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Plan de la thèse

Chapitre 3. Un mouvement à la croisée des chemins, 1924-

3.2 L’Association révolutionnaire Spartakus et l’Université ouvrière, 1924-

3.2.2 Le développement de contre-institutions

Dans l’esprit de Saint-Martin, l’un des objectifs de l’ARS doit être le développement d’une communauté de militants révolutionnaires qui mettent en commun leurs ressources afin de construire dans la société actuelle celle de demain, inscrivant le groupe dans une dynamique caractéristique des mouvements libertaires. Cela passe par l’établissement de contre-institutions545, une tâche à laquelle les membres du groupe vont consacrer une bonne partie de leurs énergies. L’ARS commence par louer un immeuble situé au 275, boulevard Saint- Laurent qu’elle transforme en maison de chambres dont l’usage reste incertain546. Surnommée Spartakus 2, sa gestion administrative est confiée à une militante du groupe. Entre 1925 et 1927, l’ARS ouvre quatre autres locaux dans les quartiers ouvriers du centre-ville, dont trois épiceries : Spartakus 5, située au 4, Place-du- Marché, Spartakus 7, au 560, rue de Lagauchetière et Spartakus 9, au 1364, rue Sainte-Catherine Est. Au mois de février 1927 s’ajoute Spartakus 10, une « salle d’amusement » dont l’adresse n’est pas spécifiée mais qui pourrait être celle utilisée par l’Université ouvrière.

À priori, il semble que Saint-Martin renoue avec ses pratiques d’avant-guerre. La forme juridique de ces entreprises est toutefois fort différente des coopératives fondées par les socialistes avant 1914. En effet, les raisons sociales sous lesquelles opèrent les différents comptoirs Spartakus appartiennent officiellement à des individus qui en délèguent la gestion complète à Albert Saint-Martin par le biais d’actes notariés547. Dans la convention établie entre Honorius Bédard, épicier, et Albert Saint-Martin, sténographe officiel, les termes de cette entente sont spécifiés :

545 Par contre-institutions, nous entendons les institutions alternatives que le mouvement ouvrier révolutionnaire met en place dans sa lutte contre l’ordre établi et ses institutions. Ces contre-instituions s’inscrivent dans une dynamique de contre- pouvoir. Voir à ce sujet : Valentin Schaepelynck, L’institution renversée. Folie, analyse institutionnelle et champ social, Paris, Éditions Eterotopia, 2018.

546 La police soupçonne que l’immeuble sert de « blind pig » (bar clandestin).

547 BANQ-M, Greffe du notaire Alfred Zénon Graton, Procuration par « Spartakus 2 » à Albert Saint-Martin pardevant Mtre Alfred Zénon Graton, 5308, 13 mai 1924 ; Procuration par Albert Pilon faisant affaires sous la raison sociale de « Spartakus 5 » à Albert Saint-Martin pardevant Mtre Alfred Zénon Graton, 5427, 6 février 1925 ; Procuration par Honorius Bédard comme faisant affaires sous la raison sociale de « Spartakus 7 » à Albert Saint-Martin pardevant Mtre Alfred Zénon Graton, 5540, 30 décembre 1925 ; Procuration par Henri Campbell comme faisant affaires sous la raison sociale de « Spartakus 9 » à Albert Saint-Martin pardevant Mtre Alfred Zénon Graton, 5617, 9 juin 1926 ; Procuration par Georges Bilodeau comme faisant affaires sous la raison sociale de « Spartakus 10 » à Albert Saint-Martin pardevant Mtre Alfred Zénon Graton, 5697, 23 février 1927.

Ledit H. Bédard déclare avoir accepté de faire seul le commerce d’épicerie à Montréal sous ladite raison sociale de : « Spartakus 7 » aux seules fins d’en faire bénéficier la classe ouvrière en général et spécialement aux fins de favoriser l’organisation ou le développement du mouvement Spartakiste. (…) Les dits H. Bédard et A. Saint Martin déclarent tous deux que ledit commerce d’épicerie et partant les biens et bénéfices réalisés et à être réalisés de ladite raison sociale ne seront pas pour les profits, bénéfices et avantages personnels mais seront exclusivement pour les profits, bénéfices et avantages de la classe ouvrière548.

En se réservant le droit de mettre un terme unilatéralement aux activités des comptoirs Spartakus549, Saint- Martin s’assure de garder le contrôle sur ces projets. Fidèle à ses habitudes, celui-ci a sans doute investi ses propres fonds personnels dans cette initiative. On peut toutefois se questionner sur les motifs qui le poussent à agir ainsi, d’autant plus que cette pratique entre en contradiction avec les objectifs du mouvement Spartakus, lequel cherche à développer l’autonomie de la classe ouvrière et à abolir la propriété privée. Bien au fait des dispositions du droit civil, Saint-Martin souhaite sans doute protéger les administrateurs contre d’éventuelles poursuites judiciaires pour défaut de paiement et pour dettes.

Si nous savons peu de choses sur le fonctionnement des comptoirs Spartakus, un entrefilet du journal La Presse nous permet néanmoins de mesurer leur visibilité à l’échelle des quartiers :

Les communistes ont, dit-on, établi à Montréal plusieurs postes de distribution où ils vendent des épiceries. Sur ces postes, ils ont placé des annonces. Une de ces affiches, placée dans l’est de la ville, se lisait comme suit : « Procédons à la confiscation, tout pouvoir aux travailleurs ». Or, la police est allée, hier, enlever cette enseigne. M. Albert Saint-Martin s’est rendu ce matin aux quartiers généraux de la police afin de s’informer pourquoi l’on a ainsi enlevé l’affiche sans avoir au préalable averti les intéressés550.

En plus de jouer un rôle économique préfiguratif, les comptoirs Spartakus servent aussi à diffuser les mots d’ordre et la propagande de l’ARS. Comme nous allons le voir, l’engagement des militants du groupe ne se

548 Déclaration & convention entre Honorius Bédard faisant affaires sous la raison sociale de : ‘’Spartakus 7’’ et Albert Saint- Martin devant le notaire Alfred Zénon Graton, 5541, 30 décembre 1925.

549 Ibid.

limite pas à ce champ d’activité. Il s’accompagne d’une insertion dans le mouvement syndical et dans la défense des sans-travail.