• Aucun résultat trouvé

Plan de la thèse

Chapitre 2. Les transformations du champ politique révolutionnaire : du syndicalisme industriel au

2.6 Portrait des militants du milieu communiste, 1919-

2.6.1 Un fossé générationnel ?

Dans ce milieu presqu’exclusivement masculin481, à peine un militant sur cinq a un engagement politique connu avant 1914. Cela confirme le renouvellement de ce milieu politique, en lien avec les ruptures provoquées par la guerre et la révolution russe. Si quelques-uns se sont radicalisés pendant la crise de la conscription – pensons à L-N-G Pagé, Gaston Pilon ou Napoléon Ménard – la grande majorité d’entre eux amorcent leur « carrière » de militants révolutionnaires après 1918. Cela se reflète sur l’âge médian de ces deux cohortes en 1919 : 43 ans pour celle d’avant-guerre contre 34 ans pour la cohorte d’après-guerre. Né en 1865, Saint-Martin fait figure de vétéran : 33 ans le séparent des militants les plus jeunes, nés en 1898. Cet écart générationnel aura des conséquences importantes sur la stabilité des groupes animés par Saint-Martin entre 1924 et 1934.

La cohorte d’après-guerre ne constitue pas une génération homogène. Une douzaine d’individus ont combattu dans l’armée canadienne ou l’armée française. D’autres ont plutôt cherché à éviter le service militaire en s’exilant au Canada, comme le militant anarchiste d’origine italienne Joseph Rolle. Le prestige entourant la révolution russe a certainement joué un rôle important dans la « conversion » de plusieurs militants, dont certains plus âgés.

L’itinéraire d’Amédée Jasmin montre bien l’attrait exercé par la révolution russe. Né à Saint-Laurent en 1881, Jasmin s’établit en 1906 à Terrebonne où il exerce la profession de notaire. Avant la Première Guerre mondiale, Jasmin fréquente les cercles littéraires d’avant-garde montréalais482. S’il voue une grande admiration à Jean Jaurès, Jasmin ne semble jouer aucun rôle actif dans le milieu socialiste. En janvier 1917, Jasmin fonde le journal L’Écho de Terrebonne, dans lequel il défend ses idées sociales et politiques tout en s’intéressant à l’actualité internationale. Alors que la guerre fait rage en Europe, la révolution de février en Russie apporte à Jasmin une lueur d’espoir :

481 Les deux seules femmes que nous sommes parvenus à identifier sont Mathilde Prévost et Carmen Gonzales. Les rapports produits par la GRC, qui accordent une importance toute particulière à l’identification des membres et sympathisants des groupes révolutionnaires, ne mentionnent aucune autre militante francophone active au sein du PS-C et de l’ASEO avant 1924. Il s’agit d’un net recul par rapport à la situation prévalant avant 1914. Nous reviendrons sur cet aspect un peu plus loin dans ce chapitre.

482 Nous avons évoqué sa présence lors des soirées organisées par la Tribu des Casoars dans notre premier chapitre. Jasmin est également proche du poète Marcel Dugas, qu’il fréquente lors de son séjour en France pendant les années 1920.

De toutes les dépêches heureuses qui nous arrivent actuellement du champ de bataille et peuvent encore nous arriver, aucune ne pourra nous faire égaler la joie qui nous envahit quand nous apprîmes d’un seul coup que Petrograd avait renversé son tsar et que la Russie entière, en possession de ses libertés civiles, allait se choisir un gouvernement. Pour éprouver tout l'allégresse contenue dans cette nouvelle, il suffit de songer à la misère morale et physique qui fut pendant des siècles le lot de ce peuple nombreux et fort, à ses hommes colossaux et intelligents, à ses femmes rêveuses et belles, tous ensevelis dans l'ignorance, la servitude et la misère. Pour le peuple, défense de s'instruire, pour tous, défense de se réunir en assemblée politique, condamnation sans procès ; et voilà maintenant, dans l'héritage commun, la jouissance de toutes les libertés des civilisations occidentales483.

Au fil des numéros, Jasmin publie divers articles sur le socialisme484 et la situation politique en Russie où les avancées de la classe ouvrière suscitent son admiration. L’Écho de Terrebonne prend également position contre la conscription obligatoire485 et le militarisme, reproduisant notamment un article de la militante féministe et socialiste libertaire française Marcelle Capy paru dans Le Journal du Peuple486.

À la fin du mois d’août 1921, Jasmin quitte le Canada pour la France avec sa femme Rosaria Desjarlais et ses deux enfants, Claude et Judith487. Dans le dernier numéro de son journal paru au mois de juin 1921, il explique les raisons de son départ : « Le jour où j’ai compris certains désastres d’enseignement, d’éducation, de mentalité, et la multitude des mensonges sociaux, j’ai résolu – comme obsédé, et malgré mes préférences à l’isolement et à la tranquillité – de joindre mes efforts, tout minimes qu’ils soient, à ceux des réformateurs héroïques qui composent l’armée des socialistes, dans tous les pays »488.

Les services de renseignement britanniques informent la police française de son arrivée dans l’Hexagone. Jasmin est immédiatement placé sous surveillance par la Sûreté générale qui ouvre une enquête à son sujet.

483 Amédée Jasmin, « La révolution russe », L’Écho de Terrebonne, 1, 3 (31 mars 1917), p. 1.

484 Albert Maillé, « Le socialisme n’a pas été tué par la guerre », L’Écho de Terrebonne, 1, 4 (28 avril 1917), p. 1-2. Albert Maillé (1866-1949) est un journaliste et chroniqueur très actif sur la scène littéraire montréalaise. Sous le pseudonyme d’Albert Dreux, il publie également deux recueils de poésie.

485 Amédée Jasmin, « La liberté de parole », L’Écho de Terrebonne, 1, 8 (28 août 1917), p. 1. 486 Marcelle Capy, « La plus grande force », L’Écho de Terrebonne, 1, 4 (28 avril 1917), p. 3.

487 Tout comme sa sœur Claude, Judith Jasmin est scolarisée en France. Après la Deuxième Guerre mondiale, elle devient la première femme à être embauchée comme correspondante internationale par Radio-Canada. Amédée Jasmin est aussi l’oncle du romancier Claude Jasmin.

D’après la police, Jasmin a en sa possession « une lettre du parti communiste français à [sic] Québec, 72 Jeanne Mance Street489, l’accréditant auprès du parti communiste à Paris »490. On le soupçonne d’avoir pris contact avec des militants communistes de la région parisienne. Jasmin aurait notamment suivi des cours à l’École du propagandiste où l’on offre de la formation pour les militants du PCF491. Pendant tout son séjour en territoire français, Jasmin fait l’objet d’une surveillance discrète de la part des autorités, lesquelles ne trouvent toutefois rien de sérieux pour l’incriminer492.

Le cas d’Amédée Jasmin est singulier : il est à notre connaissance le seul communiste canadien-français à avoir voyagé en Europe pendant la période couverte dans ce chapitre, ce qui témoigne de la non-homogénéité de la cohorte d’après-guerre. La surveillance dont il fait l’objet nous permet également de mesurer la collaboration étroite entre les services de renseignement occidentaux dans la lutte anticommuniste après la guerre.

2.6.2 Désengagement

D’après les sources que nous avons pu consulter, environ la moitié des militants actifs avant 1914 ont cessé toute forme d’engagement révolutionnaire entre 1919 et 1923. Selon Georg Simmel, le désengagement est l’une des options de la mobilisation lorsque l’agent – en l’occurrence le militant – considère que les coûts de son action l’emporte sur les bénéfices tirés493. Si l’on ne peut identifier pour chacun d’eux les motifs exacts de leur retrait de la vie militante, deux types de facteurs doivent être pris en compte pour expliquer leur désengagement : ceux d’ordre politique – conflit, exclusion, répression – et ceux d’ordre personnel – mariage, divorce, changement d’occupation, etc.

489 Cette adresse est celle du Montreal Labor College. Le PS-C y tient des réunions au mois d’août 1921. 490 BNF, Direction de la Sûreté générale, Fonds Moscou, 19940455-0048.

491 Voir à ce sujet : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article96598, notice JASMIN Amédée par Mathieu Houle- Courcelles, version mise en ligne le 2 novembre 2010, dernière modification le 23 septembre 2019. Consulté le 2 décembre 2019.

492 Jasmin rentre avec sa famille au Canada en 1929. Il s’établit à Montréal où il reprend son travail comme notaire. Il semble alors avoir tourné le dos aux idées communistes. Jasmin est candidat en 1935 pour le Parti de la reconstruction dans la circonscription de Saint-Henri avant de défendre les couleurs du CCF à plusieurs reprises après la guerre. 493 Georg Simmel, Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation. Paris, PUF, 2013, coll. Quadrige.

Le cas de Mathilde Prévost est intéressant à bien des égards. Militante multi-positionnée avant, pendant et après la guerre, Prévost met un terme à son engagement politique dans la foulée du troisième congrès du POC alors qu’elle occupe la fonction de vice-présidente du parti. L’aile gauche du POC, qui affiche des positions pro- OBU, y subit une défaite importante qui entraine le départ de la majorité des délégués socialistes. Comment Prévost s’est-elle positionnée lors de cette convention ? La question mérite d’être posée, dans la mesure où celle-ci a amorcé un travail d’organisatrice syndicale quelques mois avant que n’éclate la controverse autour de la One Big Union. Au mois de novembre 1919, alors que l’OBU développe ses activités à Montréal, Mathilde Prévost poursuit son implication syndicale au sein de la Ligue auxiliaire des dames unionistes aux côtés d’autres militantes affiliées au CMTM494. Il est plausible que son militantisme syndical ait pris le dessus sur son engagement politique, menant à son retrait du milieu communiste.

La situation vécue par Napoléon Ménard est différente. Tout comme Mathilde Prévost, Ménard milite au sein du CMTM après la guerre. Les deux sont d’ailleurs impliqués dans une campagne d’organisation menée en 1919 par l’Union des chapeliers auprès des ouvrières de l’industrie du vêtement495. Ménard est également présent au sein du Parti ouvrier où il siège comme délégué de l’Union internationale des barbiers entre 1918 et 1921. Mais contrairement à Prévost, celui-ci demeure actif dans les milieux révolutionnaires et participe à la mise sur pied de la Ligue des sans-travail en 1922. Son retrait du militantisme s’explique davantage par les problèmes qu’il rencontre dans sa vie personnelle. Au cours de l’été 1923, sa femme Lucia Bincette intente une poursuite contre lui devant les tribunaux afin de récupérer une partie des biens du couple, lequel s’est séparé. La même année, Ménard quitte le Canada pour s’établir aux États-Unis où l’on perd ensuite sa trace.

Si les divorces ou les séparations peuvent avoir des répercussions sur l’engagement militant, on peut en dire autant des mariages ou des marqueurs d’ascension sociale tels qu’un nouvel emploi, l’accession à la propriété, etc. C’est ce qui ressort de l’itinéraire d’Albert Étienne, un anarchiste français arrivé à Montréal en 1911. Avant la guerre, Étienne est actif dans les milieux libertaires de langue française, prononçant des conférences au cercle Alpha Omega et à l’Université populaire. Il voyage en 1915 aux États-Unis ce qui lui permet d’échapper

494 « Les femmes de Montréal et la politique », Le Soleil, 21 novembre 1919, p. 1.

495 « Les modistes de chapeau », Le Canada, 9 avril 1919, p. 5. « Une nouvelle grève surgit », Le Devoir, 21 avril 1919, p. 3.

à l’ordre de mobilisation visant les ressortissants français au Canada. La guerre terminée, on le retrouve à Montréal où il se démarque par la radicalité de ses discours anticapitalistes496.

Malgré ses positions anticléricales, Étienne se marie en 1921 avec Adélina Allard à l’église Sainte-Cécile de Valleyfield. Sur le certificat de mariage, Étienne déclare occuper le métier d’ingénieur-mécanicien. Le couple emménage l’année suivante à Montréal-Nord dans une maison construite par un autre anarchiste, le charpentier Paul Faure. Étienne cesse alors toute activité militante, ce qui lui est d’ailleurs reproché par certains de ses camarades qui l’ont côtoyé avant la guerre. Au cours d’un débat sur l’anarchisme organisé au Temple du travail le 2 décembre 1923, Henri Bélec se montre particulièrement cinglant à son égard. Il utilise même l’itinéraire d’Étienne pour attaquer l’ensemble des militants anarchistes : « (…) anarchists are like the Capitalists – once they have a house or a piece of land they do not care for anybody else or anything else. He stated that a man by Étienne who lives in Montreal North, was an anarchist from Paris and he wished to kill everybody three years ago, but today he owns property and lots and we dont see him anymore. More than that if you go and ask him anything, he puts you out of his house. He has a good job, house and land. What more does he want »497.

On rencontre également des situations où les facteurs d’ordre personnels et politiques se superposent. Prenons le cas de Raymond Godtseels : après être parvenu à exclure Albert Saint-Martin du PS-C, il amorce un rapprochement avec le PCC-WP qui en profite pour l’engager comme organisateur salarié. Malgré les apparences, sa vie est en train de basculer. Après le départ de Saint-Martin, son influence au sein du mouvement communiste décline rapidement498. Selon un rapport de la GRC daté du 30 mars 1922 :

Gottsell [sic] is losing the confidence of his few followers for the simple reason that he has been unemployed for the last few months, and no effort has been made by him to secure employment. The woman he his living with has notified Gottsell’s friends of her intention of leaving him, and she also suggested that Gottsell has been using funds belonging to the organization for his personal use. Gottsell is an executive of the « Third Internationale » working in conjunction with the « Workers Labour Party » [WP] but so far he has been unable to submit a satisfactory report to

496 Étienne participe également à la campagne d’organisation des modistes aux côtés de Prévost et Ménard. Voir : « Les modistes de chapeau », Le Canada, 9 avril 1919, p. 5.

497 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 4, French Socialist Communist Party, 8 décembre 1923, p. 13.

498 BAC, Demande d’accès à l’information A-2016-00352, RCMP, Communist Party of Canada (French Branch), Supp. 1, Vol. 2, French Socialist Communist Party, 16 janvier 1922, p. 110.

the members of the F.S.C Party [PS-C] of what transpired at the executive meetings of the « Third Internationale », thus causing dissatisfaction amongst the French group499.

On perd alors la trace de Godtseels. Tout porte à croire qu’il se sépare de sa femme et quitte Montréal pour l’Ouest canadien où il demeure jusqu’à son décès en 1962.