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Plan de la thèse

Chapitre 2. Les transformations du champ politique révolutionnaire : du syndicalisme industriel au

2.6 Portrait des militants du milieu communiste, 1919-

2.6.6 Lieux de vie, lieux militants

Par le croisement de différentes sources – rapports policiers, articles de journaux, correspondance, annuaires municipaux, registres publics –, nous sommes arrivés à identifier l’adresse de 39 individus présents dans notre échantillon. À défaut d’être exhaustif, ce relevé nous donne un aperçu des changements survenus dans l’implantation géographique des militants entre la période d’avant-guerre et les premières années de l’après- guerre.

D’entrée de jeu, on remarque un déplacement significatif de notre échantillon vers le nord de la ville. Avant 1914, environ 65% des militants habitent les quartiers Sainte-Marie et Saint-Jacques contre moins de la moitié entre 1919 et 1923. Un militant sur quatre habite désormais au nord de la rue Sherbrooke dans le même corridor, tout particulièrement dans les quartiers Villeray et Petite-Patrie. Les militants qui vivent dans la partie ouest de la ville sont dispersés dans divers secteurs, sans réel encrage géographique. Le même constat vaut également pour ceux qui demeurent en périphérie, que ce soit à Maisonneuve, Côte-des-Neiges ou Montréal-Sud. Nous faisons l’hypothèse que la proximité du lieu de travail et la possibilité d’améliorer ses conditions de vie par l’accès à la propriété ou à des logements plus spacieux compte pour beaucoup dans le choix du domicile, davantage que la proximité des lieux de la vie militante.

511 Ces deux garçons s’appellent Zola et Hugo Ferrer Marcelin. Nous reviendrons sur leur itinéraire politique dans notre prochain chapitre.

Entre 1919 et 1923, l’activité des militants révolutionnaires de langue française se déroule presqu’exclusivement au centre-ville de Montréal. Après avoir occupé un local à la salle des Métiers de la construction, la très grande majorité des assemblées du PS-C ont lieu au Temple du travail sur la rue Saint-Dominique. Pour sa part, l’ASEO se réunit d’abord à la salle Lavoie avant de passer à la salle des Voyageurs de commerce, située au 149, rue Berri. Les deux groupes tiennent aussi des réunions au Labor College sur la rue Jeanne-Mance où Saint-Martin enseigne des cours de français et « d’économie domestique »512. Lorsque la température le permet et que le nombre de participants le justifie, les militants communistes organisent des rassemblements au Champ de Mars, derrière l’Hôtel de ville de Montréal, et dans des salles de concert située à proximité. Hormis les assemblées convoquées par la One Big Union dans les quartiers Saint-Henri et Rosemont, les militants révolutionnaires s’aventurent rarement à l’extérieur du centre-ville de Montréal.

Au mois d’octobre 1922, le PS-C tente de s’implanter plus à l’est en tenant une série d’assemblées publiques à la salle Gareau, située au 243, rue Maisonneuve au coin de la rue Sainte-Catherine513. L’endroit héberge également l’Union nationale des ouvriers en chaussure, un syndicat catholique affilié à la CTCC. D’après la GRC, ces rencontres attirent un public très restreint : à peine une soixantaine de personnes assistent à ces rencontres où Saint-Martin prononce des conférences sur l’histoire du mouvement ouvrier et sur la révolution mexicaine. Du côté de la police, on prédit l’échec de cette initiative car contrairement à la population ouvrière du centre-ville, « (…) the people in the East End are not radically inclined »514.

Sortir du centre-ville s’avère effectivement une tâche très ardue. Les autorités locales s’inquiètent de l’arrivée des communistes dans leur secteur. Un échevin du quartier décide de prendre les grands moyens pour faire cesser leurs activités. À sa demande, deux détectives de la police municipale procèdent à l’arrestation d’Albert Saint-Martin alors que celui-ci harangue les passants tout près de la salle Gareau. L’événement est rapporté dans le journal Le Peuple par Albert-Ernest Forget :

512 « Des conférences en économie domestique seront données au Montreal Labor College, 70 rue Jeanne-Mance, par Albert Saint-Martin le mercredi à 8:30 p.m., à partir du 1er novembre. Série de 12 conférences $1,50. Chaque conférence, 15 c. ». La Presse, 28 octobre 1922, p. 44.

513 La rue Maisonneuve porte aujourd’hui le nom de rue Alexandre-DeSève.

514 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 3, French Socialist Communist Party, 18 octobre 1922, p. 129.

Dimanche dernier, à 8 heures du soir, les socialistes de Montréal comme ils le font depuis très longtemps et comme le font d’ailleurs constamment d’autres organisations, parlaient en plein air, coin Maisonneuve et Ste-Catherine et engageaient les passants à se rendre à une assemblée tenue non loin de là. Il ne s’agissait pas d’une assemblée publique en plein air, mais d’un appel, seul moyen dont disposent les humbles pour se faire entendre. (…) Les Socialistes continueront à parler en public. C’est leur seul moyen de se faire connaître du peuple auquel on a tant de fois menti, peut-être par votre bouche M. l’échevin, mais certainement par la presse servile, à la solde du Patronat toujours prête à toutes les bassesses du moment qu’elle y trouve son avantage515.

Ces conférences prennent fin abruptement le 19 novembre 1922. Ce soir-là, accompagné par trois autres militants, Albert Saint-Martin « (…) proceeded to Maisonneuve (…) where they intended to hold a meeting in the Garrow [sic] Hall. Upon arrival there however, they found the door locked against them and they were informed by the landlord that the hall was no longer available to them as they wanted no Bolshevism in that Locality »516. Il faudra attendre la fin des années 1920 avant que Saint-Martin et ses camarades puissent s’implanter de manière durable dans les quartiers situés à l’est du centre-ville.

Les salles choisies par les militants communistes pour la tenue de leurs activités ont un point en commun : chacune d’elle héberge également des syndicats ou des organisations ouvrières. Ces lieux sont donc fréquentés quotidiennement par des travailleurs, le « public cible » du milieu communiste. Situé à proximité des principales artères commerciales de la métropole, le Temple du travail est également proche du refuge Meurling qui offre chaque jour de l’hébergement et des repas à des centaines de sans-travail célibataires ou veufs. Considérant l’importance que la mobilisation des chômeurs revêt pour le groupe communiste dirigé par Saint-Martin, on comprend mieux l’intérêt de tenir des assemblées à cet endroit.

2.7 Conclusion

Les premières années d’après-guerre sont déterminantes dans l’itinéraire politique des militants communistes. Cette courte période reste marquée par une extrême volatilité organisationnelle. Les alliances nouées pendant

515 Marcel Jaures, « O liberté! », Le Peuple, 7 octobre 1922, p. 1.

516 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 3, French Socialist Communist Party, 20 novembre 1922, p. 136.

la crise de la conscription et la révolte ouvrière sont, dans bien des cas, circonstancielles. Nées de la contestation face à la guerre et au conservatisme des directions syndicales, elles résistent difficilement aux nouveaux enjeux qui se posent après 1921. L’échec – relatif – du mouvement de grève générale de 1919-1920 porte un dur coup aux certitudes des militants nouvellement acquis aux thèses du syndicalisme industriel. Ceux- ci retournent vers une stratégie fondamentalement « politique » s’inspirant librement du modèle d’organisation proposé par les bolchéviques.

Pour beaucoup de militants canadiens-français comme Albert Saint-Martin, le « sens de Moscou » s’avère difficile à suivre. L’adhésion au Komintern a un prix : retourner militer dans les syndicats réformistes et se soumettre à la discipline d’un parti – le PCC – dont la culture politique leur est étrangère. En se plaçant « en dehors » du cadre qui est en train de s’imposer au Canada, ces militants doivent aussi imaginer de nouveaux modes d’intervention pour conserver leur place au sein du champ politique révolutionnaire. Ces lignes de démarcation apparaissent nettement à partir de 1922. Elles continuent de s’accentuer entre 1924 et 1935, alors que de nouveaux groupes portés par les militants communistes libertaires émergent à Montréal.

Chapitre 3. Un mouvement à la croisée des