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Plan de la thèse

Chapitre 3. Un mouvement à la croisée des chemins, 1924-

3.2 L’Association révolutionnaire Spartakus et l’Université ouvrière, 1924-

3.2.8 Portrait du milieu communiste montréalais, 1924-

Le milieu communiste reste divisé entre 1924 et 1930. Afin de circonscrire nos recherches, nous avons tenté d’identifier les militants présents dans l’entourage d’Albert Saint-Martin au cours de cette période. Par le croisement de différentes sources, nous sommes parvenus à repérer 58 individus ayant joué un rôle significatif au sein de l’ARS, de l’UO, de l’Association des ouvriers sans-travail, de la section française de l’OBU et de la coopérative Canada Taxicab mise sur pied par Joseph Saint-André.

Une fois de plus, cet échantillon est très majoritairement masculin. À peine trois femmes sont mentionnées dans les sources que nous avons consultées, soit Carmen Gonzales, Alice Rose – l’épouse de Joseph-Émile Godin – et une certaine Mme Barbeau, laquelle préside une assemblée de l’Université ouvrière en 1927. Si nous savons très peu de choses au sujet de cette militante, le rôle qu’elle occupe revêt une importance particulière. La fonction de président ou de présidente est au cœur du rituel qui accompagne les assemblées communistes. La personne affectée à ce poste est nommée à chaque début de rencontre. Elle a le pouvoir d’orienter les débats, d’accorder ou de refuser un temps de parole aux participants et de maintenir l’ordre dans les discussions. Pour la première fois, une source vient confirmer que cette responsabilité est confiée à une femme, une pratique qui devient de plus en plus fréquente au cours des années 1930.

Il est possible que d’autres femmes aient été impliquées dans les activités de l’Université ouvrière entre 1925 et 1930. Tout comme ce fut le cas dans les périodes antérieures, la participation des femmes est encouragée et rapportée dans les comptes rendus des assemblées. La présence d’Alice Rose aux côtés de son mari nous incite à penser que d’autres conjointes de militants ont sans doute été actives à un degré ou un autre, tout particulièrement celles qui s’affichent comme libre-penseuses. C’est le cas d’Yvonne Colin, qui vit à cette époque en union libre avec le militant communiste Wenceslas Bélanger, alias Lénine. Cinq ans avant leur mariage en 1932 à l’église anglicane Saint-Rédempteur, le couple enregistre la naissance de leur premier enfant au « registre des athées » de l’Hôtel de ville de Montréal. La marraine de leur deuxième enfant, Bernadette Lebrun, est la première femme à devenir membre de la section française du PCC au début des années 1930614. N’ayant trouvé aucune mention de la présence d’Yvonne Colin ou de Bernadette Lebrun dans les activités publiques

614 Bernadette Lebrun est également la femme du militant de l’ARS, puis du PCC Léo Lebrun. Fait à noter, la sœur d’Yvonne Colin, Émilienne, se marrie en 1941 avec un autre militant de l’UO, puis du PCC, Willie Fortin. Wenceslas Bélanger lui sert de témoin lors de la cérémonie.

organisées entre 1924 et 1930, nous avons choisi de ne pas les inclure dans notre échantillon. Néanmoins, il est indéniable qu’elles appartiennent au même milieu politique que leurs conjoints respectifs, ce qui mérite d’être souligné.

Migrations

Nous constatons que la présence des immigrants dans ce milieu est restée stable entre 1924 et 1930. Nos recherches nous ont permis d’identifier 11 individus nés à l’étranger. Plus de la moitié d’entre eux sont actifs depuis plusieurs années dans les mouvements de gauche615. Pour la première fois, les immigrants français ne constituent plus la majorité de ce sous-groupe, hormis chez les anarchistes qui gravitent autour de l’Université ouvrière. À l’exception de Willie Fortin qui occupera d’importantes fonctions au sein du PCC et du mouvement syndical, les autres individus ne seront que de passage dans ce milieu militant616.

Dans ses articles consacrés à l’Université ouvrière, Paul Cazeau remarque dans l’auditoire la présence « d’habitants » arrivés depuis peu en ville. Ce sous-groupe est effectivement très bien représenté dans notre échantillon, tout particulièrement les militants provenant du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie ou des régions rurales situées à proximité de Montréal. La plupart d’entre eux s’établissent dans la métropole à l’adolescence ou au début de l’âge adulte pour y trouver de l’emploi. Peu éduqués, sans réelle formation technique ou connaissance pratique de la langue anglaise, ils se retrouvent souvent dans les couches les plus exploitées de la classe ouvrière montréalaise. Cette réalité est décrite par Willie Fortin, lui-même né aux États-Unis617 mais dont la famille provient de la région de Montmagny :

Je suis né en 1908 à Providence, Rhode Island. En ce temps-là, l'ouvrage était rare et ma famille avait émigré aux États-Unis pour trouver du travail dans les filatures de laine. Après ma naissance,

615 Paul Faure, France ; Carmen Gonzales, Antilles ; Torzo Boschi, Italie ; Alexandre Cincinat, Roumanie ; Gustave Scoupe, France ; Joseph Rolle, Italie ; Joseph Bonnefoy, États-Unis.

616 Il s’agit de José Benito Ortun Moreno, dit José d’Ortun, Pays Basque espagnol ; Ernest Gislard, France ; Benjamin Valinsky, Russie.

617 Dans le cas de Fortin, Franco-Américain, la présence de l’Université ouvrière dans le quartier Saint-Jacques est sans doute un facteur déterminant dans son intégration. Le quartier Saint-Jacques est l’un des principaux lieux montréalais où les rapatriés franco-américains vont s’installer. Voir : Martine Rodrigue, « Les Franco-Américains à Montréal en 1901 : un regard sur le retour au pays », Francophonies d’Amérique, 9 (1999), p. 107–115.

mes parents sont revenus au Canada mais nous avons dû retourner aux États-Unis en 1917, quand mon père a été rappelé pour faire son service militaire.

Ma famille était pauvre, père journalier, mère obligée de travailler pour aider à boucler le budget. Être journalier, ça signifiait travailler dans des conditions pénibles pour des salaires de famine, vivre constamment au jour le jour, déménager d'année en année pour trouver mieux et moins cher. Je me souviens de mes oncles saisis, de leur ménage vendu à l'encan, parce qu'ils ne pouvaient plus payer le loyer...

Une fois retournés aux États-Unis, mon père a été déclaré inapte au service militaire, alors il a trouvé un emploi. Peu après, il est décédé de la grippe espagnole, à 33 ans, sans personne pour s'occuper de lui. Ma mère a donc dû continuer à travailler. Moi, je gardais les plus jeunes ; c'était difficile pour moi d'aller à l'école, d'autant plus que je ne parlais pas l'anglais.

Finalement, nous sommes revenus au Canada. Ma mère ne gagnait pas assez pour prendre un logement, alors elle vivait en chambre. Moi, je me débrouillais : je livrais les commandes pour mon oncle qui tenait une petite épicerie. Puis, j'ai demeuré au Patronage St-Vincent-de-Paul, qui s'occupait de nous trouver du travail. J'ai travaillé un peu partout, dans une manufacture de boîtes de cigares, chez Benson & Hedges, dans une manufacture de chapeaux, dans des épiceries... toujours un milieu qui vous porte à réfléchir, à penser... Je gagnais 4.50$ par semaine et ma mère devait me donner 0.25$ pour que je parvienne à payer ma pension618.

L’Université ouvrière offre un milieu favorable à l’éclosion de nouvelles solidarités pour ces travailleurs récemment implantés à Montréal. Pour la plupart isolés, ces derniers découvrent un lieu de sociabilité favorisant l’acquisition de connaissances intellectuelles, où leur parole est écoutée et leur expérience, valorisée. Ceux qui s’intéressent à la composition des assemblées témoignent du fait que les pauvres et les sans-travail s’y rendent en grand nombre pour profiter d’activités offertes à un prix modique, ce qui leur permet de passer un après-midi au chaud dans la froideur de l’hiver.

Structure occupationnelle

Ce n’est pas un hasard si les rencontres de l’Université ouvrière ont lieu tous les dimanches après-midi. Au début du 20e siècle, il s’agit de la seule journée de repos hebdomadaire pour la plupart des ouvriers montréalais, lesquels travaillent en moyenne 60 heures par semaine et ne disposent que de deux jours fériés par année. En regardant de plus près la structure occupationnelle du milieu communiste, nous constatons que c’est sans doute le seul moment où peuvent se réunir la majorité des militants. Même si l’on compte plusieurs représentants des

618 Un témoin de la crise [Willie Fortin], « Durant les années ’30, la faim faisait mûrir le climat politique », Vie Ouvrière, 33, 170 (mai-juin 1983), p. 4.

professions libérales issus principalement du milieu juridique, les travailleurs manuels et les ouvriers d’usine forment le socle sur lequel s’appuient les groupes animés par Albert Saint-Martin. Les militants travaillant dans les secteurs de la construction, du vêtement et du cuir, de la métallurgie et les travailleurs à statut précaire – comme les journaliers et les débardeurs – composent près de la moitié de notre échantillon.

Tableau 3 Métiers (1924-1930)

Tout comme ce fut le cas avant la Première Guerre mondiale, la forte présence de travailleurs de l’alimentation et du commerce s’explique en partie par l’ouverture des comptoirs Spartakus entre 1924 et 1927. La même situation prévaut dans le secteur du transport : ce sous-groupe est composé principalement de chauffeurs et d’employés de garage qui se sont joints à la coopérative Canada Taxicab fondée en 1925 par Joseph Saint- André, lui-même chauffeur. La coopérative compte aussi parmi ses membres plusieurs militants de l’ARS ou de l’OBU qui ne travaillent pas dans ce secteur, dont le sténographe Albert Saint-Martin, le tailleur de cuir Joseph Campbell, le forgeron aux ateliers du CNR Télesphore Galarneau, le peintre J.A. Langlois et le couturier Charles Monette619. Tout porte à croire que leur appui à ce projet s’inscrit dans une démarche politique, cohérente avec les visées de l’ARS, laquelle cherche à développer l’autonomie ouvrière à travers des projets concrets, préfigurant une société où la propriété privée serait abolie. Rien ne nous indique que cette coopérative fut réellement en opération. L’un de ses membres, le garagiste d’origine basque José Benito Ortun Moreno, dit

619 Voir à ce sujet : AMM, Registre des syndicats coopératifs, 1906-1975, 108-02-01-20, dossier 110. 0 2 4 6 8 10 12

Tableau 3

Métiers (1924-1930)

Joseph d’Ortun, fonde lui-même une autre entreprise l’année suivante, ce qui pourrait laisser penser que Canada Taxicab soit restée à une étape embryonnaire de son développement.

Malgré sa forte dimension ouvrière, le milieu communiste libertaire est loin d’être aussi homogène que la section française du PCC. Un rapport produit par la GRC au mois de novembre 1924 indique que ce groupe compte entre 30 et 35 membres, dont environ 25 ouvriers. Huit d’entre eux travaillent dans les ateliers ferroviaires du CNR et du CPR où ils occupent divers métiers. Rédigé au mois d’août 1930, un second rapport établit que la section française du PCC compte 39 membres, dont plusieurs sans-emploi ne payant aucune cotisation. En croisant les informations colligées par la GRC avec celles de l’annuaire Lovell, des journaux numérisés par la BANQ et de notre propre base de données, nous sommes arrivés à établir l’occupation de 19 d’entre eux. De ce nombre, 16 sont des ouvriers manuels ou travaillant en usine. On ne compte que trois travailleurs du secteur du commerce et de la restauration dont le secrétaire de la section française, Cléophas [Elphège] Paquette, lequel est alors employé comme inspecteur par la compagnie Willis & Co., spécialisée dans la fabrication de pianos.

L’analyse de ces deux listes de membres nous permet aussi de mieux comprendre les difficultés rencontrées par le PCC auprès des francophones. Des 24 militants identifiés par la GRC en 1924, seulement 4 se retrouvent dans la seconde liste produite en 1930. Malgré l’arrivée de nouveaux militants, le PCC doit se résoudre à l’évidence : jusqu’à présent, seuls les ralliements successifs de membres du PS-C, de l’ASEO, de l’ARS et de l’UO lui ont permis de se développer dans les milieux francophones. En analysant la liste des membres du « French Group » produite par la GRC au mois d’août 1930, on constate que plus du tiers d’entre eux - 15 sur 39 - ont milité dans l’une ou l’autre de ces quatre organisations620. Plus fondamentalement, presque tous les militants francophones les plus actifs entre 1924 et 1930 – pensons à Évariste Dubé, Edmond Simard ou encore Henri Bélec – ont entamé leur « carrière » aux côtés d’Albert Saint-Martin. À l’inverse, le milieu communiste libertaire continue d’exercer un pouvoir d’attraction pour les militants exclus du PCC ou déçus par son action. Loin d’être hégémonique, le PCC doit donc composer avec la présence d’un autre groupe communiste dissident qui refuse son leadership et dont l’audience auprès des Canadiens français est non-négligeable.

620 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada – French Branch, Supp. 1, Vol. 8, 12 août 1930, p. 19.

Structure générationnelle

Nous sommes parvenus à déterminer l’année de naissance de 37 des 58 individus compris dans notre échantillon. À défaut d’être exhaustif, ce relevé nous donne de précieux indices sur les dynamiques à l’œuvre dans ce milieu. D’entrée de jeu, on remarque un certain déséquilibre entre les différentes cohortes. Comme le montre le graphique suivant, on assiste à un renouvellement du milieu militant, même si la cohorte la plus jeune reste largement sous-représentée dans notre échantillon.

Tableau 4 Année de naissance des militants (1924-1930)

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation. Les sources que nous avons consultées ne rapportent généralement que les noms des militants ayant joué un rôle important au sein des mouvements révolutionnaires. Toutefois, ces fonctions sont rarement occupées par des individus âgés de moins de 25 ans. Tout comme nous pouvons l’observer pour les femmes, il est possible que cela se traduise par une invisibilisation de la présence des militants les plus jeunes.

D’autres facteurs, plus fondamentaux, doivent toutefois être pris en considération. Dans une étude sur l’évolution des premiers mariages au Canada, le démographe Jean Dumas démontre que le taux de nuptialité fluctue tout

0 2 4 6 8 10 12 14 16 Avant 1870 1870-1879 1880-1889 1890-1899 Après 1900

Tableau 4

Année de naissance des militants (1924-1930)

au long du 20e siècle en lien avec le contexte socio-économique621. Des événements marquants – guerres mondiales, crise économique, etc. – ont un impact sur les attitudes et les mentalités face au mariage. Au début des années 1920, le taux de nuptialité chez les hommes atteint son sommet entre l’âge de 23 et de 25 ans. Cette période, généralement suivie par la naissance d’un premier enfant, n’est certainement pas la plus propice pour s’engager dans la vie militante, encore moins pour y occuper des fonctions importantes susceptibles d’être remarquées.

Voilà peut-être une raison expliquant pourquoi l’âge médian des militants présents dans notre échantillon 1925 est de 37 ans. L’itinéraire d’Alice Rose, née en 1888, et de son mari Joseph-Émile Godin, né en 1889, nous permettent de mieux comprendre le chemin parcouru par les militants de cette tranche d’âge. Alice Rose et Joseph-Émile Godin sont originaires de Sainte-Geneviève-de-Pierrefonds où ils se sont mariés en 1908. Le couple a six enfants, dont trois vont décéder avant l’âge d’un an. Libre penseurs et adeptes du spiritisme622, Alice et Joseph-Émile prennent la décision de faire incinérer le corps de leur fille Margaret lors de son décès en 1928 à l’âge de 17 ans, une pratique encore peu répandue au Québec623. Joseph-Émile Godin occupe alors le métier de voyageur de commerce, profession qu’il conserve jusqu’à ce que la crise économique bouleverse le quotidien de sa famille.

Après son arrivée à Montréal624, Joseph-Émile Godin participe aux activités de l’ASEO, puis du PS-C avant d’adhérer au PCC-WP où il cherche à mettre sur pied une école communiste destinée aux enfants des militants francophones. Il quitte ce groupe en 1924 pour rejoindre l’ARS. Très actif à l’UO, Joseph-Émile Godin devient rapidement l’un des piliers de ce groupe en compagnie de ses frères Charles et Abel, lequel est également impliqué dans la section française de l’OBU.

621 Jean Dumas, « L’évolution des premiers mariages au Canada », Cahiers québécois de démographie, 16, 2 (1987), 237– 265.

622 Le spiritisme est une doctrine philosophique prétendant que les vivants peuvent communiquer avec l’esprit des morts. 623 « Décès », La Presse, 26 juin 1928, p. 27.

624 D’après le recensement de 1911, le couple réside à Sainte-Geneviève en compagnie de leurs deux enfants au même domicile que les parents de Godin. Alice Rose et Joseph-Émile Godin demeurent en 1921 à Montréal sur la rue Drolet, entre les rues Rachel et Marianne.