « Des citoyens s’y opposent », La Presse, 29 novembre 1910, p. 11.

213 Par politique préfigurative, nous entendons la volonté politique de construire dans la société actuelle celle de demain à travers des initiatives ou des formes d’engagement répondant de façon cohérente à un projet de transformation sociale, politique et économique.

214 A. Saint-Martin, « La coopérative », Le Nationaliste, 21 juillet 1907, p. 4 ; A. Saint-Martin, « La coopérative », Le

Nationaliste, 4 août 1907, p. 4 ; Albert Saint-Martin, « Le lait à 5 c. la pinte », Le Nationaliste, 13 octobre 1907, n.p.

215 George Nestler Tricoche, « La coopération au Canada », Revue des études coopératives, 24 (juillet-septembre 1927), p. 389-390.

minée par des problèmes de gestion qui entrainent sa disparition six mois à peine après son ouverture. Deux ans plus tard, Saint-Martin élabore un nouveau projet plus ambitieux. Située au 817, rue Notre-Dame Est entre les rues Plessis et Maisonneuve216, la coopérative Espéranto démarre ses activités en 1907. Selon Humphrey Michell :

(…) he bought an old mansion wherein a socialist colony was to be inaugurated. Five families agreed to live together on a communal basis, Kitchen, dining room, library and sitting rooms were common to all, and each family had bedrooms allotted to it. Food was provided for all, and each of the women of the colony was supposed to take turns in cooking, house-cleaning, etc. A back kitchen was transformed into a co-operative grocery for the general public, and all profits of the store, and all earnings of the men of the community were paid into the common fund217.

Le compte-rendu de la première assemblée générale annuelle de la coopérative permet de constater que le projet parvient à être rentable218. D’après le journal La Presse, la coopérative compte une vingtaine de membres et quelques employés. Toutefois, selon Michell, ces résultats encourageants furent de courte durée : « This strange community flourished, more or less, for about nine months and then ended in the inevitable dissensions and failure »219.

À la suite de la dissolution de la coopérative Espéranto, on retrouve Saint-Martin au cœur de plusieurs autres initiatives de même nature. La première à voir le jour est la coopérative Le Bon Pain en 1910, une boulangerie qui est en activité pendant environ un an sur la rue Sainte-Catherine220. Plus de la moitié des membres fondateurs de cette coopérative sont des militants socialistes ou des membres du cercle Alpha-Omega221, auxquels s’ajoutent des travailleurs et des travailleuses du commerce et de l’alimentation. L’année suivante, Saint-Martin met sur pied avec plusieurs autres militants un nouveau projet, La Kanado222. Cette coopérative de

216 La rue Maisonneuve en question a depuis changé de nom. Il s’agit aujourd’hui de la rue Alexande DeSève.

217 Humphrey Michell, « The Co-Operative Store in Canada », Queen’s Quarterly, 23, 3 (janvier-février-mars 1916), p. 336. 218 « Le fondateur de la Coopérative fit la lecture du premier rapport annuel finissant le 1er mai 1907, disant que l’actif était de $2,073 et le passif de $1,822, laissant un bénéfice net de $251, pour la première année. Ce rapport fut reçu au milieu de vigoureux applaudissements, et adopté d’emblée et des remerciements sont votés au dévoué fondateur, le camarade Albert Saint-Martin (…). L’assemblée s’ajourna par trois hourrahs pour la Coopérative ». « Nouvelles ouvrières », La Presse, 18 juin 1907, p. 5.

219 Michell, « The Co-Operative Store in Canada », p. 337.

220 AMM, Registre des syndicats coopératifs, 1906-1975, 108-02-01-20, dossier 7.

221 La coopérative Le Bon Pain vend des billets pour le « pique-nique international » organisé en août 1910 par le cercle Alpha-Omega. Voir : « Pique-nique international », Le Pays, 23 juillet 1910, p. 5.

colonisation, qui semble avoir eu des liens avec la coopérative Espéranto, fait l’achat de terres dans le comté de Labelle, non loin de Mont-Laurier : « on nous annonce une tentative d’établissement socialiste aux cantons Rochon, Campbell et Boyer. Le promoteur du mouvement serait un nommé Maillard, ancien résident de ces parages, flanqué du socialiste bien connu à Montréal, Albert St-Martin. Ces deux amis seraient allés visiter les cantons ci-haut, dans la perspective d’y faire fleurir le ‘’contrat social’’ »223. Plusieurs socialistes et anarchistes, majoritairement des immigrants européens, s’installent en milieu rural pour y faire de l’agriculture. Le projet va de l’avant jusqu’au début des années 1920 avant d’être transformé en compagnie privée. L’établissement de cette « colonie » dans la région des Laurentides a également d’autres retombées, comme la formation d’une section du Parti socialiste dans le village de Sainte-Agathe suite au passage d’Albert Saint-Martin dans la localité.

Dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, deux autres initiatives voient le jour : La Liberté en 1912 et le Montreal Socialist Council en 1914224. Ces projets visent à faire l’acquisition d’édifices pour la tenue d’activités sociopolitiques. Tous deux sont réalisés avec la participation de militants et de militantes révolutionnaires d’origines et de sensibilités politiques diverses. Ces efforts débouchent sur l’ouverture d’un local sur la rue Saint-Urbain en 1913 où se réunissent les militants du PSC, de l’IWW et de la Young Socialist Federation (YSF).

Les coopératives mises sur pied par Saint-Martin et son entourage permettent de constater l’étendue de son réseau militant et les liens étroits qui unissent ses membres avant 1914. Socialistes, anarchistes et libres penseurs collaborent ensemble sur une base régulière. Ce réseau s’est aussi construit à travers une série d’initiatives communes, tout particulièrement l’organisation des manifestations du 1er mai. D’autres événements viennent consolider cette solidarité, comme en témoigne la tenue de meetings de protestation contre l’exécution

223 « Dans notre région », Le Pionnier, 10 novembre 1910, p. 1. Maillard semble effectivement avoir déjà habité la région en 1909. Voir notamment : « L’émigration française au Canada et la circulaire Briand », Le Canada, 17 septembre 1909, p. 3.

224 En plus de ces projets, nous avons identifié trois autres coopératives mises sur pied par des militants socialistes entre 1910 et 1914 : la Société de fournitures ouvrières en 1910-1911, un magasin coopératif établi dans le quartier Hochelaga dont les membres fondateurs font partie du PSC, du cercle Alpha-Omega et du club ouvrier Maisonneuve ; la Maison du peuple, fondée en 1910 ; et la coopérative Le Travail, créée vers 1913. Nous avons très peu d’information sur ces projets, hormis la liste de leurs membres fondateurs conservée aux Archives municipales de Montréal dans le Registre des syndicats coopératifs. Au sujet de la Société de fournitures ouvrières, voir : « Nouvelles ouvrières », La Presse, 13 mars 1911, p. 3.

de Francisco Ferrer en 1909225 et de Shusui Kotoku en 1910226, mais aussi par la présence de Saint-Martin lors d’assemblées syndicales où se côtoient des travailleurs et des travailleuses d’origines diverses227. Jusqu’au déclanchement de la Première Guerre mondiale, Saint-Martin se trouve donc impliqué dans la plupart des campagnes de mobilisation mises de l’avant par les milieux progressistes montréalais, dont celles organisées aux côtés des sans-emploi pendant les récessions de 1909 et 1914228.